Patti Smith – Rock’n Roll Nigger

Surprise hier en parcourant sur Deezer l’album Easter de Patti Smith, sorti en 1978, et dont je me souviens avoir acheté le vinyle : le titre « Rock’n Roll Nigger » , sixième piste de l’album, n’est plus disponible en écoute ! Bon, je dois avouer qu’à l’époque, on écoutait surtout « Because the Night » . 😎

J’ai d’abord vu que le titre avait été modifié pour ne pas faire apparaître le mot désormais tabou : Rock’n Roll N****r. Mais cela ne s’est pas arrêté là : le morceau a carrément été retiré et ne peut plus être écouté ! Je n’en revenais pas !! Que ce soit sur Deezer ou Spotify, c’est la même chose :

Le titre est grisé, renommé, et n’est plus disponible à l’écoute

Bien sûr, j’ai entendu parler du roman d’Agatha Christie « 10 petits nègres » rebaptisé en « Ils étaient dix ». Et ce n’est pas le seul, l’excellent roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee est banni de certains états ou d’écoles aux États-Unis, mais au moins on peut encore lire ces livres… Ici, le morceau est carrément rendu indisponible (heureusement, on peut encore le trouver ailleurs sur le net).

Cette façon d’effacer le passé me gêne profondément, et me fait immanquablement penser à George Orwell et à son 1984, avec Winston Smith dont le travail consiste à remanier les archives historiques afin de faire correspondre le passé au présent ! Quand je lisais ça, je pensais que c’était purement fictionnel… 😳

J’ai cherché un peu pour mieux comprendre ce qui s’est passé ici. Patti Smith est une artiste (poète qui plus est) qui a utilisé le mot en lui donnant un autre sens (en 1978), quand le NAACP, principale organisation de défense des droits des Noirs, rêve de l’éradiquer (2007), « y compris dans le dictionnaire ».

La chanson

En fait, c’est le magazine Rolling Stone qui en octobre 2022 a révélé que le morceau avait été retiré de la plupart des plateformes (Spotify, Apple Music, Tidal, Amazon Music). Sans aucune explication de ces dernières, et sans savoir si l’artiste a fait l’objet de pressions. Une chose est sûre, le mot « nègre » ne veut plus être entendu aux États-Unis. Toujours est-il que Patti Smith a retiré ce morceau de ces concerts (et oui, elle se produit toujours sur scène à 75 ans !) alors qu’il y figurait en bonne place précédemment.

Mais dans cette chanson, Patti Smith (qui est aussi une poétesse a qui l’on peut tout de même donner un certain crédit ainsi qu’une liberté pour l’usage des mots), lui donne un autre sens : un nègre n’est pas un noir, mais plutôt un rebelle, un génie pestiféré, rejeté par la société. C’est assez clair, extrait de la chanson :

Outside of society, they're waitin' for me.
Outside of society, that's where I want to be.
...
I was lost, and the cost,
and the cost didn't matter to me.
I was lost, and the cost
was to be outside society.

Jimi Hendrix was a nigger.
Jesus Christ and Grandma, too.
Jackson Pollock was a nigger.
Nigger, nigger, nigger, nigger,
nigger, nigger, nigger.

Outside of society, they're waitin' for me.
Outside of society, if you're looking,
that's where you'll find me.

Les paroles complètes de la chanson sont ici. Wikipedia (en) a une page sur la chanson, voilà ce qu’on peut y lire sur le sujet (traduction Deepl) :

Dans la chanson, Smith s’identifie comme un « nègre », c’est-à-dire un outsider rebelle et honorable. Duncombe et Tremblay suggèrent dans White Riot que Smith poursuit la tradition du nègre blanc de Norman Mailer, adoptant la culture noire pour exprimer des choses qu’elle pense que sa propre culture n’autorise pas, et rejetant l’oppression que la culture blanche a historiquement imposée aux autres.

Lors d’une interview donnée après la sortie de Easter, Smith a discuté de la chanson avec un journaliste de Rolling Stone.
Journaliste : L’autre jour, vous avez dit que si quelqu’un était qualifié pour être un nègre, c’était Mick Jagger. En quoi Mick Jagger est-il qualifié pour être un nègre ?
Smith : Sur nos notes de pochette, j’ai redéfini le mot nègre comme étant un artiste mutant qui va au-delà du genre.
Reporter : Je n’ai pas compris comment Mick Jagger a pu souffrir comme n’importe qui ayant grandi à Harlem.
Smith : La souffrance ne fait pas de vous un nègre. Je veux dire, j’ai aussi grandi dans la pauvreté. D’un point de vue stylistique, je pense qu’il remplit les conditions requises. Je pense que Mick Jagger a beaucoup souffert. Il a aussi un grand cœur, et je crois, vous savez, même dans ses moments les plus cyniques, un grand amour pour ses enfants. Il a beaucoup d’âme. Je veux dire que je ne comprends pas la question. Vous pensez que les Noirs sont meilleurs que les Blancs ou quelque chose comme ça ? J’ai été élevé avec des Noirs. Je peux marcher dans la rue et dire à un gamin : « Hé, le nègre. » Je n’ai pas de super-respect ou de peur de ce genre de choses. Lorsque je fais ce genre de déclarations, elles ne sont pas censées être analysées, car il s’agit plutôt de déclarations humoristiques à bâtons rompus. J’ai le sens de l’humour, vous savez, ce qui est une chose que la plupart des gens ignorent complètement lorsqu’ils ont affaire à moi. Je n’ai jamais rien lu où quelqu’un parlait de mon sens de l’humour. C’est comme si beaucoup de choses que je disais étaient vraies, mais que c’était censé être drôle.

