Archives de catégorie : Littérature

Comprendre sa douleur – Earl Thompson

Troisième volume de l’histoire en partie autobiographique d’Earl Thompson, publié à titre posthume, après Un jardin de sable puis Tatoo.

Cette fois le personnage s’appelle Jarl Carlson, il est devenu adulte, et essaie de s’en sortir avec toujours autant de difficultés, incapable de trouver sa voie et sa place. Son enfance où il a du apprendre la vie à la dure tout seul, puis ses années d’armée et de guerres l’ont endurci sans l’épanouir.

Il suit des cours à l’université grâce à son allocation éducative de GI, et travaille dans un HP pour compléter son salaire. Il plaît aux femmes, participe à l’édition d’une revue universitaire, mais est profondément insatisfait :

Et donc, se disait-il, voilà à quoi j’en suis réduit : un grincheux, un aigri, qui vit dans une putain de YMCA, se tire sur la nouille en se demandant si sa bite rétrécit, s’il est assez masculin, s’il est barjot ou non de bosser pour une misère, et qui se sent coupable comme c’est pas permis parce que, même comme ça, il est certain d’être destiné à bien mieux que ses pairs, que ses ancêtres, que l’autre connard qui se paluche dans la chambre minable d’à côté.

Tout semble s’arranger lorsqu’il rencontre une jeune doctoresse divorcée et que le coup de foudre est réciproque. Mais il enverra tout balader sur un coup de tête, ou plutôt sur un malaise récurrent qui le hante :

Je suis une espèce de salopard congénital. Je le sais, et j’essaie de travailler là-dessus (…) Mais je passe mon temps à me rappeler d’où je viens, où je suis passé, ce que j’ai fait, et j’ai l’impression d’être un nègre blanc qui trompe une société qui ne soupçonne rien.
Il y a une phrase dans l’autobiographie de Woody Guthrie, En Route vers la gloire, qui dit à peu près: « Où que je sois, j’ai toujours l’impression que je devrais être ailleurs. »> C’est exactement ce que ressentait Carlson. Le pourquoi de cet état de fait, en revanche, était un mystère.

Il finira par se lancer dans l’écriture, persuadé d’être un grand écrivain. Le premier essai se révélera mauvais, et l’enverra toucher le fond. Ce n’est qu’à ce moment qu’il écrira vraiment quelque chose d’excellent, même s’il s’écoulera encore beaucoup de temps et de travail avant qu’il ne soit publié.

Contrairement aux deux premiers tomes, où l’on éprouve de l’empathie pour le jeune personnage malgré ses « dérives », ici c’est d’un homme adulte qu’il s’agit, qui se révèle parfois vraiment détestable et très égoïste. Mais c’est aussi un personnage étonnant, refusant de se plier à ce que la société « bien pensante » voudrait, intelligent, qui cerne bien les personnes qu’il rencontre, avec toujours ce rapport étrange au sexe, ainsi qu’avec les femmes : il aime, mais n’éprouve aucune jalousie, ni aucun besoin de fidélité, semblant confondre sexe et amour. Attention, les scènes de sexe sont assez nombreuses et plutôt crues.

Earl Thompson (1931-1978) est un écrivain américain. Les trois romans mentionnés ici sont largement autobiographiques, et celui-ci publié à titre posthume (titre original « The Devil to Pay »). Libération a relevé une ressemblance dans les romans sur sa jeunesse, avec « Mort à crédit » de Céline. Earl Thompson a aussi publié un autre roman (« Caldo Largo ») de son vivant, mais non traduit en français à ce jour. Il meurt d’une rupture d’anévrisme à l’apogée de son succès, à l’âge de 47 ans.

Le livre d’Ebenezer Le Page – Gerald Basil Edwards

J’aime cette collection « Les grands animaux » de la maison d’édition « Monsieur Toussaint Louverture ». Aussi quand la libraire de Concarneau m’a conseillé ce roman, je l’ai pris.

