Voilà donc la suite de Fils de dragon. On retrouve essentiellement Lao San, le troisième fils de Ling Tan, et son éternelle promise la belle Mayli. Si l’histoire entre ces deux-là est le fil conducteur du récit, mais offre finalement peu d’intérêt, le moment historique choisi est lui intéressant, tout comme la façon dont les chinois perçoivent les occidentaux.
Lao San est devenu Cheng, un valeureux capitaine de l’armée chinoise, et fait partie d’un contingent envoyé en Birmanie pour soutenir les anglais (le peuple des Ying) alors en très mauvaise situation face aux japonais. La Chine veut ainsi montrer qu’elle peut compter comme un allié sérieux contre les forces de l’Axe, elle qui a bien besoin d’une aide extérieure : en effet, si les japonais l’emportent en Birmanie, cela achèvera l’encerclement de la Chine.
Ce qui est intéressant, c’est la façon dont les chinois perçoivent les occidentaux, qu’ils ne comprennent absolument pas. Tchang Kaï-chek a donné l’ordre au contingent chinois d’obéir à un général américain (le peuple des Mei), et ce dernier va les faire patienter à la frontière birmane, les empêchant de venir au secours des anglais très mal embarqués, sans plus d’explications. Quand l’ordre est enfin donné, la situation est déjà désespérée, Rangoon est tombé aux mains des japonais, et les anglais sont en déroute complète.
Les chinois vont alors se jeter courageusement dans la bataille pour permettre aux anglais de s’échapper en franchissant le pont d’un fleuve. Et le pire va arriver : dès le pont franchi, les anglais le détruisent, empêchant ainsi les chinois de les rejoindre, et les laissant se faire littéralement massacrer par l’ennemi. Historiquement, il s’agit de la Campagne de Birmanie, ou la force expéditionnaire chinoise de Birmanie. Je ne sais si cette bataille a vraiment eu lieu, et de cette façon.
Nos deux personnages vont tout de même s’en réchapper, happy end oblige, mais la chose qui ressort du roman, c’est l’incompréhension entre occidentaux et asiatiques : les anglais particulièrement sont décrits comme incapables de se comporter autrement qu’en êtres supérieurs (que ce soit envers les birmans, les chinois, ou encore les hindous). Plus globalement, les écarts de culture et de comportement sont tels que l’entente ne peut fonctionner. Voilà par exemple un dialogue entre Mayli et un soldat anglais alors qu’ils font route ensemble, fuyant les combats :
— Nous avons une responsabilité vis-à-vis de ce pays. Au mot responsabilité, il releva la tête et contempla cette Birmanie verdoyante à travers laquelle la route s’enfonçait comme une épée d’argent. — Pourquoi, dit-elle, pourquoi vous sentez-vous une responsabilité vis-à-vis de ce pays ? — Parce que, répondit-il gravement, il fait partie de l’empire. — Mais pourquoi l’empire ? dit Mayli. Pourquoi ne pas laisser ce peuple disposer de son propre pays et se gouverner lui-même ? — On ne peut pas rejeter ainsi une chose dont on a la responsabilité. On a envers elle un devoir à accomplir. À son expression honnête et troublée, elle comprit qu’il pensait sincèrement ce qu’il disait et qu’il sentait le poids de ce devoir sur ses épaules et sur celles de tout son peuple. Elle laissa, elle aussi, errer son regard sur cette contrée verdoyante. — Le monde serait pour nous meilleur, dit-elle, si vous et les vôtres n’étiez pas si bons. Il la regarda et se mit à bégayer, comme il faisait toujours quand il ne comprenait pas très bien. — Que… que voulez-vous dire ? — Nous pourrions être libres si vous ne pensiez pas qu’il est de votre devoir de nous sauver, dit-elle avec un regard à la fois triste et rieur. Votre sens du devoir fait de vous des maîtres et de nous des esclaves. Nous ne pouvons échapper à votre bonté. Votre honnêteté nous ligote. Un de ces jours, nous défierons votre Dieu lui-même et nous nous libérerons.
Dans les dernières pages, la petite troupe de rescapés se sépare : les anglais prennent à l’Ouest, pour rejoindre l’Inde et l’Empire, quand les chinois choisissent l’Est pour retourner dans leur pays. Un hindou qui avait jusque là toujours suivi Cheng et lui vouait une véritable dévotion (Cheng avait sauvé sa famille de la haine des birmans). Mais l’hindou choisit alors sa propre route :
L’Hindou, qui pendant des jours avait marché silencieusement et fidèlement derrière Cheng, rassemblant son corps mince et noir, fit un véritable bond, comme si ses jambes étaient des ressorts d’acier, et s’élança à la suite des Anglais. Il fit cela sans bruit, sans un cri, sans un mot d’adieu. Il disparut dans l’obscurité à la poursuite des Anglais, ses pieds nus ne faisant dans la poussière pas plus de bruit que ceux d’un tigre. Ils aperçurent dans un éclair son visage sauvage, le blanc de ses grands yeux tristes, l’éclat de ses dents blanches, puis il disparut. Ils étaient tous trop surpris pour parler et ce fut Cheng qui, le premier, dit en s’adressant à Charlie : — Cet Hindou… a-t-il toujours son poignard ? — Vous savez bien qu’il l’a toujours à la main et qu’il ne le lâche ni jour ni nuit. — Ce n’est pas un bon signe pour eux, dit Cheng d’un air sombre.
Voilà, c’est la fin des romans de Pearl Buck que je m’étais promis de lire. Il ressort de ces histoires le récit d’un monde en pleine transformation : la culture traditionnelle (et figée) faite du respect absolu des aînés, des mariages arrangés, d’une vie toute tracée dès la naissance, est largement remise en question par les jeunes, sans doute sous l’influence occidentale, présente dans les villes de la côte. Le monde paysan est lui aussi remis en cause, avec sa pauvreté sans espoir, la dureté de son travail, le paiement des taxes aux propriétaires, etc… Les rumeurs de révolution, d’un monde nouveau et plus juste courent à travers les campagnes. Enfin, l’occupation japonaise est décrite comme assez terrible, de véritables tyrans, méprisant, haïssant et exploitant les chinois (ce qui d’ailleurs facilitera le sentiment nationaliste de cet immense pays). On ne peut que regretter que Pearl Buck n’ait pas écrit sur la révolution communiste de Mao, mais elle était déjà rentrée aux États-Unis à ce moment de l’histoire…
Pearl Buck (1892-1973) est une femme de lettres américaine et a obtenu le prix Nobel de littérature en 1938. Elle n’a que 3 mois quand ses parents missionnaires partent pour la Chine, et parlera chinois avant l’américain. Ce n’est qu’à 17 ans qu’elle revient aux États-Unis suivre ses études universitaires, avant de vite retourner Chine où elle épousera un missionnaire agronome, dont elle divorcera peu après être revenue aux États-Unis en 1933. Première femme lauréate du prix Pulitzer qu’elle obtient en 1932. Elle adoptera sept enfants et aura combattu toute sa vie les injustices, défendu les minorités ainsi que les droits des femmes.