Archives de catégorie : Littérature

Urkas ! – Nicolaï Lilin

Urkas ! - Nicolaï Lilin Recommandé par une jeune libraire d’origine russe, j’ai donc lu Urkas !, ou comme l’indique le sous-titre : l’itinéraire d’un parfait bandit sibérien.

Sous une forme autobiographique romancée, l’auteur va nous raconter son enfance et son éducation dans une communauté sibérienne, dont la principale activité est le vol et les trafics en tous genre. Il faut dire que le gouvernement soviétique n’a rien fait pour eux, à part les déporter conte leur gré de Sibérie en Transnitrie (région coincée entre la Moldavie et l’Ukraine, revendiquant aujourd’hui son indépendance).

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le mode de vie est très réglementé, hiérarchisé, les actions codifiées selon des règles très strictes. Ils sont très religieux, et l’amour de la liberté n’a d’égal que la haine des policiers. La modernité venue du monde occidental est également proscrite. Le monde décrit est celui d’un autre temps, où l’honneur ne se marchande pas, et où un coup de couteau est vite donné.

Même les tatouages ont une signification bien précise (c’est d’ailleurs la voie que choisira l’auteur, il deviendra tatoueur) :

Le tatouage est intrinsèquement lié à la culture de la communauté criminelle russe, et chacun d’eux à une signification. Il constitue une sorte de carte d’identité qui sert à communiquer son rang au sein de la société criminelle : le type de « métier » exercé par un bandit et diverses informations sur sa vie et ses expériences en prison.
Chaque communauté possède sa propre tradition du tatouage, avec une symbolique et des motifs spécifiques, ainsi qu’une façon bien à elle de placer les signes sur le corps, de les interpréter. La culture sibérienne du tatouage est la plus ancienne, car ce sont précisément les ancêtres des bandits sibériens qui ont commencé à tatouer des symboles cryptés. Par la suite, cette culture a été imitée par d’autres communautés et s’est répandue dans toutes les prisons russes, en transformant les principales significations des tatouages et la façon de les réaliser et de les interpréter. Les tatouages de la caste criminelle la plus puissante en Russie, appelée Graine noire, sont entièrement calqués sur la tradition des Urkas, mais ils ont une signification différente. Les motifs peuvent être identiques, mais seule une personne capable de lire un corps peut « raconter » avec précision ce qu’ils cachent et expliquer pourquoi ils sont différents.

Le dépaysement est total, et la découverte de ce monde à part très intéressante. On sent toutefois que l’auteur a amalgamé plusieurs anecdotes de la communauté pour construire son histoire, et l’ensemble manque un peu de lien. Les digressions au milieu d’un récit peuvent aussi être très longues… mais on apprend plein de choses sur cette communauté, presque trop, comme si l’auteur avait voulu nous en dire le plus possible en une seule fois.

Finalement, le roman vaut le détour pour la découverte d’un monde inattendu, raconté sans pudeur ni honte, presque avec détachement parfois, tant le récit peut être sordide (notamment en prison) ou l’usage de la violence absurde.

La communauté décrite a aujourd’hui disparu… Voilà ce que dit Nicolaï Ilin (citoyen italien aujourd’hui, résidant en Italie) :

Une telle communauté n’existe plus. Il n’y a plus que mon frère, moi, et peut-être encore une ou deux autres personnes. Le problème, c’est qu’il n’en reste pas non plus en Sibérie. Le noyau de cette communauté a été déporté en Transnistrie, où il n’a pu survivre. La communauté que je décris dans le livre se composait de 40 familles. On peut dire que la tradition a été un soutien, mais que dans certaines situations, la survie d’une communauté déracinée est impossible.

Nicolaï Lilin n’a pas encore sa page sur wikipedia. À priori, il sera enrôlé par l’armée russe, puis envoyé en Tchétchénie, épisode qu’il évoque à la fin de ce livre, et qu’il racontera dans un autre livre : Sniper: Vie d’un soldat en Tchétchénie. Apparemment, là aussi, un témoignage assez cru sur les horreurs commises là-bas.

Le casse du siècle – Michael Lewis

Le casse du siècle - Michael Lewis C’est un collègue du boulot qui m’a prêté ce livre ; j’en avais toutefois déjà entendu parler comme d’un bon bouquin sur la crise financière de 2008. En général, je ne suis pas trop fan de ce genre de littérature traitant de sujets d’actualité « à chaud », mais je dois dire que j’ai bien aimé celui-ci, en particulier les portraits qu’il dresse des acteurs de cette histoire.