C’est l’histoire d’une vie, la sienne, que nous raconte Ebenezer Le Page, alors qu’il est âgé de 80 ans et sent que la fin approche. C’est un pur habitant de Guernesey, l’île anglo-normande qu’il n’a jamais quitté. Il a vu passer la 1ere guerre mondiale, y a échappé tout en voyant des amis partir pour défendre l’Angleterre, et certains ne pas revenir… La seconde guerre mondiale verra les allemands occuper son île chérie qui va ensuite se transformer avec le tourisme à l’époque moderne. Les noms de lieux et de rues sont en français, héritage du duché de Normandie, et les habitants parlent un patois où le vieux français se fait sentir.

Ebenezer a du caractère, c’est le moins que l’on puisse dire, a mené une vie solitaire, athée au milieu de cathos, anglicans et méthodistes ; il assume son indépendance, sans prétendre être ni intelligent ni parfait, et est souvent assez réactionnaire, dans le sens où « c’était mieux avant ». Les cancans de l’île sont racontés avec force détails, histoires de familles, de mariages, de fâcheries, de générations… Y compris son histoire d’un amour qui n’aboutira pas avec la belle Liza Quéripel, ou la mort de son ami d’enfance Jim qu’il n’oubliera jamais (il oublie peu de choses il est vrai), ou encore la difficulté à vivre de son cousin Raymond, travaillé par des amours interdites… À travers tout cela, c’est la vie de l’île qu’il nous raconte, avec son franc-parler, ses jugements sans appel, sa franchise aussi, et son humour jamais très loin.

La fin est particulièrement émouvante, quand Ebenezer se met en quête de trouver un héritier, lui qui n’a plus de famille hormis des cousins au troisième ou quatrième degré. Il va les voir pour les jauger, sans qu’aucun ne trouve grâce à ses yeux. Mais il finira par trouver la bonne personne, et cette rencontre finale est vraiment très belle.

Gerald Basil Edwards (1899-1976), né à Guernesey, est un auteur britannique dont cet ouvrage est le seul livre. Il l’écrit à la fin de sa vie, alors qu’il vit en ermite, sans réussir à le faire publier. C’est un ami qui y parviendra quelques années après sa mort, et le livre connaîtra le succès.

La génération de l’utopie – Pepetela

Livre recommandé par François Busnel dans la petite librairie, avec cette histoire relatant la désillusion de jeunes Angolais après la révolution et l’indépendance acquise dont le titre m’a tout de suite interpelé. Et je n’ai pas été déçu, c’est passionnant de bout en bout.

Sara, Aníbal, Malongo, Vítor et Elias sont étudiants angolais à Lisbonne, quand les premiers mouvements de libération armés apparaissent en Angola (1961). Le milieu étudiant est en ébullition à la Maison des Étudiants de l’Empire, sous l’œil du PIDE, la police politique du gouvernement Salazar.

Sara, étudiante en médecine, sort avec Malongo, joueur de foot semi-pro, plus intéressé par la fête et les filles que par la politique. Sara est très lucide et clairvoyante (sauf en amour) mais est tenue un peu à l’écart en tant que femme de ce qui se trame dans les coulisses de la Maison des Étudiants. Anibal, qui après une licence d’histoire et de philosophie, effectue son service militaire obligatoire, va devoir fuir rapidement pour éviter de partir se battre contre son pays natal. Vitor lui, échoue à ses examens et étudie peu, s’intéresse à la politique mais sans vraiment s’impliquer, et souffre du racisme montant à Lisbonne. Quant à Elias, qui ne fait pas vraiment partie du groupe, il vit dans un foyer protestant en dehors de Lisbonne ; c’est un intellectuel, politisé, et justifiant la violence nécessaire à la révolution.

Le roman se divise en quatre parties qui englobent une période de 30 ans, du début de la lutte armée (1961), jusqu’aux accords de paix après la guerre civile entre différents groupes révolutionnaires comme le MPLA et l’UNITA (1991), en passant par l’indépendance après la chute du gouvernement Salazar et la révolution des œillets (1975). Nos cinq personnages, avec chacun son parcours, se retrouveront tous à Luanda, la capitale de l’Angola, à la fin de l’histoire.

