Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

Mémoire d'une jeune fille rangée - Simone de Beauvoir Retour à Simone de Beauvoir dont j’apprécie beaucoup les romans (voir en fin d’article pour ceux que j’ai déjà lu).

Celui-ci est le premier d’une série de quatre volumes où Simone de Beauvoir nous racontent ses mémoires, sa vie, son œuvre. Et puisque c’est le premier, il s’agit de son enfance, au début du XXème siècle, jusqu’à l’âge de vingt et un ans.

C’est un régal à lire : la construction de la personnalité d’un enfant puis d’une adolescente, décrite avec une objectivité remarquable ; la description de ce qu’était l’éducation d’une jeune fille à cette époque ; un père employé dans un cabinet d’avocat et comédien amateur, une mère très pieuse issue de la bourgeoisie… la guerre 14-18 ruinant la famille ainsi que leurs espoirs d’ascension sociale ; ses premières amours, et sa grande amie Zaza au destin tragique.

On ne peut s’empêcher d’admirer le recul et l’honnêteté avec lesquels elle nous compte tout ça, dans son style si agréable à lire… on repense forcément à notre propre expérience : l’éducation reçue, la première rencontre avec le mensonge, la figure idéalisée des parents qui se fissure, la perte de la foi religieuse, la société et ses injustices (ou pas, selon les explications fournies par les parents), les premiers émois amoureux et les questionnements qui les accompagnent. C’est ainsi que la personnalité d’un être se construit et qu’il trouve sa place dans la vie…

Très tôt passionnée de littérature, et dès quinze ans persuadée qu’elle deviendra un écrivain célèbre, elle nous raconte avec forces détails tous ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, sa volonté farouche d’échapper au destin promis aux jeunes filles à cette époque, et son émancipation intellectuelle.

Voilà quelques  extraits qui vous donneront peut-être envie de le lire, ou de le faire lire à votre ado préféré !

 Les mots et la réalité

Le monde qu’on m’enseignait se disposait harmonieusement autour de coordonnées fixes et de catégories tranchées. Les notions neutres en avaient été bannies : pas de milieu entre le traître et le héros, le renégat et le martyr ; tout fruit non comestible était vénéneux ; on  m’assurait que « j’aimais » tous les membres de ma famille, y compris mes grands-tantes les plus disgraciées. Dès mes premiers balbutiements, mon expérience démentit cet essentialisme. Le blanc n’était que rarement tout à fait blanc, la noirceur du mal se dérobait : je n’apercevais que des grisailles. Seulement, dès que j’essayais d’en saisir les nuances indécises, il fallait me servir de mots, et je me trouvais rejetée dans l’univers des concepts aux dures arêtes. Ce que je voyais de mes yeux, ce que j’éprouvais pour de bon, devait rentrer tant bien que mal dans ces cadres ; les mythes et les clichés prévalaient sur la vérité : incapable de la fixer, je laissais celle-ci glisser dans l’insignifiance.
Puisque j’échouais à penser sans le secours du langage, je supposais que celui-ci couvrait exactement la réalité ; j’y étais initiée par les adultes que je prenais pour des dépositaires de l’absolu : en désignant une chose, ils en expriment la substance, au sens où l’on exprime le goût d’un fruit. Entre le mot et son objet je ne concevais donc nulle distance où l’erreur pût se glisser ; ainsi s’explique que je me sois soumise au Verbe sans critique, sans examen, et lors même que les circonstances m’invitaient à en douter.

