Tout compte fait – Simone de Beauvoir

Suite et fin des mémoires de Simone de Beauvoir avec ce 4ème opus. J’ai lu le premier tome (Mémoires d’une jeune fille rangée) en 2014, il était temps de conclure !! 😳

Simone de Beauvoir écrit ce livre alors qu’elle a 64 ans (soit mon âge actuel ou presque !), et revient sur ces 10 dernières années (tome précédent). La perte de la jeunesse qu’elle avait ressenti si fort dans le précédent ouvrage s’est éclipsée pour faire place à une vieillesse acceptée comme une nouvelle étape qui finalement a aussi son intérêt.

Elle commence donc par un rapide retour sur sa vie, pour voir si le hasard y a joué un grand rôle (la réponse est non, elle a principalement fait des choix). Puis nous parle de ses amis, ceux avec qui elle a gardé le contact (qui sont souvent ceux qu’elle connaît de près, leur enfance, etc…) et les autres avec qui le contact s’est rompu pour diverses raisons.

Elle parle ensuite des livres qu’elle a écrit dans ces dernières années (romans, nouvelles, préfaces) et de leur réception par les lecteurs et les critiques, pas toujours bien d’ailleurs, l’incompréhension venant d’une identification supposée (et erronée) entre elle et le personnage ou les idées de ses romans.

Puis elle va nous parler des livres (ce qu’elle préfère), des films (laissant moins de place à l’imagination), du théâtre (où elle a du mal à s’immerger, à ne pas voir les acteurs derrière les personnages), et de la musique (qu’elle préfère écouter sur disque plutôt que d’aller à l’opéra), et enfin des peintres… En général, elle n’aime pas trop la foule semble-t-il.

Elle aborde plus en détail les romans qu’elle a apprécié, pour essayer de comprendre ce qu’elle recherche, ce qu’elle peut trouver dans un roman. En premier viennent « Les Mots » de Sartre et « La Bâtarde » de Violette Leduc, dont elle a déjà parlé, et avec qui elle entretient un rapport singulier.

Elle mentionne aussi George Jackson, dont elle ignorait tout avant de lire ses lettres (« Les frères de Soledad », que j’ai commandé) : arrêté à 18 ans pour délinquance et emprisonné, il découvre les problèmes raciaux puis les domine intellectuellement, fondant la Black Guerilla Family, se réclamant du marxisme. Il se solidarise avec la révolte de ses frères du Black Panther Party. Sartre et elle devaient aller à son procès, mais il sera abattu avant. On peut aussi citer « Devant mes yeux la mort… » du même auteur, hélas introuvable.

Voyons voir la suite, en commençant par deux petites listes de romans ou de films qu’elle a apprécié. Puis nous irons au Japon, en U.R.S.S. dans les années 60, grâce aux voyages qu’elle a fait, toujours avec Sartre, de façon plus ou moins officielle, le couple étant internationalement connu. C’est aussi l’époque de la guerre du Vietnam, de la guerre des Six Jours entre Israël et les pays arabes. Pour finir en France dans ces années elles aussi mouvementées…

Après avoir réglé de belle manière son compte à Malraux, elle développe certains romans comme :

  • Wolf Solent de Cowper Powys : la peinture d’un monde et l’aventure d’un homme.
  • Belle du Seigneur d’Albert Cohen : la société qui nous investit et le grand amour.
  • Le Temps des parents de Vitia Hessel : des héros proches de son cœur, une famille, l’éducation des enfants, les désarrois de l’adolescence.
  • Le pavillon des cancéreux d’Alexandre Soljenitsyne : un microcosme du stalinisme, toute la réalité sociale, économique, politique de l’U.R.S.S. résumée.
  • La leçon d’allemand de Siegfried Lenz : le nazisme tel qu’il a été vécu par des millions d’allemand.

Côté cinéma, elle cite Buster Keaton et Charlot pour le divertissement, ou encore les westerns italiens. Elle apprécie les films de Bergman sauf son côté mystique. Idem pour Luis Buñuel sauf sa fascination pour les thèmes religieux. Sélection rapide :

  • Z de Costa Gavras : une œuvre criante de vérité.
  • Les cœurs verts de Luntz :un gang de jeunes qui jouent leur propre rôle.
  • Adalen 31 de Bo Widerberg : la lutte des classes en Suède.
  • Joe Hill de Bo Widerberg : sur les révoltes ouvrières.
  • Easy Rider de Dennis Hopper : des américains robotisés, aliénés, rongés de ressentiment et prêts à tuer tout ce qui ne leur ressemble pas.
  • Joe, c’est aussi l’Amérique de John Avildsen : haine et violence et rapports de classe.
  • Taking Off de Milos Forman : le fossé qui sépare les générations, traité légèrement mais cruel.
  • Five easy pieces de Bob Rafelson : tableau de la vie américaine, le héros condamné à la solitude.
  • Les Abysses de Nicolas Papadakis : violence au sein de la bourgeoisie, qu’elle tient pour un chef d’œuvre et compare à celle des colons en Algérie, persuadés d’être aimés par les Arabes.

