Le monde d’hier – Stefan Zweig

Cela faisait un moment que j’avais ce livre dans ma liste, j’en avais entendu parler à la radio, quelqu’un disait qu’il était bon de lire ce livre à notre époque, car on pouvait y retrouver certaines similitudes avec celle décrite par l’auteur, c’est-à-dire depuis sa naissance en 1881 jusqu’à la seconde guerre mondiale, où il choisit délibérément d’arrêter son récit, car c’est le point final d’une époque.

L’auteur nous raconte donc cette période, ce qui est arrivé au monde et comment il l’a traversé. Il est autrichien et juif, écrivain, profondément humaniste, attaché aux arts et à la culture, pacifiste bien sûr, européen convaincu, et très méfiant vis-à-vis des nationalismes de toutes sortes.

Obligé de choisir l’exil, il est d’une franchise absolue tout au long de ce récit passionnant et l’explique ainsi :

L’apatride, justement, se trouve en un nouveau sens libéré, et seul celui qui n’a plus d’attache à rien n’a plus rien à ménager. J’espère ainsi remplir au moins une des conditions essentielles à toute peinture loyale de notre époque : la sincérité et l’impartialité.
Et ce qu’il décrit est très instructif, d’abord la description du monde au début du XXème siècle, après quarante ans de paix, et comment on de déplaçait librement à cette époque. Puis cette première guerre mondiale qui arrive sans véritable raison, résultat d’un jeu secret de nations et de diplomates imbus de leur puissance nouvelle. Ensuite ce sera la montée des nationalismes, qu’il verra venir et le forcera à l’exil, qu’il vivra difficilement.

Voilà quelques extraits :

Né en 1881 à Vienne, Stefan Zweig grandit dans un empire austro-hongrois où la stabilité est de mise, au sein d’une famille bourgeoise, conformiste, juive mais non religieuse. Si l’éducation est très stricte, la jeunesse cherche à s’émanciper, particulièrement dans les sphères culturelles dans une Vienne où la culture est à son apogée, fêtée et reconnue comme telle. Il poursuit avec succès des études de littérature, et ne tarde pas connaître de petits succès (en poésie, même s’il va vite se tourner vers la traduction d’abord, puis le roman et les biographies). Il en profite pour voyager en Europe, et même aux États-Unis ou en Inde.

Ce qu’il dit de cette époque où l’on pouvait voyager en toute liberté laisse rêveur :

Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich.

Voilà comment il explique la première guerre mondiale :

Si aujourd’hui on se demande à tête reposée pourquoi l’Europe est entrée en guerre en 1914, on ne trouve pas un seul motif raisonnable, pas même un prétexte. Il ne s’agissait aucunement d’idées, il s’agissait à peine des petits districts frontaliers ; je ne puis l’expliquer autrement que par cet excès de puissance, que comme une conséquence tragique de ce dynamisme interne qui s’était accumulé durant ces quarante années de paix et voulait se décharger violemment. Chaque État avait soudain le sentiment d’être fort et oubliait qu’il en était exactement de même du voisin ; chacun voulait davantage et nous étions justement abusés par le sentiment que nous aimions le plus : notre commun optimisme. Car chacun se flattait qu’à la dernière minute l’autre prendrait peur et reculerait ; ainsi les diplomates commencèrent leur jeu de bluff réciproque. Quatre fois, cinq fois, à Agadir, dans la guerre des Balkans, en Albanie, on s’en tint au jeu ; mais les grandes coalitions resserraient sans cesse leurs liens, se militarisaient toujours plus. En Allemagne, on établit en pleine paix un impôt de guerre ; en France, on prolongea la durée du service ; finalement les forces en excès durent se décharger, et les signes météorologiques dans les Balkans indiquaient la direction d’où les nuages approchaient déjà de l’Europe

L’entre-deux guerre voit apparaître le nationalisme et de jeunes hommes militarisés, dont l’auteur avait vu les mêmes en Italie quelques années plus tôt, et se demandant qui les finance (bonne question !) :

