Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – Jean-Jacques Rousseau

Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes - Rousseau Comme il est toujours préférable de lire les grands auteurs pour se faire sa propre idée plutôt que d’écouter (puis répéter ?) ce qu’un autre en a dit… j’ai voulu lire celui-ci.

Avant de lire cet essai, Jean-Jacques Rousseau se résumait pour moi à la question : « l’homme naît-il bon ou mauvais ? » à laquelle il avait répondu par le premier choix… et bien souvent celui qui en parlait de nos jours laissait entendre que Rousseau s’était trompé.

Il le dit d’ailleurs beaucoup mieux dans la lettre à Philopolis (en annexe) :

Remarquez au reste que dans cette affaire je suis toujours le monstre qui soutient que l’homme est naturellement bon, et que mes adversaires sont toujours les honnêtes gens qui, à l’édification publique, s’efforcent de prouver que la nature n’a fait que des scélérats.

En fait, ce n’est pas vraiment ça que j’en retiens : c’est plutôt une sévère critique de la société (ou de l’État, du gouvernement) qui entretient l’inégalité, favorise la corruption, bride la liberté… et ce de manière  quasi inévitable. Ce que dit Rousseau sur la société n’a d’ailleurs pas pris une ride.

On ne peut pas en dire autant de son propos sur l’homme « naturel » ou « sauvage », mais dans les deux cas l’effort de démonstration et de raisonnement est impressionnant. Sans oublier la construction des phrases, superbe.

Il faut dire qu’à l’époque, la science en était à ses balbutiements, la connaissance du monde partielle, et qu’aujourd’hui on en sait beaucoup plus sur à peu près tous les sujets abordés. D’un autre côté, si les hommes « sauvages » ont été largement étudiés (lire Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss par exemple — qui parle d’ailleurs de Rousseau), ils ont également disparu, éliminés par notre civilisation : la boucle est bouclée.

Après une dédicace obséquieuse à la République de Genève, dont Rousseau est citoyen, et qui semble représenter pour lui la perfection (ce qui contredit un peu son propos ultérieur il me semble, ou est-ce justement volontaire ?), l’essai comporte deux parties : la première parle de l’homme naturel, la seconde de l’homme en société.

Première partie

Dès la première page, Rousseau est on ne peut plus clair :

Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalité ; l’une que j’appelle naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la Nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des force du corps, et des qualités de l’esprit, ou de l’âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu’elle dépend d’une sorte de convention, et qu’elle est établie, ou du moins autorisée par le consentement des Hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges, dont quelques-uns jouissent, au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir.

Cette première partie fait parfois sourire, car même si le raisonnement est louable, il fait parfois preuve d’une certaine naïveté ou d’idéalisme. N’oublions pas qu’il écrit tout cela en réponse à un sujet de l’académie de Dijon : le côté démonstration peut paraître parfois un peu scolaire .

Concernant l’amour entre homme et femme, la monogamie n’a rien de naturel pour Rousseau, l’homme sauvage attend paisiblement l’impulsion de la nature, l’occasion qui se présente. Mais il sous-entend une inégalité entre la femme et l’homme :

Commençons par distinguer le moral du physique dans le sentiment de l’amour. Le physique est ce désir général qui porte un sexe à s’unir à l’autre ; le moral est ce qui détermine ce désir et le fixe sur un seul objet exclusivement, ou qui du moins lui donne pour cet objet préféré un plus grand degré d’énergie. Or il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice ; né de l’usage de la société, et célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin pour établir leur empire, et rendre dominant le sexe qui devait obéir.

Ce que ne manquera pas de noter Voltaire, qui disait (avec humour) :

Les femmes sont capables de tout ce que nous faisons et… la seule différence qui est entre elles et nous, c’est qu’elles sont peu aimables.

Sur les relations entre les forts et les faibles dans l’état de nature, sa tirade est un peu simpliste :

J’entends toujours répéter que les plus forts opprimeront les faibles ; mais qu’on m’explique ce qu’on veut dire par ce mot d’oppression. Les uns domineront avec violence, les autres gémiront asservis à tous leurs caprices : voilà précisément ce que j’observe parmi nous, mais je ne vois pas comment pourrait me dire des hommes sauvages, à qui l’on aurait même bien de la peine à faire entendre ce que c’est que servitude et domination. Un homme pourra bien s’emparer des fruits qu’un autre a cueillis, du gibier qu’il a tué, de l’autre qui lui servait d’asile; mais comment viendra-t-il jamais à bout de s’en faire obéir, et quelles pourront être les chaînes de la dépendance parmi des hommes qui ne possèdent rien ? Si l’on me chasse d’un arbre, j’en suis quitte pour aller à un autre ; Si l’on me tourmente en un lieu, qui m’empêchera de passer ailleurs ? Se trouve-t-il un homme d’une force assez supérieure à la mienne, et, de plus, assez dépravé, assez paresseux, et assez féroce, pour me contraindre à pourvoir à sa subsistance pendant qu’il demeure oisif ? Il faut qu’il se résolve à ne pas me perdre de vue un seul instant, à me tenir lié avec un très grand soin durant son sommeil, de peur que je ne m’échappe ou que je ne le tue : c’est-à-dire qu’il est obligé de s’exposer volontairement à une peine beaucoup plus grande que celle qu’il veut éviter, et que celle qu’il me donne à moi-même. Après tout, sa vigilance se relâche-t-elle un moment ? Un bruit imprévu lui fait détourner la tête ? Je fais vingt pas dans la forêt, mes fers sont brisés, et il ne me revoit de sa vie.

