L’homme qui savait la langue des serpents – Andrus Kivirähk

L'homme qui savait la langue des serpents - Andrus Kivirähk Coup de cœur du libraire, et je me suis laissé convaincre : au Moyen-Âge, en Estonie, l’histoire d’un monde ancien qui disparaît, quand les hommes vivaient dans la forêt et commandaient aux animaux grâce à la langue des serpents… Et puis la civilisation chrétienne  arrive, les familles quittent peu à peu la forêt pour cultiver les terres du Seigneur des lieux, adhèrent à la nouvelle religion, reniant par la même occasion le monde païen d’où ils venaient.

En commençant ce livre, je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre. C’est une fable, plutôt bien écrite, mais une fois passé l’attrait de la découverte de ce monde un peu étrange, je me suis tout de même ennuyé ferme, me croyant plongé dans un roman pour adolescent tout au plus. Et puis quand les choses viennent à se corser pour Leemet, le jeune narrateur et dernier habitant de la forêt, le refus et la critique de cette civilisation qui arrive est assez percutant, tendance anarchiste. La religion n’est pas épargnée bien sûr, mais aussi l’asservissement et la perte de la liberté. Le récit devient alors assez violent, et l’on se rend bien compte alors que l’on n’est pas dans un compte pour enfants… Cela donne envie de finir l’histoire, pour ceux qui n’auront pas refermé le livre avant.

C’est finalement la postface de Jean-Pierre Minaudier, intitulée « Le pamphlet sous la fable », qui en parle le mieux :

« Il n’y a plus personne dans la forêt » : c’est la première phrase, et elle revient au moins une dizaine de fois. L’homme qui savait la langue des serpents est l’histoire d’une solitude irrémédiable, malgré tous les efforts faits pour s’en arracher, et un récit du désenchantement du monde : la réalité sylvestre fantastique, débordante au début du roman, disparaît progressivement, exterminée (les serpents) ou tombée dans l’oubli (la salamandre). Le roman est surtout une réflexion sur ce que c’est qu’être « le dernier des mohicans », être en retard sur son temps, être en décalage avec le reste du monde ; réflexion menée, de manière très centro-européenne, par le biais de l’identité, du mode de vie, de la culture, de la langue.

Il faut préciser que l’identité nationale estonienne se fonde essentiellement sur la langue : les Estoniens sont très fiers d’avoir pu conserver durant des millénaires leur idiome pré-indo-européen et la culture qu’il véhicule, mais ils les sentent menacés par la modernité. L’extrême agressivité culturelle du pouvoir soviétique (russophone) qui les a opprimés durant un demi-siècle les a fortement alarmés, et la question se pose toujours, quoique autrement, dans notre monde anglophone et globalisé : les petites cultures, les minorités, les petits peuples ont-ils un avenir ?

Mais le roman de Kivirähk n’est absolument pas un livre romantique où s’exprimerait exclusivement la nostalgie de ce qui s’en va. Kivirähk est l’anti-Fenimore Cooper : même s’il se place du point de vue d’un homme de l’ancien monde et s’il souligne que pour certains d’entre nous il n’est pas d’autre choix possible que le rejet de la modernité, jamais il ne tombe dans le piège indigéniste qui consiste à idéaliser le temps jadis, les gens de la forêt, la dernière tribu, et à mépriser et condamner sans nuance l’ensemble du monde nouveau ? cette idéologie raciste à l’envers, en vogue depuis « Danse avec les loups » ou « Avatar ». Kivirähk présente la modernité comme ayant ses attraits (à commencer par le vin) : la répulsion que lui témoigne le narrateur est une affaire de goût plus que de bien et de mal. En revanche, l’univers traditionnel de la forêt sécrète des personnages particulièrement antipathiques comme Ülgas et Tambet, enfermés dans leur passion identitaire et tentant de jouer de leur statut de gardiens des traditions pour acquérir une position de pouvoir, jusqu’à devenir des assassins. Ce sont eux les vrais méchants du livre ; les Estoniens qui ont succombé aux sirènes de la modernité ne sont que des imbéciles (manifestement, pour Kivirähk comme pour Flaubert, la bêtise mène le monde). De même, l’anticléricalisme violent et sans nuances de l’ouvrage ne prend pas seulement le christianisme pour cible, mais aussi l’ancienne religion païenne.

En lisant cette superbe réflexion sur le passage du temps, la mémoire et l’identité, on pense moins à Astérix qu’à ces Bretons bretonnants morts dans la tristesse de ne pas comprendre leurs petits-enfants devenus francophones, à ces Basques qui se battent légitimement pour sauver leur langue et leur identité, mais dont certains ont choisi le chemin d’Ülgas ; ou encore à ces communautés indiennes progressivement marginalisées, appauvries culturellement, réduites à quelques individus perdus dans un monde nouveau qu’ils détestent car il les a détruits, mais bien incapables de revenir à leur monde traditionnel disparu depuis toujours ? certains meurent de tristesse et d’alcool, comme Meeme ; d’autres se réfugient dans l’agressivité et la violence, sans espoir de vaincre. Mais face au temps qui passe et à un monde qui change à un rythme de plus en plus vertigineux, nous sommes tous (ou nous serons tous un jour) des Indiens, des Bretons, des Leemet : vivre en faisant le moins de dégâts possible autour de soi, c’est accepter l’inévitable tristesse de tout cela, sans se vautrer dans le conformisme et la bêtise qui triompheront toujours, sans pour autant verser dans la haine ni se réfugier dans l’idéalisation d’un passé fantasmé, qui est une autre forme de bêtise.

Andrus Kivirähk (né le 17 août 1970 à Tallinn) est un auteur de nouvelles et de livres pour enfants, chroniqueur, dramaturge et scénariste estonien. Journaliste professionnel, c’est un chroniqueur plein d’humour et plein d’esprit violant les tabous. Comme écrivain il est très productif, il attire l’attention au début des années 1990 avec ses histoires d’Ivan Orav (Ivan L’écureuil). Il est un grand conteur, dont les écrits dégagent un humour chaleureux et délicat.

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