La place sur terre

À huit ans, je n’étais plus gaillarde comme dans ma première enfance mais malingre et timorée. Pendant les séances de gymnastique dont j’ai parlé, j »étais vêtue d’un vilain maillot étriqué et une  de mes tantes avait dit à maman : « Elle a l’air d’un petit singe. » Vers la fin du traitement, le professeur me réunit aux élèves d’un cours collectif : une bande de garçons et de filles qu’accompagnait une gouvernante. Les filles portaient des costumes en jersey bleu pâle, aux jupes courtes et gracieusement plissées ; leurs tresses lustrées, leur voix, leurs manières, tout en elles était impeccable. Cependant elles couraient, sautaient, cabriolaient, riaient avec la liberté et la hardiesse que je croyais l’apanage des voyous. Je me sentis soudain gauche, poltronne, laide : un petit singe ; sans aucun doute, c’est ainsi que ces beaux enfants me voyaient ; ils me méprisaient : pire, ils m’ignoraient. Je contemplai, désemparée, leur triomphe et mon néant.
Un matin, dans mon lit, je sanglotai. Mme Rollin me prit avec  embarras sur ses genoux et me demanda la raison de mes larmes ; il me sembla que nous jouions toutes deux une comédie, et je ne sus que répondre : non, personne ne m’avait brimée, tout le monde était gentil. La vérité c’est que, séparée de ma famille, privée des affections qui m’assuraient de mes mérites, des consignes et des repères qui définissaient ma place dans le monde, je ne savais plus comment me situer, ni ce que j’étais venue faire sur terre. J’avais besoin d’être prise dans des cadres dont la rigueur justifiait mon existence. Je m’en rendais compte, car je craignais le changement. Je n’eus à essuyer ni deuil ni dépaysement et c’est une des raisons qui me permirent de persévérer assez longtemps dans mes puériles prétentions.

L’inconvenance

Il y avait un mot qui revenait souvent dans la bouche des adultes : c’est inconvenant. Le contenu en était quelque peu incertain. Je lui avais d’abord attribué un sens plus ou moins scatologique. Dans « Les vacances » de Madame de Ségur, un des personnages racontait une histoire de fantôme, de cauchemar, de drap souillé qui me choquait autant que mes parents ; je liais alors l’indécence aux basses fonctions du corps ; j’appris ensuite qu’il participait tout entier à leur grossièreté : il fallait le cacher ; laisser voir ses dessous ou sa peau — sauf en quelques zones bien définies — c’était une incongruité. Certains détails vestimentaires, certaines attitudes étaient aussi répréhensibles qu’une indiscrète exhibition. Ces interdits visaient particulièrement l’espèce féminine ; une dame « comme il faut » ne devait ni se décolleter abondamment, ni porter des jupes courtes, ni teindre ses cheveux, ni les couper, ni se maquiller, ni se vautrer sur un divan, ni embrasser son mari dans les couloirs du métro : si elle transgressait ces règles, elle avait mauvais genre. L’inconvenance ne se confondait pas tout à fait avec le péché mais suscitait des blâmes plus sévères que le ridicule. Nous sentions bien, ma sœur et moi, que sous ses apparences anodines, quelque chose d’important se dissimulait, et pour nous protéger contre ce mystère nous nous hâtions de le tourner en dérision. Au Luxembourg, nous nous poussions du coude en passant devant les couples d’amoureux. L’inconvenance avait dans mon esprit un rapport, mais extrêmement vague, avec une autre énigme : les ouvrages défendus. Quelquefois, avant de me remettre un livre, maman en épinglait ensemble quelques feuillets ; dans « La guerre de Mondes » de Wells, je trouvai ainsi un chapitre condamné. Je n’ôtais jamais les épingles, mais je me demandais souvent : de quoi est-il question ? C’était étrange. Les adultes parlaient librement devant moi ; je circulais dans le monde sans y rencontrer d’obstacle ; pourtant dans cette transparence quelque chose se cachait ; quoi ? où ? en vain mon regard fouillait l’horizon, cherchant à repérer la zone occulte qu’aucun écran ne masquait et qui demeurait cependant invisible.