Viennent ensuite les peintres qu’elle apprécie : Nicolas de Staël, Dubuffet, Bissière, Bonnard, Picasso (entre 1930 et 1950), Chagal, Delvaux, Klee, Goya, Max Ernst, etc…

Elle fait de tout ceci un petit résumé finalement assez positif :

Ainsi je continue à me cultiver. Suis-je plus ou moins instruite qu’autrefois ? Je ne cesse d’apprendre, mais les connaissances se développent si vite qu’en même temps mon ignorance grandit. Et ma mémoire laisse échapper une grande partie du savoir que j’ai emmagasiné. C’est surtout entre vingt-cinq et cinquante ans que j’ai beaucoup perdu : à peu près tout ce que je savais en mathématiques, en latin, en grec. Les systèmes philosophiques que j’ai étudiés autrefois, je ne m’en rappelle que les grandes lignes et je n’ai pas lu les ouvrages qui leur ont été consacrés pendant ces vingt dernières années. En littérature, je me sens toujours très proche des auteurs que j’aime. Sur la peinture, sur la musique, je n’ai pas cessé d’enrichir ou de consolider mes connaissances : même pendant ces dix dernières années, j’ai beaucoup acquis. Dans l’ensemble je me situe dans le monde plus clairement que lorsque j’avais quarante ans. Je comprends mieux la structure de la société et le déroulement de l’Histoire ; je déchiffre mieux les intentions et les réactions des individus.

C’est ensuite au tour de ses vacances, à travers la France, en Europe… L’énumération des lieux visités est un peu lassante, ce qu’elle aime, ce qu’elle n’aime pas, cela n’a finalement pas grand intérêt (à mes yeux).

Mais viennent d’autres voyages beaucoup plus intéressants (nous sommes dans les années 60), où elle va développer le contexte historique, et nous communiquer ce qu’elle observe. Il s’agit toujours de déplacements avec Sartre, où ils sont reçus par des intellectuels plus ou moins officiellement, où ils donnent éventuellement quelques conférences, etc…

D’abord le Japon : « si le Japon est riche, les japonais sont pauvres » observe-t-elle, l’ancien régime féodal ayant inculqué aux travailleurs d’aujourd’hui leur morale d’abnégation : ils sont totalement dévoués à l’entreprise, travaillent pour une misère, sont mal logés, etc… Idem pour les enseignants et les universitaires. Elle nous décrit en détail le bunkaru, un spectacle de marionnettes qui l’a captivée. En arrivant à Hiroshima, elle remarque ces mots sur un dépliant touristique : « Hiroshima est surtout célèbre par les cinq rivières qui la traversent », et où l’on mentionne accessoirement que la ville a été détruite !

Vient ensuite plusieurs voyages en U.R.S.S. (entre 62 et 66). Un dégel semblait se produire, la culture se libérait, et Khrouchtchev souhaitait une coexistence basée sur la compétition pacifique avec l’occident. Ils sont invités par l’Union des écrivains, mais la situation se détériore vite : pour les Soviétiques, la littérature doit servir à « embellir la vie des hommes », comparant le travail de l’écrivain à celui d’un pilote, et doit défendre le réalisme socialiste. Leur relations va ainsi osciller ainsi pendant ces années, entre dégel et durcissement au fil de l’évolution politique.

Ils visitent la Crimée et elle raconte : pour collaboration avec les Allemands, Staline avait fait déporter tous les Tatars (habitants historiques de la Crimée) en Asie centrale où une grande partie d’entre eux sont morts. Elle était désormais peuplée d’Ukrainiens… Petit rappel historique intéressant de nos jours. À chaque voyage, ils visitent des pays du bloc de l’Est, comme des touristes un peu privilégiés.