Roman passionnant, retraçant l’itinéraire de ces jeunes pleins d’espoir pour leur pays natal, et qui verront peu à peu leurs belles idées d’indépendance, de justice et d’égalité se fracasser face à la réalité. Cinq destins très différents, et une fresque pour laquelle on se passionne, car si elle est historique elle sait rester au niveau des individus qui la composent.

Pepetela, de son vrai nom Artur Pestana, est né en 1941 à Benguela et est un écrivain angolais. Après des études au Portugal il s’exile à Paris et à Alger. En 1960 il s’engage dans la guerre d’indépendance avec le MPLA et en 1975 il est nommé Vice-Ministre de l’Éducation. Professeur de sociologie et écrivain, il a publié une quinzaine de livres. En 1997, le Prix Camões, le plus important prix littéraire de la langue portugaise, lui a été décerné pour l’ensemble de son œuvre.

Yellow birds – Kevin Powers

C’est un article du Monde où l’on demandait à des auteurs de recommander un livre et un seul : à cet exercice, Brigitte Giraud (prix Goncourt 2022) recommandait ce livre.

C’est un tout petit roman, le récit à la première personne d’un soldat américain parti combattre en Irak. Récit en partie autobiographique puisque l’auteur est effectivement un vétéran de la guerre d’Irak.

L’écriture est assez littéraire, presque poétique par moments, et l’auteur arrive à nous embarquer dans le quotidien de Bartle, 21 ans, revenu d’Irak, sans pour autant être dans une description factuelle. Il s’agit plutôt de l’évocation de ce qui s’est passé là-bas, en combattant à Al Tafar, mais aussi des raisons de l’engagement, et surtout du retour très difficile à vivre : car Murphy, 18 ans, son jeune compagnon de combat n’est pas rentré au pays comme Bartle en avait fait la promesse.

C’est très bien écrit et construit, et les images que l’auteur transmet permettent de rendre compte de la violence et de l’absurdité des combats, mais surtout de ce qui se passe dans les têtes de ces jeunes américains plongés sans grande préparation dans ce maelstrom. Le retour sera tout aussi difficile à vivre pour Bartle, et l’on comprend bien ce que peuvent éprouver les vétérans en manque total de repères et de raisons de vivre dans un monde redevenu sans violence et aux valeurs qui apparaissent tellement vaines. Ne serait-ce que pour cela, cette lecture vaut vraiment le coup.

Kevin Powers est né en 1980 en Virginie. Il s’est engagé à 17 ans et est parti combattre en Irak de 2004 à 2005. Il a ensuite étudié la littérature (sans doute grâce aux bourses accordées aux vétérans), et a obtenu un diplôme de poésie. Yellow Birds est son premier roman, en partie autobiographique. Il a été porté à l’écran en 2017 par Alexandre Moore.

Trilogie 93 – Olivier Norek

Sur les recommandations de ma frangine, je retente une lecture de Norek avec son œuvre « phare » : trois romans policiers qui se passent dans le « neuf trois », là où Norek exerçait son métier de policier avant de prendre la plume.

Les trois romans se composent de « Code 93 », « Territoires » et « Surtensions ». On y suit les enquêtes du capitaine Coste, flic humaniste qui arrive peu à peu au bout de sa capacité à digérer la violence qui l’entoure.

C’est pas mal, mais honnêtement, je ne suis décidément pas un grand fan de l’auteur. Le personnage de Coste est plutôt sympa, son équipe aussi, mais on a bien du mal à accrocher aux amourettes que tente désespérément de créer l’auteur pour ses personnages ; sorti de l’enquête proprement dite, le reste a bien du mal à exister. L’accumulation de chapitres très courts n’arrange rien à l’affaire, et les limites de l’écrivain à vraiment passer à la littérature s’affichent. Restent les enquêtes.