Certes, d’autres diront « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » ou « Il n’y a de maîtres que parce qu’il y a des esclaves »… Mais bon, quand on regarde la planète aujourd’hui, certains n’ont vraiment pas de choix, si ce n’est celui de mourir.

Deuxième partie

La deuxième partie est beaucoup plus intéressante. Et Rousseau commence fort avec cette phrase qui a bien du plaire à Marx :

Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs, n’eût point épargnées au Genre Humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à vous, et que la Terre n’est à personne.

Le début de la propriété… et donc de l’inégalité. L’homme s’organise alors en société, se créant de nouveaux besoins qui finalement l’aliènent:

Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés, et les instruments qu’ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissants d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de leurs pères ; et ce fût là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder.

D’accord, mais le progrès n’est pas forcément superflu… Et comme celui qui possède plus que les autres se met en danger, il faut alors inventer la Société et les Lois :

Destitué de raisons valables pour se justifier, et de forces suffisantes pour se défendre ; écrasant facilement un particulier, mais écrasé lui-même par des troupes de bandits ; seul contre tous, et ne pouvant à cause des jalousies mutuelles s’unir avec ses égaux contre des ennemis unis par l’espoir commun du pillage, le riche pressé par la nécessité, connût enfin le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ; ce fut d’employer en sa faveur les forces même de ceux qui l’attaquaient, de faire ses défenseurs de ses adversaires, de leur inspirer d’autres maximes, et de leur donner d’autres institutions qui lui fussent aussi favorables que le Droit naturel lui était contraire.

Ainsi se crée la société et le droit de propriété, convention humaine. Pour Rousseau, la vie et la liberté sont parmi les dons essentiels de la nature, et le gouvernement se devrait être exemplaire :

Comme pour établir l’esclavage, il a fallu faire violence à la Nature, il a fallu la changer pour perpétuer ce droit ; et les Juriconsultes qui ont gravement prononcé que l’enfant d’une esclave naîtrait esclave, ont décidé en d’autres termes qu’un homme ne naîtrait pas homme.

Il me parait donc certain que non seulement les gouvernements n’ont point commencé par le pouvoir arbitraire, qui n’en est que la corruption, le terme extrême, et qui les ramène enfin à la seule loi du plus fort dont ils fussent d’abord le remède, mais encore que quand même ils auraient commencé, ce pouvoir étant par sa nature illégitime, n’a pu servir de fondement aux droits de la société, ni par conséquent à l’inégalité d’institution.

Sans entrer aujourd’hui dans les recherches qui sont encore à faire sur la nature du pacte fondamental de tout gouvernement, je me borne en suivant l’opinion commune à considérer ici l’établissement de corps politique comme un vrai contrat entre le peuple et les chefs qu’il se choisit ; contrat par lequel les deux parties s’obligent à l’observation des lois qui y sont stipulées et qui forment les liens de leur union. Le peuple ayant, au sujet des relations sociales, réuni toutes les volontés en une seule, tous les articles sur lesquels cette volonté s’explique, deviennent autant de lois fondamentales qui obligent tous les membres de l’État sans exception, et l’une desquelles règle le choix et le pouvoir des magistrats chargés de veiller à l’exécution des autres. Ce pouvoir s’étend à tout ce qui peut maintenir la Constitution, sans aller jusqu’à la changer.

Indépendance de la justice, des lois qui s’appliquent au nanti comme au pauvre (c’est ainsi qu’il fait l’éloge de la république de Genève en préambule) : vous voyez, c’est tout à fait d’actualité ! Il va même plus loin, et nous ne sommes pas loin de l’anarchisme avec cette remarque :

Il serait aisé de prouver que tout gouvernement qui, sans se corrompre ni s’altérer, marcherait toujours exactement selon la fin de son institution, aurait été institué sans nécessité, et qu’un pays où personne n’éluderait les lois et n’abuserait de la magistrature, n’aurait besoin ni de magistrats ni de lois.

Après ces deux parties, on trouve des notes où Rousseau développe certains points évoqués (pour ceux qui veulent approfondir). Très intéressantes, même si certaines remarques comme par exemple des êtres mi-homme mi-animal que l’on aurait vu en Afrique font vraiment rigoler (pas tant de Rousseau, qui utilise le conditionnel avec prudence, mais sur l’état des connaissances de l’époque et les rumeurs qui circulent). Suivent enfin quelques lettres, dont sa réponse à Voltaire.

Il arrive assez bien a évacuer le côté religieux de la création, puisque l’essentiel du propos est sur la société humaine. De toutes façons, à cette époque, on n’a pas le choix sur ce sujet si l’on veut rester en vie !

Une dernière remarque : cette édition a gardé le texte et l’orthographe de 1775 (exemple : « j’aurois cherché un Païs »). Sauf besoin particulier, autant prendre une édition actualisée, histoire de se concentrer sur les idées, comme le rappelle quelques fois Rousseau : « si le lecteur suit attentivement ce raisonnement »… J’ai corrigé dans les extraits ci-dessus…

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est un écrivain, philosophe, musicien du siècle des Lumières. Ses sujets de prédilection sont l’homme, la société ainsi que l’éducation. Il influencera la Révolution Française (avec le Contrat Social), et sera très critiqué pour avoir abandonné ses cinq enfants à l’assistance publique de l’époque ! Il tentera de s’en expliquer dans les Confessions, devenant l’un des premiers à inaugurer l’art auto-biographique. Il aurait fini sa vie victime de paranoïa, et persuadé d’une sorte de « complot » contre lui.

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