Si Sartre et SdB sont à priori favorables au socialisme, ils ne peuvent qu’observer les dérives du système soviétique. Ils sont certes lucides, mais sont aussi prudents dans leurs déclarations, étant tout de même reçus officiellement… Tout cela s’achèvera après un voyage en Tchécoslovaquie et la fin du printemps de Prague. C’est à ce moment qu’elle lit « L’Aveu » d’Artur London, qui démontre magnifiquement comment on peut amener un prisonnier à avouer ce que l’on souhaite, et dont Costa Gavras fera un film. C’est la fin de leurs espoirs, ruinés par les Soviétiques. Elle termine en disant que leurs amis écrivains se meurent en Sibérie et que le procès de Stalingrad a mis en lumière l’antisémitisme en U.R.S.S, au niveau gouvernemental, et qu’elle ne reverra jamais Moscou, non sans regret.

Puis vient la guerre du Vietnam, où Sartre et elle participent au projet de Lord Russell connu sous le nom du Tribunal de Stockholm : organiser un procès, en s’inspirant du Tribunal de Nuremberg, pour juger de l’action des américains au Vietnam. Ce Tribunal se tiendra à Stockholm dans un premier temps, et est composé de personnalités internationales venant de tous les coins du monde (juges, avocats, poète, écrivains, etc… (Gisèle Halimi en fait partie). Des preuves et témoignages sont accumulés, parfois difficiles à supporter. Tout cela va durer près d’un an. Mais ce sera passionnant, et les USA seront accusés d’agression et d’attaque contre les populations civiles, avec la complicité de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud. Ainsi que des attaques contre le Cambodge. La deuxième session se déroula au , avec la question du génocide, qui s’est peu à peu imposée avec la guerre totale engagée par les USA de manière unilatérale contre tout un peuple (bombardements massifs, épandages toxiques, dislocation des familles dans les villages…). Il sera déclaré que les américains utilisaient des armes interdites, qu’ils traitaient les prisonniers et les civils de manière inhumaine et contraire aux lois de la guerre, qu’ils commettaient le crime de génocide. L’agression contre le Laos fut aussi dénoncée, ainsi que la complicité de la Thaïlande et des Philippines. Trois jurés ont considéré que le Japon aidait les U.S.A. mais n’étaient pas leur complice.

Puis vient le Vietnam, où Sartre et elle participent au orjet de Lord Russell connu sous le nom du Tribunal de Stockholm : organiser un procès, en s’inspirant du Tribunal de Nuremberg, pour juger de l’action des américains au Vietnam. Ce Tribunal se tiendra à Stockholm dans un premier temps, et est composé de personnalités internationales venant de tous les coins du monde (juges, avocats, poète, écrivains, etc… (Gisèle Halimi en fait partie). Des preuves et témoignages sont accumulés, parfois difficiles à supporter. Tout cela va durer près d’un an. Mais ce sera passionnant, et les USA seront accusés d’agression et d’attaque contre les populations civiles, avec la complicité de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de la Corée du Sud. Ainsi que des attaques contre le Cambodge.

La deuxième session se déroulera au Danemark, avec la question du génocide, qui s’est peu à peu imposée avec la guerre totale engagée par les USA de manière unilatérale contre tout un peuple (bombardements massifs, épandages toxiques, dislocation des familles dans les villages…). Il sera déclaré que les américains utilisaient des armes interdites, qu’ils traitaient les prisonniers et les civils de manière inhumaine et contraire aux lois de la guerre, et qu’ils commettaient le crime de génocide. L’agression contre le Laos fut aussi dénoncée, ainsi que la complicité de la Thaïlande et des Philippines. Trois jurés ont considéré que le Japon aidait les U.S.A. mais n’étaient pas leur complice.

Ensuite vient la guerre des Six Jours. Elle commence par raconter leurs voyages en Égypte puis en Israël juste avant cette guerre, car la revue Les Temps modernes préparait un dossier sur le conflit israélo-arabe. p497. Ils reviennent, Sartre et elle, persuadés que ni Nasser ni les israéliens ne veulent la guerre. Mais Israël finira par la déclencher quand Nasser fermera le golfe d’Aqaba (le coup d’État en Grèce, fomenté par les américains, aurait amené Nasser à agir ainsi pour montrer sa force). Les réactions sont plutôt anti-israéliennes, et quel qu’il soit, le vainqueur aurait eu tort de toutes façons. La position de SdB est la suivante : l’objectif des nations arabes était de détruire Israël, de manière plus ou moins avouée. C’est inacceptable pour elle, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle soutienne la politique des territoires occupés d’Israël. Elle observe les réactions en France, et voit la gauche soutenir les palestiniens, et la droite ressortir les slogans racistes entendus pendant la guerre d’Algérie.