Code 93 ne m’a pas du tout emballé, la police n’ayant pratiquement rien a enquêter, puisque qu’un journaliste et le coupable se chargent pratiquement de tout, ce dernier allant même jusqu’à se donner la mort. Mais que fait la police ? 😉

Territoire est par contre une vraie réussite, que ce soit au niveau de l’intrigue simple et efficace, comme de l’implication sociale et politique que le trafic de drogue implique dans ces quartiers.

Surtensions est pas mal non plus, mais l’intrigue est cette fois beaucoup moins évidente, la première partie servant plus de prétexte qu’autre chose (et résolue en trois coups de cuillère à pot), et n’apportant rien à la deuxième enquête à part servir à l’épilogue… Bref, un peu capillotracté et pas au niveau du précédent.

Bon, voilà, après Impact, roman plus récent, et qui m’avait déjà largement déçu (le succès aidant, on produit au lieu de créer), je pense avoir fait le tour de cet auteur. En le lisant, je pensais aux grands auteurs américains de romans noirs décrits par Manchette dans ses chroniques, en me disant qu’on était quand même à des lieux de la qualité de ces romans. À sa décharge, différents lieux, différentes époques peuvent expliquer certaines différences, mais pas toutes.

Olivier Norek, né en 1975 à Toulouse, est un écrivain et scénariste français, capitaine à la police judiciaire, en disponibilité depuis son premier succès littéraire (trop pratique). En tant que scénariste, i la participé à la saison 6 d’Engrenages, à la série télévisée « Les Invisibles » (France 2- 2021) ainsi qu’à un téléfilm « Tout le monde ment » avec Vincent Elbaz (France 2 – 2022).

Sous le règne de Bone – Russel Banks

Troisième relecture de Banks avec ce roman qui m’avait bien plu à l’époque, genre livre de chevet de tout adolescent en crise existentielle… mais pas réservé pour autant à cette génération. Un roman d’apprentissage comme le précise Wikipedia.

C’est le récit du voyage initiatique d’un jeune ado de 14 ans complètement paumé, qui préfère fumer des pétards que d’aller à l’école, amené à quitter le domicile familial où son beau-père le harcèle, et qui commence à ne pas imaginer vivre autrement que de trafics en tout genre… Bref, Chappie, avec sa crête d’Iroquois, est largement sur la mauvaise pente, et son avenir plutôt sombre. Il se fait tatouer deux os croisés sur le bras, et prend le nom de Bone.

La vie va lui faire croiser un espèce de clochard rasta, I-Man, qui lui transmettra sa philosophie de vie, et sera le premier à lui inculquer des valeurs positives. Petit à petit, à chaque expérience (il y en aura, et pas toujours sympas !), on voit Bone commencer à réfléchir par lui-même, nous faire partager ses réflexions pouvant apparaître comme naïves mais qui vont lui faire découvrir les frontières entre le bien et le mal et se construire sa propre morale… I-Man l’emmènera en Jamaïque, où Bone finira par croiser son vrai père qui n’est hélas pas un modèle, et achèvera de lui forger le caractère et de le préparer à sa future vie.

Très belle histoire, car Bone est attachant, et le voir évoluer au fil de ses aventures, jusqu’à se construire en ayant réussi à garder ses valeurs est très positif.

Marrant, la référence à la fin au bateau « Belinda Blue » du capitaine Ave à la fin de l’histoire sur lequel s’embarque Bone : c’est le bateau qui apparaît dans « Continents à la dérive » ou Ave est Avery, le copain de Bob Dubois ! Alors que Bone est écrit en 1995, et « Continents… » en 1987 : un petit clin d’œil de l’auteur ! 😉

Encore un bon moment de passé à relire Russel Banks, je vais continuer à lire ou relire cet auteur, c’est encore mieux que je ne m’en souvenais.

Russel Banks (1940-2023) est un écrivain « progressiste » américain (dixit wikipedia). Ce livre contient des descriptions explicites d’utilisation de drogue et d’abus sexuel, qui en raison de l’âge du narrateur, ont contribué à susciter une polémique lors de la publication aux États-Unis.

