Retour à Simone de Beauvoir, et au récit de ses souvenirs, après Mémoire d’un jeune fille rangée, puis La force de l’âge. Nous sommes en 1945, c’est l’après-guerre dans un Paris libéré, avec l’envie de vivre mais aussi encore beaucoup de privations.
Ce premier tome s’achève en 1952. Entre temps, elle aura publié Le deuxième sexe, qui fera d’elle une figure de proue du féminisme, et commencé la rédaction de son roman Les Mandarins (qui lui prendra quatre ans, et pour lequel elle recevra le prix Goncourt).
Au-delà du récit de cette période riche en événements, j’ai trouvé ses récits de voyage sont particulièrement agréables à lire, elle sait en quelques phrases bien senties décrire un pays, une ville, ou un simple journée.
Une autre partie consiste en la fréquentation du milieu intellectuel parisien, pas forcément la plus intéressante, d’autant que Simone de Beauvoir ne prend pas la peine de vous présenter ses interlocuteurs, tant pis pour vous si vous ne les connaissez pas (parfois, ce ne sera même qu’un initiale qui sera utilisée). J’ai tout de même retenu cette remarque qu’elle fait quand elle se rend à un cocktail à la demande de Sartre :
Sourire aussi cordialement à des adversaires qu’à ses amis, c’est ramener les engagements à des opinions, et tous les intellectuels, droite ou gauche, à leur commune condition bourgeoise. C’est elle qu’on m’imposait ici comme ma vérité et c’est pourquoi j’eus cette cuisante impression de défaite.
Voyons voir un peu tout cela…
Sartre et Simone de Beauvoir sont intimement liés, on le sait, et ce qui arrive à l’un arrive à l’autre ; c’est très présent dans ce récit, où elle parle beaucoup de ce qui arrive à Sartre, et qui l’affecte tout autant. C’est étonnant, et cela en dit long sur la relation intellectuelle qu’il avaient construits tous les deux.
En effet, Sartre et son existentialisme rencontre après-guerre un certain succès (et tout autant de critiques comme il se doit !). C’est sans doute l’époque qui fait que cette doctrine plaît aux gens… Mais cette célébrité vient trop vite à son goût (il l’aurait préféré posthume !) et l’empêche de travailler comme il le souhaiterait. À ce sujet, le portrait en creux que Simone de Beauvoir en dresse fait apparaître un bourreau de travail, très engagé politiquement (beaucoup plus qu’elle même).
Ils se sentent tous deux proches du PC, mais les communistes rejettent Sartre car pas assez dogmatique, voir dangereux pour eux (il leur volerait des adhérents…). À cette époque, les communistes sont staliniens, la ligne du parti ne se discute pas. Et le matérialisme historique ne colle pas vraiment avec l’existentialisme…
Leurs idées sont diffusées par le biais de la revue « Les Temps modernes » qu’ils ont créé, pendant que Camus continue de s’occuper de « Combat ». Les relations avec Camus sont aussi difficiles, qui est plus attiré par la ligne de Gaulle… Mais leurs divergences ne les empêchent pas de s’apprécier quand ils se croisent, jusqu’à une brouille finale quand « l’après-guerre a fini de finir » : Sartre se rapproche de l’U.R.S.S, et Camus des U.S.A, c’est la rupture.
L’après-guerre immédiat n’est pas la partie la plus intéressante du livre, avec toutes ces rencontres avec les intellectuels, artistes ou journalistes parisiens, au cours de soirées parfois bien arrosées. Je note tout de même la rencontre avec Boris Vian, qu’elle apprécie. Il joue de la trompette dans les boites de jazz ; puis il publie « J’irai cracher sur vos tombes » (pastichant Henry Miller) sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, pour lequel il aura des ennuis avec la justice, le roman étant jugé pornographique. L’année suivante, il publiera L’écume des jours, où l’on trouve comme personnages Jean Sol Partre et la Duchesse de Bovouard… 😀
Heureusement, cela s’améliore ensuite, l’Histoire reprenant ses droits : l’union politique de l’après-guerre vole vite en éclats et le combat gauche-droite reprend de plus belle : pro-américain ou pro-communiste ? Et pas de place à un socialisme en dehors de ce choix, comme le souhaiterait Sartre : la peur d’une nouvelle guerre dont le théâtre serait l’Europe y est pour beaucoup. Ils désespèrent tous les deux de voir les valeurs bourgeoises reprendre le dessus.
Ils voyagent aussi régulièrement, ensemble ou séparément, en Europe (ils vont chaque année en Italie), mais aussi en Yougoslavie (non-alignée) et même en Tchécoslovaquie (de l’autre côté du rideau de fer). Puis en Afrique, dont j’ai beaucoup aimé le récit. Simone de Beauvoir se rend également en Amérique, où elle rencontre Nelson Algren avec qui elle aura une relation (racontée dans L’Amérique au jour le jour) qui n’aura pas de suite principalement du fait de sa relation avec Sartre (mais aussi Algren aime trop Chicago quand elle aime trop Paris). Mais elle en sera tout de même très peinée.
Dans ces années que je raconte, j’ai pris beaucoup de vacances : ça consiste, en général, à travailler ailleurs. Cependant j’ai fait de longs voyages pendant lesquels je n’écrivais pas : c’est que mon projet de connaître le monde reste étroitement lié à celui de l’exprimer. Ma curiosité est moins barbare que dans ma jeunesse, mais presque aussi exigeante : on n’a jamais fini d’apprendre parce qu’on n’a jamais fini d’ignorer. Je ne veux pas dire que pour moi aucun moment ne soit gratuit : jamais un instant ne m’a semblé perdu s’il m’apportait un plaisir. Mais à travers la dispersion de mes occupations, divertissements, vagabondages, il y a une constante volonté d’enrichir mon savoir.
