Principe du gouvernement représentatif – Bernard Manin

Principe du gouvernement représentatif - Bernard Manin C’est Étienne Chouard qui parlait de ce livre lors de la conférence L’État et les banques, les dessous d’un hold-up historique. Il était en cours de réédition, et désormais à nouveau disponible.

Étienne Chouard précisait : Alors le titre n’est pas sexy, si vous le voyez dans une bibliothèque sans que je vous en ai parlé, vous ne l’achetez pas, vous vous dites ça je le lirai peut-être demain, mais pas tout de suite. Pourtant vous allez voir dès les premiers mots, c’est tout de suite sexy.

Sans aller jusque là, ce livre a le mérite d’être très clair, parfaitement construit, et c’est effectivement très intéressant. On y apprend plein de choses très utiles pour comprendre notre système de gouvernement actuel, que l’on présente à tort comme une démocratie.

En effet, la première chose à comprendre est la suivante, et je cite Étienne Chouard à nouveau :

Le mot démocratie pour les régimes actuels est une escroquerie. Si on continue à l’appeler démocratie , on ne s’en sort pas, on est comme dans une glue intellectuelle qui nous empêche de penser même l’alternative.
Il n’y a pas de démocratie sans tirage au sort. Les athéniens pendant 200 ans se sont protégés des riches, ce sont les pauvres qui ont dirigé grâce au tirage au sort. Jusqu’en 1789, tout le monde savait que la démocratie c’était le tirage au sort, et que l’élection était aristocratique. Tous les penseurs politiques, Aristote, Montesquieu, Rousseau, tous savaient que la démocratie c’était le tirage au sort. Et puis bizarement, depuis que ce sont les élus qui ont mis en place le gouvernement représentatif, on n’en parle plus. On n’apprend plus cela à l’école.
Bernard Manin s’est mis en tête de faire un bilan comparé, et c’est un plaidoyer pour le tirage au sort. Parce que les arguments de protection contre la corruption, de protection contre les injustices, de protection contre l’oligarchie… mais c’est incroyable, vous allez adorer ! Ce livre là va vous changer.

Mais contrairement à ce que dit Étienne Chouard (probablement porté par son enthousiasme), Bernard Manin ne fait pas vraiment un bilan comparé des deux systèmes, ni un plaidoyer pour le tirage au sort, même si ce dernier a des valeurs démocratiques évidentes. Ce n’est en tout cas pas comme cela que je l’ai perçu. Il s’agit plus du travail d’un chercheur retraçant l’évolution des systèmes de gouvernements depuis l’antiquité.

Il explique bien par contre comment le tirage au sort a brusquement disparu, remplacé par l’élection. Puis comment ce gouvernement représentatif a évolué au fil du temps : partis politiques, médias, fluctuation des votes, sondages.

Cette dernière partie est très éclairante sur le fonctionnement de notre mode de gouvernement. Pourquoi les élus ne sont-ils pas tenus par leurs promesses durant leur mandat, mais comment ils sont potentiellement jugés sur leurs actes lors de la réélection. Pourquoi nos politiques sont-ils si friands des sondages ? ce dernier point était une énigme pour moi (au moins sur l’ampleur du phénomène) : grâce à ce livre, je comprend mieux de quoi il retourne.

Revoyons un peu tout cela, l’article est assez long, mais j’espère intéressant. Il ne remplace pas la lecture du livre bien entendu, pour ceux qui veulent creuser le sujet.

Athènes

Pour résumer, les grecs utilisaient donc le tirage au sort, de même que les républiques italiennes au Moyen-Âge, pour nommer certains responsables. D’autres étaient élus, il ne faut pas l’oublier. Ce qui prouve d’une part que la démocratie grecque était assez élaborée, d’autre part que l’élection n’est pas le mal…

Précision importante,  dans la démocratie grecque le tirage au sort se faisait parmi des volontaires ; ceux-ci étaient alors en charge de responsabilités pendant une année, à la suite de quoi une commission procédait à une vérification du mandat exercé. Une condamnation était possible si l’heureux élu n’avait pas su exercer sa charge correctement, dissuadant ainsi les candidatures irréfléchies et les manquements aux responsabilités ou aux lois.

La liberté démocratique ne consistait donc pas à n’obéir qu’à soi-même, mais à obéir aujourd’hui à un autre dont on prendrait demain la place. L’alternance du commandement et de l’obéissance formait même, selon Aristote, la vertu du citoyen. Il semble, écrivait Aristote, que l’excellence d’un bon citoyen soit d’être capable de bien commander et de bien obéir. Et cette double capacité, essentielle au citoyen, s’apprenait dans l’alternance des rôles.