L’élitisme

À Meyrignac, un été, je lus un ouvrage d’histoire qui préconisait le suffrage censitaire. Je relevais la tête : « Mais c’est honteux d’empêcher les pauvres de voter ! » Papa sourit. Il m’expliqua qu’une nation, c’est un ensemble de biens ; à ceux qui les détiennent revient normalement le soin de les administrer. Il conclut en me citant le mot de Guizot : « Enrichissez-vous. » Sa démonstration me laissa perplexe. Papa avait échoué à s’enrichir : aurait-il jugé bon qu’on le privât de ses droits ? Si je protestais, c’est au nom du système de valeurs qu’il m’avait lui-même enseigné. Il n’estimait pas que la qualité d’un homme se mesurât à son compte en banque ; il se moquait volontiers des « nouveaux riches ». L’élite se définissait selon lui par l’intelligence, la culture, une orthographe correcte, une bonne éducation, des idées saines. Je le suivais facilement quand il objectait au suffrage universel la sottise et l’ignorance de la majorité des électeurs : seuls les gens « éclairés » auraient dû avoir voix au chapitre. Je m’inclinais devant cette logique que complétait une vérité empirique : les « lumières » sont l’apanage de la bourgeoisie. Certains individus des couches inférieures réussissent des prouesses intellectuelles mais ils conservent quelque chose de « primaire » et ce sont généralement des esprits faux. En revanche, tout homme de bonne famille possède un « je-ne-sais-quoi » qui le distingue du vulgaire. Je n’étais pas trop choquée que le mérite fût lié au hasard d’une naissance puisque c’était la volonté de Dieu qui décidait des chances de chacun. En tout cas, le fait me paraissait patent : moralement, donc absolument, la classe à laquelle j’appartenais l’emportait de loin sur le reste de la société. Quand j’allais avec maman rendre visite aux fermiers de grand-père, l’odeur du purin, la saleté des intérieurs où couraient des poules, la rusticité des meubles, me semblaient traduire la grossièreté de leurs âmes ; je les voyais travailler dans les champs, boueux, sentant la sueur et la terre, et jamais ils ne contemplaient l’harmonie du paysage, ils ignoraient les beautés des couchers de soleil. Ils ne lisaient pas, ils n’avaient pas d’idéal ; papa disait, sans animosité d’ailleurs, que c’étaient des « brutes ». Quand il lut « L’essai sur l’inégalité des races humaines » de Gobineau, j’adoptais avec empressement l’idée que leur cerveau différait du nôtre.

Le monde ouvrier

Quelques livres — Dickens, « Sans famille » d’Hector Malot — décrivaient de dures existences ; je trouvai terrible le sort des mineurs, enfouis tout le jour dans de sombres galeries, à la merci d’un coup de grisou. Mais on m’assura que les temps avaient changé. Les ouvriers travaillaient beaucoup moins, et gagnaient plus ; depuis la création des syndicats, les véritables opprimés c’étaient les patrons. Les ouvriers, beaucoup plus favorisés que nous, n’avaient pas à « représenter », aussi pouvaient-ils s’offrir du poulet tous les dimanches ; au marché leurs femmes achetaient les meilleurs morceaux et elles se payaient des bas de soie. La dureté de leurs métiers, l’inconfort de leur logis, ils en avaient l’habitude ; ils n’en souffraient pas comme nous en aurions souffert. Leurs récriminations n’avaient pas l’excuse du besoin. D’ailleurs, disait mon père en haussant les épaules : « On ne meurt pas de faim ! » Non, si les ouvriers haïssaient la bourgeoisie, c’est qu’ils étaient conscients de sa supériorité. Le communisme, le socialisme ne s’expliquaient que par l’envie : « Et l’envie, disait mon père, est un vilain sentiment. »

La perte de la foi

Depuis sept ans, je me confessais deux fois par mois à l’abbé Martin ; je l’entretenais de mes états d’âme ; je m’accusais d’avoir communié sans ferveur, prié du bout des lèvres, trop rarement pensé à Dieu ; à ces défaillances éthérées il répondait par un sermon d’un style élevé. Un jour, au lieu de se conformer à ces rites, il se mit à me parler sur un ton familier : « Il m’est revenu aux oreilles que ma petite Simone a changé… qu’elle est désobéissante, turbulente, qu’elle répond quand on la gronde… Désormais, il faudra faire attention à ces choses. » Mes joues s’embrasèrent ; je regardai avec horreur l’imposteur que pendant des années j’avais pris pour le représentant de Dieu : brusquement, il venait de retrousser sa soutane, découvrant ses jupons de bigote ; sa robe de prêtre n’était qu’un travesti ; elle habillait une commère qui se repaissait de ragots. Je quittai le confessionnal, la tête en feu, décidée à ne plus jamais y remettre les pieds.

Mon père ne croyait pas ; les plus grands écrivains, les meilleurs penseurs partageaient son scepticisme ; dans l’ensemble, c’était surtout les femmes qui allaient à l’église ; je commençais à trouver paradoxal et troublant que la vérité fût leur privilège alors que les hommes, sans discussion possible, leur étaient supérieurs. En même temps, je pensais qu’il n’y a pas de plus grand cataclysme que de perdre la foi et je tentais souvent de m’assurer contre ce risque.