Puis elle publie Le deuxième sexe, qui provoque beaucoup de réactions, les plus virulentes étant les plus négatives comme toujours. Cet ouvrage fera d’elle la figure de proue du mouvement féministe. Elle explique ici ce qu’elle a voulu écrire et pourquoi, c’est passionnant (personnellement, je ne l’ai pas lu, seulement un résumé intitulé La femme indépendante) :
En gros, je demeure d’accord avec ce que j’ai dit. Je n’ai jamais nourri l’illusion de transformer la condition féminine ; elle ne changera sérieusement qu’au prix d’un bouleversement de la production. C’est pourquoi j’ai évité de m’enfermer dans ce qu’on appelle « le féminisme ». Je n’ai pas non plus apporté de remède à chaque trouble particulier. Du moins ai-je aidé mes contemporaines à prendre conscience d’elles-mêmes et de leur situation.
Beaucoup d’entre elles, certes, ont désapprouvé mon livre : je les dérangeais, je les contestais, je les exaspérais ou je les effayais. Mais à d’autres j’ai rendu service, je le sais par de nombreux témoignages et d’abord par une correspondance qui dure depuis douze ans. Elles ont trouvé dans mes exposés un secours contre les images d’elles-mêmes qui les révoltaient, contre les mythes qui les écrasaient ; elles ont réalisé que leurs difficultés ne réflétaient pas une disgrâce singulière, mais une condition générale ; cette découverte leur a évité de se mépriser, certaines y ont puisé la force de lutter. La Lucidité ne fait pas le bonheur, mais elle le favorise et donne du courage. Des psychiatres m’ont dit qu’ils faisaient lire Le Deuxième Sexe à leurs patientes, et non seulement à des intellectuelles, mais à des petites bourgeoises, des employées, des ouvrières. « Votre livre m’a été d’un grand secours. Votre livre m’a sauvée », m’ont écrit des femmes de tous les âges et de diverses conditions.
Si mon livre a aidé les femmes, c’est qu’il les exprimait, et réciproquement elles lui ont conféré sa vérité. Grâce à elles, il ne scandalise plus. Les mythes masculins se sont écaillés pendant ces dix dernières années. Et bien des femmes-écrivains m’ont dépassé en hardiesse. Trop d’entre elles, à mon goût, ont pour unique thème la sexualité ; du moins se posent-elles, pour en parler, comme regard, sujet, conscience, liberté.
On m’aurait surprise et même irritée, à trente ans, si on m’avait dit que je m’occuperais des problèmes féminins et que mon public le plus sérieux, ce serait des femmes. Je ne le regrette pas. Divisées, déchirées, désavantagées, pour elles plus que pour les hommes il existe des enjeux, des victoires, des défaites. Elles m’intéressent ; et j’aime mieux, à travers elles, avoir sur le monde une prise limitée, mais solide, que de flotter dans l’universel.
Elle explique aussi ce qu’elle a voulu faire avec « Les Mandarins », un roman sur lequel elle a travaillé quatre ans, et consacré beaucoup d’énergie. C’est un témoignage sur l’époque qu’elle a voulu rendre, et il ne faut pas y chercher les personnages réels (Sartre, Camus, Algren) derrière ceux du roman. Les caractères ou les qualités des uns et des autres ont été réparti comme l’auteur l’a voulu pour servir la fiction. C’est surtout un roman de l’après-guerre, et
Je n’estime pas non plus que Les Mandarins soit un roman à thèse. Le roman à thèse impose une vérité qui éclipse toutes les autres et qui arrête la ronde indéfinie des contestations ; moi, j’ai décrit certaines manières de vivre l’après-guerre sans proposer de solution aux problèmes qui inquiètent mes héros. Un des principaux thèmes qui se dégage de mon récit, c’est celui de la répétition, au sens que Kierkegaard donne à ce mot : pour posséder vraiment un bien , il faut l’avoir perdu et retrouvé. Au terme du roman, Henri et Dubreuilh reprennent le fil de leur amitié, de leur travail littéraire et politique ; ils retournent à leur point de départ ; mais entre-temps toutes leurs espérances étaient mortes. Désormais, au lieu de se bercer d’un optimisme facile ils assument les difficultés, les échecs, le scandale, qu’implique toute entreprise. À l’enthousiasme des adhésions se substitue pour eux l’austérité des préférences.
Simone de Beauvoir finit par dresser un bilan peu reluisant de la situation globale en 1952 : la production est au niveau de 1929, les prix augmentent sans cesse alors que les salaires ont à peine bougé. La bourgeoisie s’acharne contre le communisme, propagande contre « la cinquième colonne » à l’appui. La gauche est divisée, incapable d’arrêter la politique colonialiste comme la guerre d’Indochine. Le Maccarthysme aux USA bat son plein, on enquête même sur les fonctionnaires de l’O.N.U, et Eisenhower parle de guerre.
Sa propre situation semble aussi lui échapper, elle se voit basculer vers la vieillesse. Sa rupture avec Algren lui fait penser que c’était sa dernière aventure, qu’elle ne retrouverait jamais la chaleur d’un corps, qu’un monde se ferme à elle…
C’est sur ces considérations que le tome 1 s’achève, reste à entamer le tome 2 pour connaître la suite !
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Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme. Ce roman est donc le troisième opus d’une série autobiographique après Mémoires d’une jeune fille rangée et La force de l’âge : viennent ensuite Tout compte fait, auxquels on peut rallier le récit Une mort très douce (1964).