Bernard Manin conclue ainsi la première partie consacrée au mode de désignation des gouvernants à Athènes :

Dans la démocratie dite directe, le peuple assemblé n’exerçait pas tous les pouvoirs. La démocratie athénienne attribuait des pouvoirs considérables, parfois supérieurs à ceux de l’Assemblée, à des instances plus restreintes. Mais les organes composés d’un nombre limité de citoyens étaient, pour l’essentiel, désignés par le sort. Que les gouvernements représentatifs n’aient jamais attribué par le sort aucun pouvoir politique montre que la différence entre les systèmes représentatifs et la démocratie dite directe tient au mode de sélection des organes gouvernants plutôt qu’au nombre limité de leurs membres. Ce qui définit la représentation, ce n’est pas qu’un petit nombre d’individus gouvernent à la place du peuple, mais qu’ils soient désignés par élection exclusivement.

D’autre part, le tirage au sort n’était pas, contrairement à ce que l’on affirme parfois, aujourd’hui encore, une institution périphérique de la démocratie athénienne. Il traduisait au contraire plusieurs valeurs démocratiques fondamentales. Il s’ajustait sans difficulté à l’impératif de la rotation des charges. Il reflétait la profonde méfiance des démocrates à l’égard du professionnalisme politique. Et surtout, il assurait un effet analogue à celui de l’isègoria, le droit égal de prendre la parole, un des principes suprêmes de la démocratie. L’isègoria attribuait à tous ceux qui le souhaitaient une part égale du pouvoir exercé par le peuple assemblé. Le tirage au sort garantissait à n’importe qui le souhaitant, au premier venu, l’égale probabilité d’accéder aux fonctions exercées par un nombre plus restreint de citoyens. Les démocrates avaient l’intuition que, pour des raisons obscures, l’élection n’assurait pas, quant à elle, un semblable égalité.

Le tirage au sort

Jusqu’au XVIIe-XVIIIe siècle, les autorités intellectuelles discutaient encore des propriétés des deux modes de désignation.

Les élites cultivées qui établirent le gouvernement représentatif en avaient assurément connaissance. Cela jette sans doute quelque lumière sur les croyances et les objectifs qui les animaient lorsqu’il fut décidé que la représentation politique moderne serait exclusivement fondée sur l’élection.

Rome

Rome était un république censitaire, où la richesse jouait un rôle primordial. Cette hiérarchie censitaire déterminait les degrés de la participation au pouvoir. Une société de classes, essentiellement oligarchique.

Le sort était toute fois utilisé pour savoir qui voterait en premier, ou quel vote serait dépouillé d’abord. Le tirage au sort faisait apparaître le résultat comme un présage, et une indication des dieux.

Ainsi, à la différence des Athéniens, les romains n’utilisaient pas le sort pour ses propriétés égalitaires. Dans la république censitaire qu’était Rome, le sort avait surtout pour effet d’agréger les voix et favoriser la cohésion politique, à la fois au sein des classes possédantes et dans le peuple tout entier, du fait de sa neutralité et de l’interprétation religieuse qu’on en donnait.

Les républiques italiennes

À Florence, la sélection des magistrats comportait d’abord un scrutin d’approbation (squittinio). Les noms de ceux qui obtenaient un nombre de voix favorables supérieur à un seuil fixé étaient mis dans des sacs (borsellini) dont on tirait au hasard les noms de ceux qui accéderaient aux magistratures. Plusieurs dispositions garantissaient la rotation des charges : les divieti (interdictions). Celles-ci interdisaient qu’une même fonction soit attribuée plusieurs fois de suite à la même personne, ou aux membres d’une même famille, pendant une période donnée.

Ainsi, ayant introduit le tirage au sort pour lutter contre les factions, les florentins avaient en définitive redécouvert par l’expérience l’ancienne idée des démocrates athéniens : le sort est plus démocratique que l’élection. […] Les théoriciens et les acteurs des XVIIe et XVIIIe siècles, qui connaissaient l’expérience républicaine florentine, savaient que la croyance au caractère aristocratique de l’élection n’était pas propre à la culture politique grecque.

Venise employait aussi le tirage au sort, mais d’une tout autre manière. Les Vénitiens avaient mis au point un système de désignation des magistrats extraordinairement complexe et subtil. Le sort n’intervenait dans ce système, peut-on dire schématiquement, que pour sélectionner les membres des comités qui proposaient des candidats au Grand Conseil (les nominatori). Le tirage au sort n’était donc pas employé, comme à Florence, pour sélectionner les magistrats eux-mêmes. Les nominatori vénitiens proposaient plusieurs noms pour chaque charge à pourvoir. Les noms proposés étaient ensuite immédiatement soumis au vote du Grand Conseil.