Continents à la dérive – Russel Banks

Je poursuis avec Russel Banks, et j’ai relu avec plaisir celui-ci, qui m’avait marqué à l’époque de ma première lecture.

Un joli titre (« Continental drift ») qui reflète bien la dérive de deux individus d’origine différente, un américain moyen du New Hampshire et une jeune femme d’Haïti. Ces deux vies vont se télescoper comme peuvent le faire deux continents…

À l’inverse de Wade Whitehouse (dans Affliction) il est difficile d’éprouver de l’empathie pour Bob Dubois, le personnage central de ce récit. Ils sont pourtant tous les deux des WASP, originaires du New Hampshire comme l’était Russel Banks, tous deux mécontents de leur vie et voulant la changer. Seulement Bob a une femme et deux petites filles, et il va les entraîner vers une lente et inévitable dégringolade, larguant boulot et maison pour un rêve en Floride, où il va se faire manipuler aussi bien par son frère que par son « meilleur ami ». À chaque fois, il est le dindon de la farce, et à chaque fois, il recommence, éternel insatisfait de sa propre médiocrité, sans jamais se remettre en question. Bref, il n’est pas méchant, c’est plutôt ce qu’on pourrait appeler « un pauvre type » ! Russel Banks est plus clément :

Pendant des années, Bob a été le genre de personne qui croit qu’il existe deux sortes de gens : les enfants et les adultes, et qu’ils constituent des espèces bien distinctes. Ensuite, quand il a lui-même atteint l’âge adulte et découvert que l’enfant qui était en lui non seulement se refusait à mourir ou à disparaître mais, de plus, semblait ne pas vouloir céder le pas à l’adulte, et qu’il a vu que cela n’était pas vrai de lui seul mais aussi de tous ceux qu’il connaissait — sa femme, son frère, ses amis, et même sa mère et son père —, Bob, à regret, tristement, se sentant de plus en plus seul, en est arrivé à croire que, tout bien considéré, les adultes n’existaient pas, qu’il n’y avait que des enfants qui essayaient, généralement sans succès, d’imiter des adultes. Les gens ressemblent plus ou moins à des adultes, c’est tout.

Vanise Dorsinville fuit elle la violence et la pauvreté de son île après un énième cyclone, avec son bébé et son cousin Claude, et rêve d’atteindre l’Amérique, son rêve à elle. Elle va vivre des choses terribles, sans jamais se plaindre, se réfugiant dans le culte vaudou pour pouvoir affronter le réel… Le portrait des haïtiens que dresse l’auteur est assez étonnant, sortes de grands enfants naïfs pourtant extrêmement déterminés et sereins grâce à leurs croyances qui viennent apporter une autre réponse à ce qui arrive. La rencontre des deux mondes sera terrible, et un véritable drame, d’où personne ne sortira indemne, le lecteur compris.. Voilà les dernières lignes du roman :

On écrit des livres — romans, récits et poèmes bourrés de détails — qui essaient de nous expliquer le monde, comme si la connaissance que nous avons de gens comme Bob Dubois, Vanise et Claude Dorsinville pouvait apporter la liberté à des gens de leur espèce. Elle n’y changera rien. Connaître les faits de la vie et de la mort de Bob Dubois ne change rien au monde. Notre célébration de sa vie, la complainte que nous pouvons élever sur sa mort, en revanche, le peuvent. Se réjouir ou se lamenter sur des vies qui ne sont pas la nôtre, même s’il s’agit de vies complètement inventées — non surtout s’il s’agit de vies complètement inventées —, prive le monde tel qu’il est d’un peu de l’avidité dont il a besoin pour continuer d’être lui-même. Le sabotage et la subversion sont, par conséquent, les desseins de ce livre. Va, mon livre, va contribuer à la destruction du monde tel qu’il est.