À noter que cette chanson accompagne « Babelogue » (enchaînement sans coupure), la chanson précédente de l’album Easter, dans laquelle elle utilise la religion au lieu de la race comme autre métaphore de la vie en dehors de la société. D’ailleurs dans l’album de compilation « Outside Society« , les deux morceaux sont rassemblés sous un seul titre « Rock’n Roll Nigger ».

Le « N-word »

Dans un article du Monde, il est expliqué que :

Ce n’est que depuis le début du XXIe siècle que des associations de défense des droits des Noirs demandent que le mot nigger ne soit plus prononcé ou écrit. Enterré en 2007, lors de « funérailles » symboliques à Detroit, il est devenu le N-word, « le mot en N », que l’on ne prononce plus tant il serait monstrueux.
Le débat sur la justesse de cet effacement est loin d’être clos, affirme le linguiste noir John McWhorter dans le New York Times du 30 avril 2021. Pour ce dernier, le N-word est devenu plus qu’une insulte, un blasphème. Ce glissement de sens est partagé par la majorité des Noirs mais heurte certains, pour qui effacer un mot ne suffit pas à supprimer un problème.
C’est la conviction de Barack Obama, vertement critiqué pour avoir prononcé le mot nigger en 2015. L’ancien président des Etats-Unis est sur la même ligne que le juriste et professeur de Harvard, Randall Kennedy, auteur du best-seller Nigger : The Strange Career of a Troublesome Word (« l’étrange carrière d’un mot gênant », Pantheon Books, 2003, non traduit), réédité au printemps. Randall Kennedy répète qu’il vaut mieux être noir pour défendre une thèse dont il est le champion. Selon lui, le mot nigger fait partie de la culture américaine, il change de signification selon les époques, les personnes, le contexte. Il est utilisé par les Noirs entre eux, de manière ironique ou affectueuse, par exemple dans le rap. Le mot est vivant et doit continuer de vivre.

Je suis bien d’accord avec cette dernière partie : le sens a changé au cours du temps, mais vouloir en effacer les traces me paraît idiot et dangereux. Je me souviens d’avoir critiqué Hemmingway dans ses nouvelles pour l’usage de tels mots (nègre, youpin, macaroni, moricaud, bougnoule) : je disais que c’était certainement révélateur de l’époque, mais pas excusable pour autant.

Mais ici, c’est totalement différent : Patti Smith est une poétesse, détourne le mot pour lui donner un autre sens, et il suffit d’écouter la chanson pour le comprendre. En outre, on ne peut guère la taxer de personne raciste ! Par contre, elle revendique âprement sa liberté d’artiste.

Alors ? l’article de Rolling Stone de 1978 à la sortie de l’album, et qui était largement positif, mentionnait tout de même :

Sa tentative de rendre le mot respectable est vouée à l’échec. « Rock n Roll N–r » est un chant désagréable parce que Smith ne comprend pas la connotation du mot, qui n’est pas hors-la-loi mais une forme particulièrement vicieuse d’assujettissement et d’humiliation qui va à l’encontre de ses motivations.
Mais ce sont des erreurs commises par un vrai croyant, peut-être le dernier. Patti Smith est convaincue que la musique peut vous libérer ; elle l’a certainement fait pour elle.

Conclusion

Voilà, on peut ne pas être d’accord avec la création de Patti Smith, sans pour autant rendre le titre indisponible ou vouloir supprimer le mot (le « N-word ») de l’histoire. Ceux qui poussent en ce sens n’ont pas compris grand chose au sens du mot Histoire. Comme dit plus haut, supprimer le mot ne supprime pas le problème !

Les organisations de défense des droits des Noirs comme la NAACP se trompent de combat : que l’on demande à ce qu’il ne soit plus utilisé désormais paraît légitime, mais vouloir l’effacer de l’histoire me semble totalement contre productif. Il faut au contraire garder ces traces pour l’Histoire, comme avec Hemingway ci-dessus.

D’autant que les jeunes afro-américains, à tort ou à raison, se sont réappropriés le mot (lire ici). La langue est bien vivante, n’en déplaise à certains, et c’est tant mieux.

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