Après avoir lu Le monde d’hier, dont Zweig envoya le manuscrit à son éditeur deux jours avant de se donner la mort, j’ai vu ce livre et voulu en savoir plus sur ces fameux derniers jours.
C’est une évocation, en partie imaginaire, puisqu’il est impossible de savoir vraiment ce qui s’est passé dans la tête de Zweig. L’auteur a choisi d’employer la troisième personne pour parler de Stefan Zweig (il fait ceci, il pense cela, Lotte lui dit ceci, etc…), toujours au temps passé, et sans aucun dialogue reconstitué. Tout ceci ne rend pas la lecture très facile, on hésite parfois : est-ce une pensée du personnage ou la retranscription d’un dialogue ? L’impression globale est que l’on est tenu à distance, impossible de s’identifier à l’histoire.
Nous sommes en septembre 1941, Stefan Zweig , expatrié, arrive à Pétropolis au Brésil, avec sa femme Lotte (plus jeune que lui de 40 ans, elle était sa secrétaire avant que Zweig ne divorce pour l’épouser en 1938). Passé les premiers moments où ils croient pouvoir échapper au désespoir dans ce monde neuf, Zweig sombre vite dans une dépression qu’il traîne avec lui, et dont il n’arrivera pas à sortir.
L’auteur s’appuie les écrits de l’auteur (son journal) et sur les faits avérés, les gens qu’il a rencontré là-bas, comme Bernanos qui était lui aussi réfugié au Brésil à l’époque. Leur rencontre, dont Zweig espérait beaucoup, sera un échec :
Il avait longtemps hésité avant d’aller rendre visite à Bernanos, qui vivait à Barbacena, à quelques heures de train de Pétropolis. Il redoutait d’imposer au Français son inconsolable tristesse, ses lourds silences, en un mot sa présence. Mais il voulait voir un écrivain, parler avec un écrivain, retrouver le sentiment d’exister avec une âme sœur – un autre auteur ayant choisi l’exil absolu. Il rêvait de parler à nouveau français, retrouver Paris, au milieu du Brésil. Et qui sait ? Puiser dans la ferveur de son hôte la force de se remettre au travail.
Bernanos l’encourage à écrire, à se battre avec ses armes :
Ce serait bien que vous y écriviez aussi… Un simple article de votre main, cela aura de la valeur. Un texte de Zweig dans cette Amérique du Sud qui vous admire et vous célèbre, cette bouteille à la mer lancée vers la France, où l’on vous aime aussi, ça n’aurait pas de prix. […] Je sais, reprit Bernanos, que vous êtes un être plein d’humilité, vous voulez ignorer l’influence que l’on vous prête. Et puis, on se sent loin de tout, ici, le malheur déteint sur nous et nous ravit notre force. Mais il faut trouver le courage d’agir. Il faut croire, je ne dis pas forcément en un Dieu, il me semble plus raisonnable de ne pas croire en Dieu que de croire en un Dieu géomètre. Non, il faut croire en notre force et en notre raison. Nous disposons, nous, les vagabonds, nous, les écrivains, entre nos mains, au bout de nos doigts, d’une arme puissante. Il faut se montrer digne de ce don d’écrire, digne de cette bénédiction divine. Votre plume, votre nom est un redoutable glaive que craignent les Goebbels, les Laval, tous les imbéciles et les lâches. Écrivez, agissez. Les colonnes du Jornal, du Correira da Manha vous sont ouvertes comme l’est le cœur des Brésiliens. Rejoignez-moi.
Mais c’est peine perdue, Zweig voit l’Europe occupée par les Nazis, la culture européenne disparaître, ses frères juifs persécutés partout. Le coup de grâce semble avoir été la chute de Singapour :
Singapour est tombé. Singapour, dernier rempart de la civilisation, s’est rendu aux Japonais. Jamais on n’aurait pu imaginer. La forteresse anglaise et ses cent mille soldats ! « Les Anglais ont perdu la guerre », sous-titre le journal. Le dernier bastion est tombé. Maintenant, les barbares ont le monde à leurs pieds. L’horizon s’ouvre à eux. Maintenant, les vaillants soldats de la Couronne avancent, tête basse, en haillons, dans la jungle malaise. Singapour est tombé. La route du pétrole s’ouvre aux Japonais. La guerre est terminée. Les Allemands foncent vers Suez. Demain, les puissances de l’Axe feront leur jonction. Dans un an, les barbares seront à Rio. La fête est terminée.
En février 1942, le couple se suicide en absorbant du Véronal. La seule question que l’on peut se poser finalement, c’est qu’il ait entraîné dans son geste ultime sa femme Lotte. Elle était certainement très éprise de lui, mais aussi beaucoup plus jeune, et certainement pas aussi désespérée. Quelle a été son influence dans le choix de Lotte ?
Laurent Seksik, né en 1962, est un médecin et écrivain français. Il adaptera son roman au théâtre sous la pièce au titre éponyme, jouée en 2012 et interprétée par Patrick Timsit et Elsa Zylberstein.