Il y a malgré tout quelques aspects de technique financière d’abordés, un peu compliqués et barbants, mais limités au minimum et bien expliqués. On peut ainsi garder le fil en se limitant aux principes de bases, et là c’est un véritable polar que l’on tient dans les mains.

Donc la crise c’est très simple :

Prenez des gens malhonnêtes et sans aucun scrupule, dont le seul objectif est de faire du profit sans tenir compte des conséquences, au risque de faire exploser tout le système, y compris la démocratie : j’ai nommé les banques d’affaires (Goldman Sachs en est le symbole le plus abouti, mais loin d’être la seule). Dans ce monde, pas d’éthique, tout est permis et sacrifié sur l’autel du profit : conflits d’intérêts, obstruction à la justice, etc… Leurs traders, à peine sortis de l’école, sont les plus brillants et motivés par de très gros bonus, acceptant tout d’une hiérarchie hystérique et/ou incompétente. L’auteur Michael Lewis s’était retrouvé dans cette situation (diplômé d’un master en économie), et voilà ce qu’il en dit dans la préface :

Qu’une banque d’investissement de Wall Street ait été disposée à me payer des centaines de milliers de dollars pour prodiguer des conseils de placement à des adultes demeure à ce jour un mystère pour moi. J’avais 24 ans, et je ne connaissais rien, ni ne m’intéressais particulièrement, aux fluctuations du marché. La fonction essentielle de Wall Street était de répartir les capitaux : de décider qui devait en avoir on non. Croyez-moi quand je vous dis que je n’avais pas la moindre idée sur la question. Je n’avais jamais étudié la comptabilité, jamais dirigé d’entreprise, jamais même eu d’économies personnelles à gérer. Je m’étais retrouvé par hasard à travailler chez Salomon Brothers en 1985, et en étais ressorti, plus riche, en 1988, et bien que j’aie écrit un livre sur cette expérience, tout cela me semble toujours aussi grotesque.

Ajoutez-y une bonne dose d’incompétence avec les agences de notations (Moody’s, Standard & Poor’s), qui ont accordé leur fameux triple-A à des contrats très complexes sans n’y rien comprendre. À moins que là aussi, un peu de malhonnêteté et de conflits d’intérêts n’aient également joué un rôle… C’est vrai que leur traders ne sont pas les plus brillants non plus, loi du marché oblige ! Toujours est-il qu’avec une telle note, ces produits toxiques se sont disséminés partout sur la planète financière, ce ne sont pas les gogos qui manquent….

Et tout cela dans un marché obligataire à peu près sans réglementation, où l’on refuse que le pire puisse arriver : en fait, ils ne peuvent même l’imaginer, tant le système de pensée ambiant vous en empêche. C’est un aspect intéressant du livre, la description des rapports humains dans ces boites fait froid dans le dos.

Vous y êtes. Il ne reste plus qu’à proposer un prêt immobilier à des types qui au moindre problème (ou variation du marché) ne pourront pas le rembourser… mais quand ce système de crédit fonctionne bien depuis 15 ans, comment imaginer que cela puisse ne pas continuer ? qu’à force de tirer sur la corde et de prêter à des gens de plus en plus pauvres, ce qui doit arriver va vraiment arriver ?

Continuer la lecture… Le casse du siècle – Michael Lewis

L’homme qui savait la langue des serpents – Andrus Kivirähk

L'homme qui savait la langue des serpents - Andrus Kivirähk Coup de cœur du libraire, et je me suis laissé convaincre : au Moyen-Âge, en Estonie, l’histoire d’un monde ancien qui disparaît, quand les hommes vivaient dans la forêt et commandaient aux animaux grâce à la langue des serpents… Et puis la civilisation chrétienne  arrive, les familles quittent peu à peu la forêt pour cultiver les terres du Seigneur des lieux, adhèrent à la nouvelle religion, reniant par la même occasion le monde païen d’où ils venaient.

