Je ne sais plus où j’ai entendu parler de Joan Didion et de ce livre, sans doute lors d’une émission de FC. Ces chroniques de l’Amérique des année 60 et 70 m’ont tout de suite intéressé.
Il s’agit d’un recueil de textes prélevés dans différents livres de l’auteur, et qui commence avec la fin des années 60 et d’abord à San Francisco, où l’assassinat de Sharon Tate sonne la fin du rêve communautaire américain.
Chaque chapitre traite d’un sujet, à la façon de Joan Didion, à savoir un mélange de (nouveau) journalisme et de littérature. C’est très bien écrit, et le fait-divers s’éclaire, sous les observations de l’auteur pleine de lucidité et d’un brin de pessimisme, pour donner bientôt le portrait assez critique et sans filtre d’une Amérique emplie de contradictions. Et c’est passionnant !
Le recueil est divisé en trois parties : la fin des années 60 donc, puis de la Californie, le paradis perdu (elle y est née), et enfin de New-York la pomme pourrie (elle y a vécu plusieurs années), pour terminer avec un dernier chapitre à Honolulu.
Il y a par exemple ce chapitre sur John Wayne, très touchant et drôle à la fois, où elle raconte comment à 8 ans elle le découvre au cinéma :
C’est là, en cet été 1943 tandis que le vent chaud soufflait dehors, que j’ai vu John Wayne pour la première fois. Vu la démarche, entendu la voix. Que je l’ai entendu dire à la fille dans un film qui s’appelait « La Ruée sanglante » qu’il lui construirait une maison, « au tournant du fleuve, là où poussent les peupliers ». Il se trouve que je ne suis pas devenue, en grandissant, une héroïne de western, et même si les hommes que j’ai connus avaient de nombreuses qualités et m’ont emmenée vivre dans de nombreux endroits que j’ai appris à aimer, ils n’étaient jamais John Wayne, et ils ne m’ont jamais emmenée à ce tournant du fleuve, là où poussent les peupliers. Dans ce recoin profond de mon cœur où pour l’éternité tombe la pluie artificielle, c’est toujours la réplique que j’espère entendre. […] Dans le monde de John Wayne, John Wayne était censé donner les ordres. « On y va », disait-il, et « En selle ». « En avant, hue », et « Un homme doit faire ce qu’il a à faire ». « Hello, there », disait-il quand il rencontrait une fille, sur un chantier ou dans un train ou debout sur le perron, attendant quelqu’un avec qui chevaucher dans les hautes herbes. Quand John Wayne parlait, impossible de se méprendre sur ses intentions ; il avait une autorité sexuelle si forte que même un enfant pouvait la percevoir. Et dans un monde dont nous avions très tôt compris qu’il était caractérisé par la vénalité, le doute et les ambiguïtés paralysantes, il évoquait un autre monde, un monde qui avait jadis ou n’avait peut-être jamais existé, mais qui en tout cas n’existait plus.
Elle nous parle aussi de l’affaire Patty Hearst, cette fille de milliardaire enlevée par une organisation d’extrême gauche et qui va ensuite participer aux actions de ce groupe (attaque de banques entre autres), et dont Joan Didion essaie de démêler les fils lors de son procès en toute lucidité : c’est là aussi très intéressant.
Viens l’histoire du viol d’une joggeuse à NY qui va défrayer la chronique et symboliser « le viol d’une femme blanche par des noirs » et devenir l’agression d’une ville.
Mais il y avait dans cette affaire une tension affective particulière, issue en partie des associations et des tabous profonds et allusifs attachés, dans l’histoire noire américaine, à l’idée du viol des femmes blanches. Le viol demeurait, dans la mémoire collective de nombreux Noirs, le cœur même de leur victimisation. Les hommes noirs étaient accusés de violer les femmes blanches, alors même que les femmes noires, comme l’écrivait Malcolm X dans son Autobiographie, avaient été « violées par le maître blanc jusqu’à ce que commence à émerger une race créée de toutes pièces, fabriquée à la main et passée au lavage de cerveau, qui n’était même plus de sa véritable couleur, qui ne connaissait même plus ses vrais noms de famille ».
Jusqu’au jour où Joan ne supporte plus du tout cette ville et va la quitter pour retourner en Californie :
Je ne pourrais pas vous dire quand j’ai commencé à comprendre. Tout ce que je sais, c’est qu’à vingt-huit ans, ça allait très mal. Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, et je ne pouvais plus écouter. Je ne pouvais plus rester assise dans des petits bars près de Grand Central à écouter quelqu’un se plaindre de l’incapacité de sa femme à accepter de l’aide tandis qu’il ratait à nouveau son train pour le Connecticut. Cela ne m’intéressait plus d’apprendre quelle avance d’autres personnes avaient touchée de leur éditeur, d’entendre parler de pièces à Philadelphie dont le deuxième acte se passait mal, ou de gens qui me plairaient beaucoup si je voulais bien faire l’effort de sortir et les rencontrer. Je les avais déjà rencontrés, toujours.[…]Je blessais les gens que j’aimais, et j’offusquais ceux que je n’aimais pas. Je pris mes distances avec la personne qui m’était plus proche qu’aucune autre. Je pleurais jusqu’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs et dans les taxis et dans les pressings chinois, et quand j’allai consulter le médecin il me dit seulement que j’avais l’air déprimée et que je devrais voir un « spécialiste ». Il m’écrivit le nom et l’adresse d’un psychiatre, mais je n’y allai pas.
À la place, je me mariai, ce qui se révéla une très bonne chose, mais au mauvais moment, puisque je ne pouvais toujours pas […] parler aux gens et que je pleurais toujours dans les pressings chinois. Jamais jusqu’alors je n’avais compris ce que signifiait « désespoir », et je ne suis pas sûre de le comprendre aujourd’hui, mais cette année-là, je compris.
Voilà, ce fut vraiment un bon moment de lecture : de bonnes chroniques sur de vrais sujets, bien écrits et analysés en toute lucidité, et à travers lesquels perce la franchise et l’honnêteté de l’auteur.
Joan Didion (1934-2021) est une journaliste et romancière américaine. Elle a travaillé pour la magazine Vogue à ses débuts. Élue femme de l’année en 1968 par le L.A. Times (aux côtés de Nancy Reagan), elle a aussi coécrit le scénario de Panique à Needle Park. Son dernier essai, « L’année de la pensée magique » — qui relate la mort soudaine de son mari d’une crise cardiaque — a reçu le National Book Award.