Un soir, à Meyrignac, je m’accoudai, comme tant d’autres soirs, à ma fenêtre ; une chaude odeur d’étable montait vers les glacis du ciel ; ma prière prit faiblement son essor, puis retomba. J’avais passé ma journée à manger des pommes interdites et à lire, dans un Balzac prohibé, l’étrange idylle d’un homme et d’une panthère ; avant de m’endormir, j’allais me raconter de drôles d’histoires, qui me mettraient dans de drôles d’états. « Ce sont des péchés », me dis-je. Impossible de tricher plus longtemps : la désobéissance soutenue et systématique, le mensonge, les rêveries impures n’étaient pas des conduites innocentes. Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises, j’écoutai le glouglou de l’eau, et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans grand étonnement. […]
Je devais fatalement en arriver à cette liquidation. J’étais trop extrémiste pour vivre sous l’œil de Dieu en disant au siècle à la fois oui et non. D’autre part, j’aurais répugné à sauter avec mauvaise foi du profane au sacré et à affirmer Dieu tout en vivant sans lui. Je ne concevais pas d’accommodements avec le ciel. Si peu qu’on lui refusât, c’était trop si Dieu existait ; si peu qu’on lui accordât, c’était trop s’il n’existait pas. Ergoter avec sa conscience, chicaner sur ses plaisirs ; ces marchandages m’écœuraient. C’est pourquoi je n’essayai pas de ruser. Dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net.

Je serai écrivain

Si j’avais souhaité autrefois me faire institutrice, c’est que je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin ; je pensais à présent que la littérature me permettrait de réaliser ce vœu. Elle m’assurerait une immortalité qui compenserait l’éternité perdue ; il n’y avait plus de Dieu pour m’aimer, mais je brûlerais dans des millions de cœurs. En écrivant une œuvre nourrie de mon histoire, je me créerais moi-même à neuf et je justifierais mon existence. En même temps, je servirais l’humanité : quel plus beau cadeau lui faire que des livres ? Je m’intéressais à la fois à moi, et aux autres ; j’acceptais mon « incarnation » mais je ne voulais pas renoncer à l’universel : ce projet conciliait tout ; il flattait les aspirations qui s’étaient développées en moi au cours de ces quinze années.

« Une œuvre, décidai-je, où je dirai tout, tout ». J’insiste souvent dans mes carnets sur cette volonté de « tout dire » qui fait un curieux contraste avec la pauvreté de mon expérience. La philosophie avait fortifié ma tendance à saisir les choses dans leur essence, à la racine, sous l’aspect de la totalité ; et comme je me mouvais parmi des abstractions, je croyais avoir découvert, de façon décisive, la vérité du monde. De temps en temps, je soupçonnais qu’elle débordait ce que j’en connaissais : mais rarement. Ma supériorité sur les autres gens venait précisément de ce que je ne laissais rien échapper : mon œuvre tirerait sa valeur de cet exceptionnel privilège.

La philosophie

Psychologie, logique, morale, métaphysique : l’abbé Trécourt expédiait le programme à raison de quatre heures de cours par semaine.[…] Pourtant, je me passionnai. Je retrouvais, traités par des messieurs sérieux, dans des livres, les problèmes qui avaient intrigué mon enfance ; soudain le monde des adultes n’allait plus de soi, il avait un envers, des dessous, le doute s’y mettait : si on poussait plus avant, qu’en resterait-il ? On ne poussait pas loin, mais c’était déjà extraordinaire, après douze ans de dogmatisme, une discipline qui posât des questions et qu’on me les posa à moi. Car c’était moi, dont on ne m’avait jamais parlé que par des lieux communs, qui me trouvait soudain en cause. Ma conscience, d’où sortait-elle ? d’où tirait-elle ses pouvoirs ?
Ce qui  m’attira surtout dans la philosophie, c’est que je pensais qu’elle allait droit à l’essentiel. Je n’avais jamais eu le goût du détail ; je percevais le sens global des choses plutôt que leurs singularités, et j’aimais mieux comprendre que voir ; j’avais toujours souhaité connaître tout ; la philosophie me permettrait d’assouvir ce désir, car c’est la totalité du réel qu’elle visait ; elle s’installait tout de suite en son cœur et me découvrait, au lieu d’un décevant tourbillon de faits et de lois empiriques, un ordre, une raison, une nécessité. Sciences, littérature, toutes les autres disciplines me parurent des parentes pauvres.