Russel Banks (1940-2023) est un écrivain « progressiste » américain (dixit wikipedia). Il était actif politiquement, prenant par exemple position contre l’intervention en Irak, ou le Patriot Act. Il a été le troisième président du Parlement international des écrivains créé par Salman Rushdie, et le président fondateur de Cities of Refuge North America, qui s’est donné pour mission d’établir aux États-Unis des lieux d’asile pour des écrivains menacés ou en exil.

Affliction – Russel Banks

Russel Banks nous a quitté il y a peu, cela a été l’occasion de me rappeler que j’avais ce livre dans ma bibliothèque depuis des années sans l’avoir lu… alors que je suis fan de cet auteur ! Allez comprendre… C’était ma sœur qui me l’avait donné, et je ne sais pas si c’est la couverture (j’ai du prendre une photo, c’est une vieille édition, elle a heureusement été changée depuis), ou le titre qui m’avait fait reporter sa lecture à plus tard puis à oublier ce livre.

Bien m’en a pris d’enfin le lire, car j’ai été happé par l’histoire de Wade, cet homme blanc américain (WASP) du New Hampshire, qui paraît un peu frustre au début de l’histoire, mais que le narrateur (son frère, l’intellectuel de la famille) va nous faire découvrir peu à peu, nous amenant à comprendre pourquoi Wade est comme il est, avec ses qualités et ses défauts : l’américain moyen dont Banks dénonce les valeurs bien sûr, mais aussi un homme marqué par son enfance et qui prend ses décisions sur un coup de tête, totalement dominé par les émotions contradictoires qui s’agitent en lui.

Bien malin qui peut deviner comment l’histoire va se terminer, même si l’on a compris que ce sera de façon dramatique, et le frère intello n’est à mon avis pas si innocent que ça dans ce dénouement… Voilà un petit extrait qui je trouve décrit bien les courants contradictoires qui agitent Wade :

Il savait qu’au fond de son cœur existait de l’amour — un amour pour Jill aussi cohérent et pur que de l’algèbre ; peut-être aussi de l’amour pour Margie ; et pour maman, cette pauvre maman qui maintenant était morte et à jamais loin de lui ; et, malgré tout, de l’amour pour Lillian : de l’amour pour les femmes — mais il avait beau essayer dans tous les sens, il n’arrivait pas à organiser sa vie de manière à faire fond sur cet amour. Il y avait tous ces autres sentiments troubles et pleins de haine qui se mettaient sans cesse en travers, sa rage, sa peur et tout simplement sa détresse.Si d’une façon ou d’une autre il arrivait à balayer tout ça d’un geste énorme et violent, comme d’un coup de patte d’ours, il était certain qu’il aurait alors la liberté d’aimer sa fille. Il pourrait enfin être un bon père, un bon mari, un bon fils et un bon frère. Il deviendrait un homme bon. Et bien sûr il ne désirait rien de plus. Être un homme bon. Il imaginait cet être-bon comme un état qui vous conférait la puissance et la clarté à chaque moment de votre vie quotidienne. Il descendit lentement les marches, entra dans la camionnette et démarra. Il recula, puis il prit Clinton Street vers l’ouest. Il allait chercher sa fille.

Un très bon roman, du coup je me replonge dans Russel Banks, je vais relire les romans que j’avais aimé à l’époque, en commençant par « Continents à la dérive »… puis « Sous le règne de Bone ».

Russel Banks (1940-2023) est un écrivain « progressiste » américain (dixit wikipedia). Il était actif politiquement, prenant par exemple position contre l’intervention en Irak, ou le Patriot Act. « Affliction » a été porté à l’écran par Paul Shrader (1997) : le film est fidèle au roman, presque trop, les événements s’enchaînent sans prendre le temps de bien comprendre la personnalité de Wade alors que c’est tout le sel du roman… Un autre roman, « De beaux lendemains » a été adapté au cinéma : l’histoire de cet accident de car scolaire, où un avocat va s’acharner à trouver un responsable pour obtenir des dommages et intérêts (1997), plus abouti si je me rappelle bien.

La nuit des béguines – Aline Kiner

Cadeau de Noël encore, et toujours un conseil du libraire : cette fois, il ne s’est pas trop trompé… 😉

Roman intéressant pour ce qu’il raconte de cette communauté religieuse laïque qui regroupe des femmes au Moyen-Âge, qu’elles soient célibataires ou veuves. En France, c’est le roi Louis IX qui, en 1264, en fait venir, les installe dans une maison et les soutient : c’est le grand béguinage royal de Paris, où se déroule notre histoire.

Les femmes peuvent ainsi vivre leur foi de façon assez indépendante, sans avoir fait de vœu d’appartenance à un ordre religieux, et ainsi plus libre de mener leurs propres actions caritatives. Cette liberté associée à un vœu de pauvreté ne va pas sans provoquer des réactions du clergé officiel. Surtout quand Marguerite Porete, une béguine des Flandres, écrit un ouvrage intitulé « Le miroir des âmes simples », décrivant un « pur amour » de Dieu qui dispense d’obéir aux commandements…

L’époque est d’ailleurs toujours la même que celle de l’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar lu récemment : on a vite fait de se retrouver sur le bûcher au moindre soupçon d’hérésie (et celle-ci est à géométrie variable). Dans ce roman, en marge de l’histoire des béguines, ce sont les Templiers qui vont faire les frais de la colère de Philippe Le Bel, et qui subiront ce châtiment. Marguerite Porete subira aussi le même sort, et la liberté des béguines sera ensuite un peu plus contrôlée…

L’histoire de Maheut la Rousse (il ne fait pas bon d’être rousse non plus à cette époque !) n’est finalement qu’un prétexte à raconter avec précision la vie de cette époque pour ces femmes. C’est très bien documenté, et bien écrit, même si certaines descriptions sont un peu répétitives parfois (le spectacle de la rue).

Aline Kiner (1959-2019) est une romancière et journaliste française (Thalassa, Sciences & Avenir) après avoir fait des études de lettres. Elle a reçu le prix Culture et Bibliothèques pour tous en 2018 pour cet ouvrage, et ce succès lui a donné un supplément d’énergie alors qu’elle se savait condamnée.

Bartleby – Herman Melville

Petit article pour petit roman (par la taille je précise !) 🙂 C’est sur un article du Monde demandant à des écrivains de conseiller un livre que j’ai entendu parler de celui-ci.

En moins de cent pages, Melville va nous raconter l’histoire d’un employé, simple copiste d’un homme de loi, qui un beau jour décide de répondre à toute demande par la phrase suivante : « J’aimerais mieux pas. » ! Et tout cela sans aucune agressivité, ni même aucun signe extérieur de contrariété, son visage restant même totalement neutre.

Cela déstabilise complètement son employeur, qui va tout essayer pour le faire changer d’avis plutôt que de le virer, par mansuétude d’abord, puis par charité ou philanthropie…

Bon, alors c’est original, vaguement drôle, mais on fait tout de même rapidement le tour de la blague ! Et même si des philosophes (Derrida, Deleuze…) se sont penchés sur ce petit ouvrage en disant plein de choses intelligentes, comme nous l’explique la préface que j’ai trouvé par ailleurs assez longue et barbante.

On peut juste retirer de ce roman cette phrase et trouver le bon moment pour la placer en société quand on vous demande de faire quelque chose qui ne vous sied pas : « J’aimerais mieux pas.« . Ce n’est ni un refus, ni une décision, et cela ne nécessite aucune explication supplémentaire, juste un silence qui suffira sans doute à déstabiliser votre interlocuteur ! 😉

Herman Melville (1819-1891) est un romancier et poète américain. Il ne connut le succès avec Moby Dick qu’après sa mort. Sa vie mérite le détour, puisqu’il sera marin dans le Pacifique, désertera (raconté dans le roman Typee), participera à une mutinerie, s’évadera de prison à Tahiti (raconté dans le roman Tomoo). Voilà deux romans que je lirai sans doute avant de m’attaquer au monument Moby Dick !