En commençant ce livre, je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre. C’est une fable, plutôt bien écrite, mais une fois passé l’attrait de la découverte de ce monde un peu étrange, je me suis tout de même ennuyé ferme, me croyant plongé dans un roman pour adolescent tout au plus. Et puis quand les choses viennent à se corser pour Leemet, le jeune narrateur et dernier habitant de la forêt, le refus et la critique de cette civilisation qui arrive est assez percutant, tendance anarchiste. La religion n’est pas épargnée bien sûr, mais aussi l’asservissement et la perte de la liberté. Le récit devient alors assez violent, et l’on se rend bien compte alors que l’on n’est pas dans un compte pour enfants… Cela donne envie de finir l’histoire, pour ceux qui n’auront pas refermé le livre avant.

C’est finalement la postface de Jean-Pierre Minaudier, intitulée « Le pamphlet sous la fable », qui en parle le mieux :

« Il n’y a plus personne dans la forêt » : c’est la première phrase, et elle revient au moins une dizaine de fois. L’homme qui savait la langue des serpents est l’histoire d’une solitude irrémédiable, malgré tous les efforts faits pour s’en arracher, et un récit du désenchantement du monde : la réalité sylvestre fantastique, débordante au début du roman, disparaît progressivement, exterminée (les serpents) ou tombée dans l’oubli (la salamandre). Le roman est surtout une réflexion sur ce que c’est qu’être « le dernier des mohicans », être en retard sur son temps, être en décalage avec le reste du monde ; réflexion menée, de manière très centro-européenne, par le biais de l’identité, du mode de vie, de la culture, de la langue.

Il faut préciser que l’identité nationale estonienne se fonde essentiellement sur la langue : les Estoniens sont très fiers d’avoir pu conserver durant des millénaires leur idiome pré-indo-européen et la culture qu’il véhicule, mais ils les sentent menacés par la modernité. L’extrême agressivité culturelle du pouvoir soviétique (russophone) qui les a opprimés durant un demi-siècle les a fortement alarmés, et la question se pose toujours, quoique autrement, dans notre monde anglophone et globalisé : les petites cultures, les minorités, les petits peuples ont-ils un avenir ?

Mais le roman de Kivirähk n’est absolument pas un livre romantique où s’exprimerait exclusivement la nostalgie de ce qui s’en va. Kivirähk est l’anti-Fenimore Cooper : même s’il se place du point de vue d’un homme de l’ancien monde et s’il souligne que pour certains d’entre nous il n’est pas d’autre choix possible que le rejet de la modernité, jamais il ne tombe dans le piège indigéniste qui consiste à idéaliser le temps jadis, les gens de la forêt, la dernière tribu, et à mépriser et condamner sans nuance l’ensemble du monde nouveau ? cette idéologie raciste à l’envers, en vogue depuis « Danse avec les loups » ou « Avatar ». Kivirähk présente la modernité comme ayant ses attraits (à commencer par le vin) : la répulsion que lui témoigne le narrateur est une affaire de goût plus que de bien et de mal. En revanche, l’univers traditionnel de la forêt sécrète des personnages particulièrement antipathiques comme Ülgas et Tambet, enfermés dans leur passion identitaire et tentant de jouer de leur statut de gardiens des traditions pour acquérir une position de pouvoir, jusqu’à devenir des assassins. Ce sont eux les vrais méchants du livre ; les Estoniens qui ont succombé aux sirènes de la modernité ne sont que des imbéciles (manifestement, pour Kivirähk comme pour Flaubert, la bêtise mène le monde). De même, l’anticléricalisme violent et sans nuances de l’ouvrage ne prend pas seulement le christianisme pour cible, mais aussi l’ancienne religion païenne.

En lisant cette superbe réflexion sur le passage du temps, la mémoire et l’identité, on pense moins à Astérix qu’à ces Bretons bretonnants morts dans la tristesse de ne pas comprendre leurs petits-enfants devenus francophones, à ces Basques qui se battent légitimement pour sauver leur langue et leur identité, mais dont certains ont choisi le chemin d’Ülgas ; ou encore à ces communautés indiennes progressivement marginalisées, appauvries culturellement, réduites à quelques individus perdus dans un monde nouveau qu’ils détestent car il les a détruits, mais bien incapables de revenir à leur monde traditionnel disparu depuis toujours ? certains meurent de tristesse et d’alcool, comme Meeme ; d’autres se réfugient dans l’agressivité et la violence, sans espoir de vaincre. Mais face au temps qui passe et à un monde qui change à un rythme de plus en plus vertigineux, nous sommes tous (ou nous serons tous un jour) des Indiens, des Bretons, des Leemet : vivre en faisant le moins de dégâts possible autour de soi, c’est accepter l’inévitable tristesse de tout cela, sans se vautrer dans le conformisme et la bêtise qui triompheront toujours, sans pour autant verser dans la haine ni se réfugier dans l’idéalisation d’un passé fantasmé, qui est une autre forme de bêtise.

Andrus Kivirähk (né le 17 août 1970 à Tallinn) est un auteur de nouvelles et de livres pour enfants, chroniqueur, dramaturge et scénariste estonien. Journaliste professionnel, c’est un chroniqueur plein d’humour et plein d’esprit violant les tabous. Comme écrivain il est très productif, il attire l’attention au début des années 1990 avec ses histoires d’Ivan Orav (Ivan L’écureuil). Il est un grand conteur, dont les écrits dégagent un humour chaleureux et délicat.

Morceaux de bravoure – Norman Mailer

Morceaux de bravoure - Norman Mailer C’est à la la suite d’une critique enthousiaste de Nicolas Demorand que j’ai acheté ce livre : « immense écrivain américain… ruminations sur l’époque : l’anti-communisme, la culture pop américaine… c’est formidable quand un écrivain se met à faire du journalisme…un monstre sacré de la littérature américaine. ».

J’apprendrai à me méfier de l’enthousiasme de Mr Demorand à l’avenir ! Dans la préface, Norman Mailer précise qu’il s’agit en fait de deux livres, qu’il a tenu à publier en un seul : le premier réunissant ses textes courts préférés des années soixante-dix, le second un choix d’interviews de la même période. La première s’appelle Pieces, la seconde Pontifications.

La première partie s’est révélée intéressante, Norman Mailer y parle de son métier d’écrivain, du pouvoir de la télé en racontant certaines émissions de télé auxquelles il a participé (dont une très drôle avec Truman Capote), de son ami et traducteur Jean Malaquais, du « dernier tango à Paris », de la C.I.A…

La seconde par contre porte bien son nom : Pontifications. Il s’agit d’un recueil d’interviews donnés à des journalistes, à propos de mariage, du sexe, de Dieu et du Diable (Mailer croit plus au Diable qu’en Dieu semble-t-il, ce qui parait parfaitement idiot), de la science, etc..

J’ai trouvé toute cette deuxième partie complètement nulle, autant les questions des journalistes que les réponses de Mailer. De la vraie branlette intellectuelle, où transpire tous les problèmes typiques des américains : sexe, religion, racisme, etc… Mais sous le couvert d’un intellectualisme  très élaboré, on peut discuter des heures du sexe des anges, n’est-ce pas ?

Bref, j’ai bien failli plusieurs fois refermer ce livre une bonne fois pour toutes. Norman Mailer a un avis sur tout, c’est un peu ça le problème, et une manière de l’exprimer très suffisante. Le personnage est complexe, certes, et a vraiment du mal à paraître sympathique.

Norman Mailer (1923-2007) est un écrivain américain. Il connaît le succès à 25 ans avec « Les nus et les morts », racontant l’histoire de soldats américains combattant sur un atoll japonnais. Il reconnaît qu’il n’avait alors pas encore trouvé son propre style, s’étant contenté de copier ses mentors littéraires, comme Hemingway (il raconte ça très bien dans Morceaux de bravoure, d’une manière très honnête).
Vers les années 50, il est tenté par le marxisme et l’athéisme (apparemment il s’en est remis). Marié six fois, il agresse en 1960 sa femme à coups de canif ; elle ne porte pas plainte, mais Mailer passera trois semaines en hôpital psychiatrique. Dans les années 1970, il sera un farouche opposant à la guerre du Vietnam. Un peu plus tard, il s’opposera aussi à la présidence de Georges W. Bush.

La survie de l’espèce – Paul Jorion & Grégory Maklès

La survie de l'espèce - Paul Jorion & Grégory Maklès Quoi de mieux qu’un format BD pour expliquer quelque chose à priori d’aride et compliqué ?

La survie de l’espèce (Futuropolis-Arte), c’est le capitalisme expliqué à toutes et à tous, de 7 à 77 ans, et c’est Paul Jorion qui s’y colle pour les textes, avec Grégory Maklès pour les dessins.

Autant vous le dire tout de suite, c’est une vraie réussite !

Comme toute bonne BD, on la dévore avec délice ; « essai dessiné incisif, humoristique » indique la couverture… c’est même cinglant parfois, le rire est à double tranchant !

La violence du système y est démontrée de façon éclatante, avec beaucoup d’intelligence et d’humour. Les dessins de Grégory Malkès, bourrés de références, la sobriété volontaire des couleurs, sont  en parfaite symbiose avec le ton du texte…

Car si le sujet est sérieux, la démonstration ne quitte pas son ton une seconde ; il ne s’agit pas d’apitoyer le lecteur, plutôt de le réveiller. Première partie : la fabrication du consentement, et le surplus qui en résulte, en partant des origines :

La fabrication du consentement

Et ce surplus, il faut le partager, vient alors le jeu du Partage du Surplus :

RÈGLE DU JEU : LE BUT DU JEU DU PARTAGE DU SURPLUS EST DE PARTAGER LE SURPLUS LE MOINS POSSIBLE (EN TOUTE CIVILITÉ BIEN SÛR)

La deuxième partie s’intitule : Ce qu’il advient du surplus et la troisième et dernière : Le démenti par les faits… je vous laisse imaginer de quoi il retourne.

Le texte n’a rien à envier aux dessins :

Notez que le terme « demandeur d’emploi » reflète seulement le point de vue administratif. Si vous demandez à l’administration de faire un truc, vous êtes un demandeur (l’Administration est polie). Mais sur le marché de l’emploi, on devrait plutôt dire que Judith est une offreuse de travail, car elle offre sa capacité de travail à l’humanité. L’humanité n’est pas forcément intéressée. Et pour cause : grâce aux machines, l’humanité a de moins en moins besoin de travail. C’est un de ces problèmes complexes qu’il est plus simple de résoudre en décrétant que c’est la faute à quelqu’un. Dans le cadre de la compétition permanente, malheur au perdant… Outre le fait que ça élimine en priorité ceux qu’on estime être les moins utiles, ça incite ceux qui restent, quand on le leur demande gentiment, à courir plus vite.

Paul Jorion termine heureusement par une belle anecdote au ton optimiste, faites d’espoir dans la jeunesse. Une BD à lire, véritable ovni sur le sujet. À faire lire à ses enfants, à prêter à ses amis, ou mieux encore à leur offrir…

Paul Jorion, né le 22 juillet 1962 à Bruxelles, est un chercheur en sciences sociales, ayant fait usage des mathématiques dans de nombreux champs disciplinaires. Docteur en sciences sociales de l’université libre de Bruxelles, diplômé en sociologie et anthropologie sociale, il a enseigné dans plusieurs grandes universités, et travaillé aux Nations-Unies sur des projets de développements en Afrique.

Il a également travaillé dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix, ayant préalablement été trader sur le marché des futures dans une banque française.

Son blog est très un bon endroit pour se renseigner sur la crise. On peut aussi y trouver quelques planches complètes de La survie de l’espèce, comme celle de cet article.

Le marathon d’Honolulu – Hunter S. Thompson

Le marathon d'Honolulu - Hunter S. Thompson Retour à Hunter S. Thompson ; cette fois c’est le libraire qui m’a réservé ce livre sans que je ne lui demande rien ! Le genre de petite attention que seul un libraire peut vous apporter…

Jusqu’alors inédit en France, publié sous le titre original de « The curse of Lono », ce sont les éditions Tristram qui le publient, sous un format « souple » bien agréable à tenir en main, avec une belle photo de HST pour la couverture.

On le retrouve au meilleur de sa forme, et l’on comprend mieux son mode de fonctionnement. À partir d’un événement réel, il va écrire un roman totalement déjanté. On imagine la trame de faits réels derrière son récit, mais chaque fait est exagéré, déformé, pour mieux s’intégrer au récit qu’il a imaginé, n’hésitant pas à y mêler un brin d’histoire et de mythologie locale…

Car l’histoire est parsemée d’extraits des récits du dernier voyage du Capitaine Cook lorsque celui-ci découvrit les îles Hawaï. Destin tragique, puisqu’il y trouva la mort dans d’étranges circonstances : lors de sa première arrivée, il fut considéré comme la réincarnation du dieu Lono, car cela correspondait à la mythologie des indigènes. Un mois après, il repart, mais à cause d’une avarie au mât de misaine, décide de rebrousser chemin pour réparer le bateau. Et le drame éclate : cette fois, cela ne correspondait plus du tout à la mythologie locale, le dieu Lono n’était pas censé revenir aussi vite !
Des tensions apparaissent, un vol de chaloupes dégénère, Cook veut alors prendre le roi en otage, mais les locaux ne se laissent pas faire, et James Cook sera atteint à la tête d’un coup de dague au cours de l’affrontement. Ironie du sort, s’il avait su nager, il aurait pu s’échapper.

