Une mort si douce – Simone de Beauvoir

Ce petit roman d’un peu plus de cent pages raconte presque sous la forme d’un journal les derniers jours de la mère de Simone de Beauvoir. Il est souvent associé à ses mémoires, sans en faire vraiment partie pour autant.

En octobre 1963, Simone de Beauvoir reçoit un coup de fil : sa mère va être hospitalisée suite à une chute dans son appartement ; on soupçonne une fracture du col du fémur. C’est ainsi que commence ce récit, la fracture n’en sera pas une, mais un cancer de l’intestin grêle sera détecté. Elle et sa sœur vont se relayer pendant trois mois à son chevet. Comme toujours , l’auteure est d’une grande franchise, et toutes les questions qui se posent dans une telle situation sont abordées sans fard.

D’abord le rapport avec les médecins et plus généralement la médecine. Sa mère est une femme de soixante-dix-sept ans, très usée. Quand le cancer est diagnostiqué, une infirmière laisse échapper « Ne la laissez pas opérer » puis elle met la main sur sa bouche « Si le docteur N. savait que je vous ai dit ça ! Je vous ai parlé comme s’il s’agissait de ma propre mère ». L’infirmière s’en ira sans ne plus rien dire. Lorsque Simone de Beauvoir demandera au docteur N. pourquoi opérer s’il n’y a plus d’espoir, il lui répondra sèchement « Je fais ce que je dois faire », puis après l’opération « À l’aube il lui restait à peine 4 heures de vie. Je l’ai ressuscitée ». Et cela continuera ainsi pendant les trois mois. Elle en tire la conclusion suivante :

On est pris dans un engrenage, impuissant devant le diagnostic des spécialistes, leurs prévisions, leurs décisions. Le malade est devenu leur propriété : allez donc le leur arracher ! Il n’y avait qu’une alternative, le mercredi : opération ou euthanasie. Le cœur solide, vigoureusement réanimée, maman aurait résisté longtemps à l’occlusion intestinale et vécu l’enfer, car les docteurs auraient refusé l’euthanasie. Il aurait fallu me trouver là à six heures du matin. Mais même alors, aurais-je osé dire à N. : « Laissez-la s’éteindre » ? C’est ce que je suggérais quand j’ai demandé « Ne la tourmentez pas » et il m’a rabrouée avec la morgue d’un homme sûr de ses devoirs. Ils m’auraient dit : « Vous la privez peut-être de plusieurs années de vie. » Et j’étais obligée de céder.

Soixante-dix ans plus tard, je ne suis pas sûr que la situation ait beaucoup changée… On peut annoncer ce que l’on veut sur la façon dont on souhaite mourir quand la fin sera venue, pas sûr que ce moment nous appartienne vraiment.

Simone de Beauvoir va ensuite passer pratiquement tous les jours à l’hôpital, sa mère évoluant dans un mensonge permanent sur son état véritable, soutenue par les anti-douleurs, parfois un peu loin du réel, revenant d’autres fois sur le passé… Des souvenirs vont remonter, et elle qui ne croyait pas pleurer finira par craquer un soir en rentrant chez elle.

Elle termine par ces mots :

« Il a bien l’âge de mourir. » Tristesse des vieillards, leur exil : la plupart ne pensent pas que pour eux cet âge ait sonné. Moi aussi, et même à propos de ma mère, j’ai utilisé ce cliché. Je ne comprenais pas qu’on pût pleurer avec sincérité un parent, un aïeul de plus de soixante-dix ans. Si je rencontrais une femme de cinquante ans accablée parce qu’elle venait de perdre sa mère, je la tenais pour une névrosée : nous sommes tous mortels ; à quatre-vingts ans on est bien assez vieux pour faire un mort…
Mais non. On ne meurt pas d’être né, ni d’avoir vécu, ni de vieillesse. On meurt de quelque chose. Savoir ma mère vouée par son âge à une fin prochaine n’a pas atténué l’horrible surprise : elle avait un sarcome. Un cancer, une embolie, une congestion pulmonaire : c’est aussi brutal et imprévu que l’arrêt d’un moteur en plein ciel. Ma mère encourageait à l’optimisme lorsque, percluse, moribonde, elle affirmait le prix infini de chaque instant ; mais aussi son vain attachement déchirait le rideau rassurant de la banalité quotidienne. Il n’y a pas de mort naturelle : rien de ce qui arrive à l’homme n’est jamais naturel puisque sa présence met le monde en question. Tous les hommes sont mortels : mais pour chaque homme sa mort est un accident et, même s’il la connaît et y consent, une violence indue.

Il ne s’agit pas d’un sujet facile, vous l’aurez compris, mais comme toujours avec Simone de Beauvoir, c’est passionnant, d’une grande lucidité, et plein de sensibilité. D’après Sartre, ce livre est le meilleur qu’elle ait écrit.

Autres articles sur le même auteur

Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme. Ce roman est

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *