Voilà un petit roman bien sympathique, qui ne se prend pas au sérieux et se lit avec délectation. L’histoire pourrait se passer dans un monde imaginaire, j’ai d’ailleurs pensé aux Hobbits de Tolkien au début, quand les personnages sont décrits (Danny et ses amis), tous des «paisanos», pas méchants pour un sou, roublards certes, ne demandant finalement qu’à pouvoir vivre une vie la plus tranquille possible. Et à ce jeu là, ils connaissent toutes les ficelles…
L’histoire se passe à Monterey (Californie) : la ville basse est occupée par des américains et des italiens, et les anciens habitants, ces «paisanos», se sont retranchés sur les hauteurs, là où la ville et la forêt se confondent, et qui s’appelle Tortilla Flat. L’auteur va donc nous conter leur histoire; ils ont deux choses en commun : une volonté bien arrêtée de ne jamais travailler, et un goût très prononcé pour le vin.
Danny a une maison, et les autres non. Pour être précis, il hérite de deux maisons, mais ayant prêté gentiment la seconde à Pilon, son meilleur ami, ce dernier y met malencontreusement le feu. Il ne reste alors à Danny qu’à héberger Pilon dans sa propres maison. Et d’autres vont venir, car Danny est vraiment sympa. Comment tout cela finira-t-il ? c’est mine de rien une petite fable sur l’amitié qui nous est contée ici, d’une manière fort plaisante. Petit extrait pour se faire une idée :
Deux gallons, c’est beaucoup de vin, même pour deux paisanos. Moralement, voici comment on peut graduer les bonbonnnes. Juste au-dessous de l’épaule de la première bouteille, conversation sérieuse et concentrée. Cinq centimètres plus bas, souvenirs doux et mélancoliques. Huit centimètres en-dessous, amours anciennes et flatteuses. Deux centimètres plus bas, amours anciennes et amères. Fond de la première bouteille, tristesse générale et sans raison. Épaule de la seconde bouteille, sombre abattement, impiété. Deux doigts plus bas, un chant de mort ou de désir. Encore un pouce, toutes les chansons qu’on connait. La graduaation s’arrête là; car les traces s’effacent alors et il n’y a plus de certitude : désormais n’importe quoi peut arriver.
C’est par ce roman humouristique que John Steinbeck (1902-1968) connait le succès (1935). Il écrira des livres beaucoup plus sérieux par la suite, dont Les raisins de la colère, qu’il considère comme sa meilleure oeuvre.
Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962 pour son livre « L’Hiver de notre mécontentement » (The Winter of Our Discontent). Avec ce livre, il voulait « revenir en arrière de presque quinze ans et recommencer à l’intersection où il avait mal tourné ». Il est alors déprimé, et estime que la célébrité l’a détourné « des vraies choses ».
du même auteur, dans la même veine essayes « rue de la sardine »
c’est dans ma liste, Jean-Jacques, celle que j’ai fait cet été au fil de nos discussions… Mais pour l’instant, je lis « L’Amérique au jour le jour » de Simone de Beauvoir, conseillé par Claude !
Et comme le monde est petit, en le lisant ce matin, elle cite Tortilla Flat… au cours d’une conversation avec des intellectuels américains de gauche (du Partisan Review) un peu aigris contre cette littérature :
Si l’on excepte Faulkner, tous les écrivains que nous aimons en France […] sont retombés dans un réalisme sans beauté et superficiel. La description du comportement a remplacé la psychologie en profondeur, et l’exactitude documentaire, l’invention et la poésie. […] Ils racontent des histoires, c’est tout. Si nous aimons ces livres, c’est par une sorte de condescendance. Nous sommes amusés de découvrir à travers Tortilla Flat ou Tobacco Road un peuple dont les moeurs nous étonnent comme celles d’une tribu barbare. […] Amusons-nous à la lecture de romans policiers si nous voulons, à celle de Steinbeck et de Dos Pasos si nous pouvons : mais comme nous nous amusons aux films de Hollywood […] auxquels on ne songe pas à accorder de valeur artistique.
Simone de Beauvoir concède que le réalisme prend facilement d’un pays à l’autre de fausses couleurs de poésie (eux-mêmes admirent la femme du boulanger)… Mais n’est pas du tout d’accord sur le fond de la discussion. Finalement, ils prétendent qu’il faut combattre cette littérature pour qu’une autre voie s’ouvre, mais aucun écrivain vivant ne trouve grâce à leurs yeux… Pas plus qu’en France d’ailleurs. Ils ont besoin d’idoles parce qu’ils ne trouvent pas de secours en eux-mêmes : ils ont admiré Staline, puis ils sont passés à Trotsky ; et ils ont fini par se mettre au service de la tradition.
Bref, Simone de Beauvoir est passionnante, mais ce n’est pas le sujet de cet article ! 😉