Retour en France, avec qui SdB entretient un rapport difficile. Elle renvoie dos à dos De Gaulle et Mitterrand : la droite n’a d’autre dessein que de conserver le pouvoir, et la gauche essaie en vain de se rassembler autour d’un programme cohérent. La France renoue avec l’Espagne de Franco, l’affaire Ben Barka la déshonore… Elle ne se sent concernée par rien.

Mai 68 arrive, elle décrit comment elle a vécu cette période, et les relations qu’ils avaient avec les étudiants en tant qu’intellectuels. La révolution avorta, le pays avait pris peur, les élections fin juin furent un succès pour les gaullistes.Il s’agissait pourtant d’une crise de la société néo-capitaliste et non celle d’une génération. Pour la première fois depuis 35 ans avait été posée la question de la révolution et du passage au socialisme dans un pays capitaliste avancé. Un an plus tard, c’est bien ce mouvement qui entraînait la défaite de De Gaulle au référendum constitutionnel, l’entraînant à la démission. Elle et Sartre gardent contact avec les gauchistes et les aident à maintenir leur journaux (La Cause du Peuple, L’Idiot International) dont l’État cherche à empêcher la publication par tous les moyens : ils en prennent la direction, même s’ils ne partagent toutes leurs thèses. SdB revient alors sur la condition ouvrière de l’époque, les patrons tout puissants, et le besoin de changer profondément la société. Voilà par quoi elle conclut le sujet :

Malgré quelques réserves — en particulier je ne saurais avoir une foi aveugle dans la Chine de Mao — je sympathise avec les maoïstes. Ils se revendiquent comme socialistes-révolutionnaires, en s’opposant au révisionnisme de l’U.R.S.S. et à la nouvelle bureaucratie créée par les trotskistes : je partage leur refus. Je n’ai pas la naïveté de croire qu’ils vont faire demain la révolution, et le « triomphalisme » de certains d’entre eux me semble puéril. Mais alors que toute la gauche traditionnelle accepte le système — se définissant comme une équipe de rechange ou comme une opposition respectueuse — ils en représentent une radicale contestation. Dans un pays sclérosé, endormi, résigné, ils créent des foyers d’agitation, ils réveillent l’opinion. Ils essaient de rassembler dans le prolétariat de « nouvelles forces » : les jeunes, les femmes, les étrnagers, les travailleurs des petites entreprises provinciales, moins encadrés par les syndicats que ceux des grandes concentrations industrielles. Ils encouragent et parfois de l’intérieur suscitent des actions d’un type nouveau : grèves sauvages, séquestrations. Ils posent effectivement le problème de l’existence d’une avant-guarde révolutionnaire. Si lep ays continue à se détériorer, si les contradictions du système deviennent de plus en plus manifestes, cette avant-guarde aura un rôle à jouer. De toutes façons, quelque soit l’avenir, je ne regretterai pas les quelques services que j’aurai pu leur rendre. J’aime mieux essayer d’aider les jeunes dans leur lutte qu’être le témoin passif d’un désespoir qui a conduit certains aux plus affreux suicides.

C’est assez révolutionnaire pour une personne de 64 ans ! En même temps, pas loin de faire les mêmes erreurs avec les maoïstes qu’avec la révolution soviétique… Si le projet a toujours l’air sympathique, sa mise en œuvre dérape très vite. Elle termine en parlant du mouvement M.L.F. et de son ouvrage « Le deuxième Sexe », de la condition des femmes à cette époque, de leur place dans la société. De tout cela, il ressort qu’effectivement, la société construite après-guerre avait un grand besoin de renouvellement, totalement sclérosée par une droite traditionaliste, et où la jeunesse et les femmes n’avaient que peu d’espoir.

Ce n’est sans doute pas le meilleur des quatre tomes de ses mémoires. La première partie a quelques faiblesses (ses amis, ses vacances) même si j’ai aimé le recul sur sa vie qu’elle prend (ça me parle). La deuxième partie, sur les années 60 dans le monde et en France, est par contre passionnante.

J’enchaîne avec Une mort très douce, petit récit souvent associé à ses mémoires, où elle raconte la mort de sa mère.

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Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme. Ce roman est donc le troisième opus d’une série autobiographique après Mémoires d’une jeune fille rangée et La force de l’âge : viennent ensuite Tout compte fait, auxquels on peut rallier le récit Une mort très douce (1964).

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