La révolte

Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances : elle impliquait en fait sa liquidation. Seul l’individu me semblait réel, important : j’aboutirais fatalement à préférer à ma classe la société prise dans sa totalité. Somme toute, c’était moi qui avais ouvert les hostilités ; mais je l’ignorais, je ne comprenais pas pourquoi mon père et tout son entourage me condamnaient. J’étais tombée dans un traquenard ; la bourgeoisie m’avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l’humanité ; je croyais pouvoir atteindre en accord avec elle des vérités valables pour tous : dès que je m’en approchais, elle se dressait contre moi. Je me sentais « ahurie, désorientée, douloureusement ». Qui m’avait mystifiée ? pourquoi ? comment ? En tout cas, j’étais victime d’une injustice et peu à peu ma rancune se tourna en révolte.

Vanité

Mais alors, pourquoi répétais-je avec désolation que « tout est vanité » ? En vérité, le mal dont je souffrais, c’était d’avoir été chassée du paradis de l’enfance et de n’avoir pas retrouvé une place parmi les hommes. Je  m’étais installée dans l’absolu pour pouvoir regarder de haut ce monde qui me rejetait ; maintenant, si je voulais agir, faire une œuvre, m’exprimer, il fallait y redescendre : mais mon mépris l’avait anéanti, je n’apercevais tout autour de moi que le vide. […]
Mon indigence, mon impuissance m’auraient moins inquiétée si j’avais soupçonné à quel point j’étais encore bornée, ignare ; une tâche m’aurait requise ; m’informer ; et d’autres se seraient bientôt proposées. Mais le pire, quand on habite une prison sans barreaux, c’est qu’on n’a pas même conscience des écrans qui bouchent l’horizon ; j’errais à travers un épais brouillard, et je le croyais transparent. Les choses qui m’échappaient, je n’en entrevoyais même pas la présence.

Les plaisirs

Le plaisir que je prenais à ces infimes aventures n’explique tout de même pas que j’aie de nouveau succombé à la séduction des mauvais lieux. Je m’en étonnai : « Jazz, femmes, danses, paroles impures, alcool, frôlements : comment puis-je n’être pas choquée, mais accepter ici ce que je n’accepterais nulle part, et plaisanter avec ces hommes ? Comment puis-je aimer ces choses avec cette passion qui vient de si loin, qui me tient si fort ? Qu’est-ce que je vais chercher dans ces endroits au charme trouble ? » […]
Je rôdai longtemps sur le boulevard Barbès, je regardais les putains et les voyous non plus avec horreur mais avec une espèce d’envie. De nouveau, je m’étonnai : « Il y a en moi je ne sais quel peut-être monstrueux désir, depuis toujours présent, de bruit, de lutte, de sauvagerie, et d’enlisement surtout… Que faudrait-il aujourd’hui pour que moi aussi je sois morphinomane, alcoolique, et je ne sais quoi encore ? Une occasion seulement, peut-être, une faim un peu plus grande de tout ce que je connaîtrai jamais… » Par moments je me scandalisais de cette « perversion », de ces « bas instincts » que je découvrais en moi. Qu’aurait pensé Pradelle qui m’accusait autrefois de prêter à la vie trop de noblesse ? Je me reprochais d’être duplice, hypocrite. Mais je ne songeais pas à me renier : « Je veux la vie, toute la vie. Je me sens curieuse, avide, avide de brûler plus ardemment que tout autre, fût-ce à n’importe quelle flamme. »[…
Je détestais de plus en plus franchement le catholicisme : voyant Lisa et Zaza se débattre contre « cette religion martyrisante », je me réjouissais de lui avoir échappé ; en fait, j’en restais barbouillée ; les tabous sexuels survivaient, au point que je prétendais pouvoir devenir morphinomane ou alcoolique, mais que je ne songeais même pas au libertinage. Lisant Goethe, et le livre écrit sur lui par Ludwig, je protestai contre sa morale. « Cette place si tranquillement faite à la vie des sens, sans déchirement, sans inquiétude, me choque. La pire débauche, si c’est celle d’un Gide cherchant un aliment pour son esprit, une défense, une provocation, m’émeut ; les amours de Goethe me froissent. » Ou bien l’amour physique s’intégrait à l’amour tout court, et en ce cas tout allait de soi, ou c’était une tragique déchéance et je n’avais pas l’audace d’y sombrer.

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Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme. Ce  roman est donc le premier d’une série autobiographique : suivront La Force de l’âge, La Force des choses, Tout compte fait, textes auxquels on peut rallier le récit Une mort très douce (1964).

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