Mais ensuite surgirent tout à coup, dans les localités frontalières de Reichenbach et de Berchtesgaden où je me rendais presque chaque semaine, des troupes d’abord réduites, puis de plus en plus nombreuses, de jeunes gens en bottes à revers et chemises brunes, chacun portant sur la manche un brassard à croix gammée de couleur criarde. Ils organisaient des réunions et des défilés, paradaient dans les rues en chantant ou en scandant des chœurs parlés, couvraient les murs de gigantesques placards et les barbouillaient de croix gammées ; pour la première fois je m’aperçus qu’il y avait derrière ces bandes surgies brusquement des puissances financières et d’autres forces influentes. Ce n’était pas le seul Hitler, lequel, à l’époque, ne prononçait encore ses discours que dans les caves des brasseries bavaroises, qui pouvait avoir équipé ces milliers de jeunes gens d’un appareil aussi coûteux. Ce devaient être des mains plus puissantes qui poussaient de l’avant ce nouveau mouvement.

Viennent vite les premières mesures anti-juives… Il est assez lucide pour savoir que ce n’est qu’un début, et il quitte l’Autriche pour Londres assez rapidement, devenant par la même un réfugié, un apatride, et pire que tout, en tant qu’autrichien se retrouve souvent assimilé à un allemand. Il raconte cette anecdote terrible à la mort de sa mère, restée à Vienne :

Une des premières mesures prises à Vienne lui avait porté un coup très sensible : avec ses quatre-vingt-quatre ans, elle avait déjà les jambes faibles, et quand elle faisait sa petite promenade quotidienne, elle avait coutume, après cinq ou dix minutes de marche pénible, de se reposer sur un banc du Ring ou du parc. Hitler n’était pas depuis huit jours maître de la ville qu’on prit un arrêté bestial interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc — une de ces mesures qui visiblement n’avaient été inventées que dans le dessein sadique de tourmenter perfidement.

Il va beaucoup souffrir de cette condition d’exilé :

Mon œuvre littéraire, dans sa langue originelle, a été réduite en cendres, dans ce pays même où mes livres s’étaient fait des amis de millions de lecteurs. C’est ainsi que je n’ai plus ma place nulle part, étranger partout, hôte en mettant les choses au mieux ; même la vraie patrie que mon cœur s’est choisie, l’Europe, est perdue pour moi depuis que pour la seconde fois, courant au suicide, elle se déchire dans une guerre fratricide. Contre ma volonté, j’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité qu’atteste la chronique des temps ; jamais — ce n’est aucunement avec orgueil que je le consigne, mais avec honte — une génération n’est tombée comme la nôtre d’une telle élévation spirituelle dans une telle décadence morale.

Quant aux causes de la seconde guerre mondiale, voilà ce qu’il dit :

Au fond, en 1939, il n’y avait pas un seul des hommes d’Etat qu’on respectât, et personne ne remettait avec foi sa destinée entre leurs mains. Le moindre cantonnier français se moquait de Daladier ; en Angleterre, depuis Munich — peace for our time ! —, toute confiance en la prévoyance de Chamberlain avait disparu ; en Italie, en Allemagne, les masses levaient des yeux, pleins de crainte, vers Mussolini, vers Hitler : où va-t-il encore nous mener ? Sans doute, on ne pouvait s’en défendre, il y allait de la patrie ; ainsi les soldats prirent leurs fusils, les femmes laissèrent partir leurs enfants, mais ce n’était plus, comme autrefois, avec la conviction inébranlable que le sacrifice n’avait pu être évité. On obéissait, mais on ne témoignait pas d’allégresse. On montait au front, mais on ne rêvait plus d’être un héros ; déjà les peuples et les individus sentaient qu’ils n’étaient que les victimes, ou de quelque folie humaine, politique, ou d’une fatalité insondable et maligne.

C’est admirablement écrit, et passionnant de bout en bout. Je ne sais pas si l’on peut vraiment faire la comparaison avec notre époque, tellement de choses ont changé. Mais la montée des nationalismes utilise par contre toujours les mêmes arguments à travers le temps, il devrait donc être plus facile de les reconnaître…

Stefan Zweig (1881-1942) est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien. Il quitte son pays natal en 1934, et se se suicidera au Brésil en 1942 (il vient d’envoyer le manuscrit de ce livre à son éditeur), désespéré d’assister à l’agonie du monde. Sa femme, malade, l’accompagne dans ce dernier voyage, refusant de lui survivre. Il est l’auteur de plusieurs biographies : Joseph Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart, et de Magellan que j’ai lu et aimé. Un auteur qui mérite certainement le détour.

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