Thompson s’empare de tout ça, et le mélange vigoureusement, à l’aide d’alcool et de drogues diverses comme à son habitude. Cocktail détonnant garanti ! Par exemple HST part pêcher en mer…se félicitant que le ciel soit dégagé le matin du départ :

Je pris cela comme un bon présage, mais je me trompais. À la nuit tombée, nous allions nous retrouver engagés dans un combat à mort contre les éléments, impuissants, ballottés dans le pire du ressac et rendus à moitié fous par la peur et de puissants produits chimiques.

Bien sûr, HST se prendra pour la réincarnation du dieu Lono vers la fin de l’histoire ! Néanmoins, certaines de ses remarques sur le marathon en particulier, et le sport en général, ne manquent pas d’intérêt. Dans les Nouveaux commentaires sur la mort du rêve américain, il y avait une lettre qui en parlait :

Il n’y a aucune raison à tous ces coureurs à pied. Seul un imbécile tenterait d’expliquer pourquoi quatre mille japonais couraient à vitesse maximale le long du USS Arizona, mémorial englouti en plein milieu de Pearl Harbor, en compagnie de quatre ou cinq mille libéraux américains certifiés, défoncés à la bière et aux spaghettis, tous prenant le truc tellement au sérieux qu’il n’y en avait pas un sur deux mille pour sourire à la perspective d’une course de 42 kilomètres faisant figurer quatre mille japonais, avec départ et arrivée à un jet de pierre de Pearl Harbor, le matin du 7 décembre 1980…
Trente-neuf ans plus tard. Que fêtent donc ces gens ? Et pourquoi en cet anniversaire tâché de sang ?
[…] Cours comme si ta vie en dépendait, mon gars, car c’est tout ce qui te reste. Ceux-là même qui brûlaient leur ordre d’incorporation pendant les sixties, puis se perdirent au cours de la décénie suivante, sont maintenant dans la course à pied. Après que la politique a échoué et que les relations personnelles sont devenues ingérables ; après que Mc Govern eut perdu et Nixon explosé sous nos yeux… une fois Ted Kennedy stassenisé et après que Jimmy Carter a tiré un trait sur toute personne ayant cru la moindre chose qu’il ait dite sur n’importe quel sujet — et après que la nation se soit tournée en masse vers la sagesse atavique de Ronald Reagan.
Ah, ce sont, après tout, les années 80, et le temps est enfin venu de voir qui a des dents, et qui n’en a plus… Ce qui peut ou non rendre compte de l’étrange spectacle de deux générations d’activistes politiques et d’anarchistes sociaux se transformer enfin — vingt ans plus tard — en coureurs.
Pourquoi ? C’est ce que nous sommes venus examiner ici.

Voilà quelques extraits, je me suis limité à ceux parlant du marathon, de manière sérieuse ou pas. Le dernier est particulièrement vrai.

Continuer la lecture… Le marathon d’Honolulu – Hunter S. Thompson

Les anonymes – R.J. Ellory

Les anonymes - R.J. Ellory Cet auteur de roman policier m’a été chaudement recommandé par un ami un soir, et je suis reparti de chez ce dernier avec ce livre sous le bras.

Et c’est vrai que l’on rentre bien dans cette histoire. C’est bien écrit, agréable à lire, et l’on a parfois du mal à refermer le bouquin sans passer au chapitre suivant…

Il y a toutefois certaines longueurs, qui expliquent les 700 pages du roman. L’inspecteur Miller semble parfois un peu naïf, comme s’il découvrait que la CIA a fait des choses vraiment pas belles en Amérique centrale… Et si l’enquête piétine salement, on se demande parfois comment certaines évidences ne leur sautent pas aux yeux ; le manque de ressources de la police ne suffit pas à l’expliquer…

J’ai lu quelque part sur le net que ce n’était pas le meilleur de ses romans : Seul le silence est peut-être un meilleur choix pour découvrir l’auteur…

R.J. Ellory est né en 1965 à Birmingham. À lire la page wikipedia, il n’a pas eu une enfance facile, c’est le moins que l’on puisse dire. Il fera trois mois de prison pour un vol de poulets dans un monastère. Il connaît finalement le succès en 2003 avec Candlemoth. En 2012, il se fait repérer sur internet à émettre des critiques positives sur ses bouquins… et négatives pour les autres (en utilisant un pseudonyme bien sûr). Il s’est depuis excusé ! 😉

Principe du gouvernement représentatif – Bernard Manin

Principe du gouvernement représentatif - Bernard Manin C’est Étienne Chouard qui parlait de ce livre lors de la conférence L’État et les banques, les dessous d’un hold-up historique. Il était en cours de réédition, et désormais à nouveau disponible.

Étienne Chouard précisait : Alors le titre n’est pas sexy, si vous le voyez dans une bibliothèque sans que je vous en ai parlé, vous ne l’achetez pas, vous vous dites ça je le lirai peut-être demain, mais pas tout de suite. Pourtant vous allez voir dès les premiers mots, c’est tout de suite sexy.

Sans aller jusque là, ce livre a le mérite d’être très clair, parfaitement construit, et c’est effectivement très intéressant. On y apprend plein de choses très utiles pour comprendre notre système de gouvernement actuel, que l’on présente à tort comme une démocratie.

En effet, la première chose à comprendre est la suivante, et je cite Étienne Chouard à nouveau :

Le mot démocratie pour les régimes actuels est une escroquerie. Si on continue à l’appeler démocratie , on ne s’en sort pas, on est comme dans une glue intellectuelle qui nous empêche de penser même l’alternative.
Il n’y a pas de démocratie sans tirage au sort. Les athéniens pendant 200 ans se sont protégés des riches, ce sont les pauvres qui ont dirigé grâce au tirage au sort. Jusqu’en 1789, tout le monde savait que la démocratie c’était le tirage au sort, et que l’élection était aristocratique. Tous les penseurs politiques, Aristote, Montesquieu, Rousseau, tous savaient que la démocratie c’était le tirage au sort. Et puis bizarement, depuis que ce sont les élus qui ont mis en place le gouvernement représentatif, on n’en parle plus. On n’apprend plus cela à l’école.
Bernard Manin s’est mis en tête de faire un bilan comparé, et c’est un plaidoyer pour le tirage au sort. Parce que les arguments de protection contre la corruption, de protection contre les injustices, de protection contre l’oligarchie… mais c’est incroyable, vous allez adorer ! Ce livre là va vous changer.

Mais contrairement à ce que dit Étienne Chouard (probablement porté par son enthousiasme), Bernard Manin ne fait pas vraiment un bilan comparé des deux systèmes, ni un plaidoyer pour le tirage au sort, même si ce dernier a des valeurs démocratiques évidentes. Ce n’est en tout cas pas comme cela que je l’ai perçu. Il s’agit plus du travail d’un chercheur retraçant l’évolution des systèmes de gouvernements depuis l’antiquité.

Il explique bien par contre comment le tirage au sort a brusquement disparu, remplacé par l’élection. Puis comment ce gouvernement représentatif a évolué au fil du temps : partis politiques, médias, fluctuation des votes, sondages.

Cette dernière partie est très éclairante sur le fonctionnement de notre mode de gouvernement. Pourquoi les élus ne sont-ils pas tenus par leurs promesses durant leur mandat, mais comment ils sont potentiellement jugés sur leurs actes lors de la réélection. Pourquoi nos politiques sont-ils si friands des sondages ? ce dernier point était une énigme pour moi (au moins sur l’ampleur du phénomène) : grâce à ce livre, je comprend mieux de quoi il retourne.

Revoyons un peu tout cela, l’article est assez long, mais j’espère intéressant. Il ne remplace pas la lecture du livre bien entendu, pour ceux qui veulent creuser le sujet.

Continuer la lecture… Principe du gouvernement représentatif – Bernard Manin

Le bonheur des petits poissons – Simon Leys

Le bonheur des petits poissons - Simon Leys J’ai déjà fait un article sur ce petit recueil suite à un article du Canard enchaîné, en février 2008 (voir ici). À cette époque, je ne l’avais pas lu… c’est maintenant chose faite.

Ce recueil contient les chroniques publiées par l’auteur dans le Magazine littéraire (2005-2006), ainsi que quelques chroniques plus anciennes parues dans d’autres revues.

Comme souvent avec Leys, c’est l’occasion pour lui de partager sa culture et son amour de la littérature. C’est toujours aussi agréable à lire, et de plus parsemé d’anecdotes et de citations.

Je ne résiste pas au plaisir de citer de nouveau l’apologue de Zhuang Zi qui sert de titre à l’ouvrage :

Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa :  « Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux !  » Hui Zi objecta :  « Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les poissons sont heureux ? – Vous n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ? – Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux. – Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m’avez demandé « d’où tenez-vous que les poissons sont heureux » la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le sais – eh bien, je le sais du haut du pont.

Et voilà ce que dit Simon Leys à propos de Céline, qui résume bien ‘le problème’ je trouve :

J’ai ici un disque de Céline que j’écoute de temps à autre : les premières pages du Voyage au bout de la nuit (lues par Michel Simon) vous donnent physiquement (chair de poule) le sentiment du génie à l’état pur.  C’est bouleversant. Puis vient une longue interview de l’auteur, qui radote et rabâche des platitudes. C’est consternant. Céline et le docteur Destouches auraient-ils donc été deux individus différents ?

Cela continue ainsi sur plein de sujets : la paresse (un éloge), le tabac, le succès, la vérité… toujours par le biais de la littérature, bien entendu. À ce sujet, une dernière citation, de Schopenhauer cette fois :

L’art de ne pas lire est très important. Il consiste à ne pas s’intéresser à tout ce qui attire l’attention du grand public à un moment donné. Quand tout le monde parle d’un certain ouvrage, rappelez-vous que quiconque écrit pour les imbéciles ne manquera jamais de lecteurs. Pour lire les bons livres, la condition préalable est de ne pas perdre son temps à en lire de mauvais, car la vie est trop courte.

Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, est né en 1935 à Bruxelles. Après avoir étudié le droit et l’histoire de l’art à Anvers, il poursuit des études de langue, de littérature et d’art chinois à Taïwan, Singapour et Hong Kong, devenant un sinologue réputé. En 1971, il publie Les habits neufs du président Mao (1971), première critique virulente de la révolution culturelle qui lui attirera à l’époque l’inimitié de certains intellectuels français maoïstes.

Autres articles sur Simon Leys sur le blog :

Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, est né en 1935 à Bruxelles. Après avoir étudié le droit et l’histoire de l’art à Anvers, il poursuit des études de langue, de littérature et d’art chinois à Taïwan, Singapour et Hong Kong, devenant un sinologue réputé. En 1971, il publie Les habits neufs du président Mao (1971), première critique virulente de la révolution culturelle qui lui attirera à l’époque l’inimitié de certains intellectuels français maoïstes.

 

Home – Toni Morrison

Home - Toni Morrison Un autre bouquin recommandé par un collègue : « tu verras, le racisme au quotidien en Amérique, très épuré, magnifique ».

Effectivement le bouquin n’est pas très épais, et en cela il est épuré ; on est plus proche ici d’une longue nouvelle que d’un véritable roman. À 17 € la nouvelle, c’est un peu cher, mieux vaut attendre la sortie en poche !

Quant à l’histoire, elle se passe aux États-Unis dans les années 1950, en pleine ségrégation. Le héros (noir) ne revient pas du Vietnam mais de Corée… ça ne change pas les troubles psychiques apparemment. Il va devoir retourner dans sa ville natale en Géorgie (un état du Sud) car sa sœur est en danger. Il la sauvera et réciproquement.

L’histoire est racontée dans un ordre autre que chronologique : c’est donc parti pour l’apprendre par bribes, dans le passé, dans le présent, recoller les morceaux du puzzle. Ça m’énerve ! 😉 Mais c’est bien écrit, et assez bien fait : une époque guère reluisante (et pourtant proche) se dessine par petites touches, comme la référence à The Negro Travelers’ Green Book, guide de voyage à l’usage des noirs, listant les restaurants, les hôtels où ils ne se feront pas refouler…

Mais bon, la brièveté du ‘roman’ empêche d’aller très loin dans la description de l’époque. Dommage, d’autant que l’histoire (le racisme, le retour de la guerre), n’a du coup rien de très original.

Toni Morrison est née en 1931 dans l’Ohio, est une romancière, professeur de littérature et éditrice américaine, lauréate du Prix Pulitzer en 1988, et du prix Nobel de littérature en 1993. Elle s’est fait connaître en France avec son roman Beloved.