La sélection par tirage au sort du comité chargé de proposer les candidats, l’immédiateté de la publication des noms et du vote avaient explicitement pour but d’empêcher les candidats de faire campagne avec des discours qui auraient pu enflammer les factions.

XVIIe et XVIIIe siècles

Harrington, un des héros du républicanisme sous le protectorat de Cromwell, notait qu’Athènes avait été conduite à sa perte parce que, son Conseil ou Sénat étant désigné par le sort, il lui manquait « une aristocratie naturelle ».

Le Sénat, choisi en une seule fois par tirage au sort et non par élection, et renouvelé chaque année non pas en partie mais entièrement, n’était pas composé par l’aristocratie naturelle, et comme il ne siégeait pas assez longtemps pour devenir compétent ou pour se perfectionner dans ses fonctions, il n’avait pas l’autorité suffisante pour détourner  le peuple de ces turbulences constantes qui finirent par provoquer sa ruine.

Bien que tout homme soit capable d’être à son tour électeur, tous cependant ne sont pas capables d’être élus à des magistratures revêtues du pouvoir souverain ou ayant pour fonction de gouverner la république entière. Il ne serait donc pas sage d’exiger aussi que chacun exerce à tour de rôle ces hautes magistratures. Mais il suffit qu’elles soient exercées par tous ceux qui en sont estimés dignes par le jugement et la conscience de leur pays.

Harrington était par contre convaincu de l’importance de la rotation des charges (pas de mandats consécutifs).

Montesquieu, de son côté, établissait un lien étroit entre le tirage au sort et la démocratie d’une part, et l’élection et l’aristocratie d’autre part. Il juge le tirage au sort comme « défecteux par lui-même », mais que l’on peut en corriger le défaut le plus évident (la possible désignation d’individus incompétents), et c’est ce à quoi les plus grands législateurs se sont employés.

L’élection élève aux magistratures certaines catégories particulières d’individus. L’éloge que fait Montesquieu « de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite » montre tout d’abord que, pour lui comme pour Harrington, le peuple porte spontanément son choix sur les élites naturelles.

On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire.

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer, et des faits qui tombent sous le sens.

Bernard Manin signale que les exemples des qualités qui font élire mêlent ce qui tient à la pure valeur personnelle (le succès à la guerre), ce qui relève à la fois de la vertu et du statut social (le zèle et l’honnêteté du notable ou du juge) et ce qui a peut-être simplement été hérité (fortune). Le peuple élit les meilleurs, mais l’éminence qu’il sélectionne n’est pas nécessairement le produit exclusif du talent et de l’effort personnels.

Rousseau quant à lui jugeait nécessaire d’intégrer la désignation des gouvernants par le sort à sa réflexion.

Rousseau comme Montesquieu voyaient bien ce qui nous frappe aujourd’hui et semble expliquer qu’on ne songe pas à désigner les gouvernants par le sort : le tirage au sort peut évidemment sélectionner des individus incompétents. Mais il leur semblait que le sort présentait par ailleurs d’autres propriétés ou mérites qui justifiaient qu’on le prenne du moins au sérieux et peut-être qu’on essaie de remédier à son défaut manifeste par des institutions supplémentaires.

Le triomphe de l’élection

Et puis soudain, c’est la fin du tirage au sort :

Or, une génération à peine après la publication de l’Esprit des lois et du Contrat social, la désignation des gouvernants par le sort s’était comme évanouie. Il n’en fut jamais question pendant les révolutions américaine et française. Les Pères Fondateurs proclamèrent en outre solennellement leur attachement à l’égalité des droits publiques entre les citoyens. L’extension du droit du suffrage fit l’objet de débats, mais on décida sans la moindre hésitation, de ce côté-ci de l’Atlantique comme de l’autre, d’établir au sein du corps des citoyens dotés de droits politiques le règne sans partage d’un mode de sélection réputé aristocratique. Le long parcours de la tradition républicaine révèle une rupture et un paradoxe que nous ne soupçonnons même plus aujourd’hui.

Au XVIIe et XVIIIe siècles, la sélection des gouvernants par le sort apparaissait comme une impossibilité et leur élection comme une évidence.

Il y avait en effet une représentation au regard de laquelle les mérites du sort et de l’élection paraissaient considérablement différents et inégaux : le principe que toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d’autres termes, que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont consenti. Les trois révolutions modernes se sont faites au nom de ce principe. Le fait est suffisamment connu et établi pour qu’il soit inutile d’en multiplier les preuves ici.

L’élection accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés. Il y a tout lieu de penser que c’est cette conception du fondement de la légitimité et de l’obligation politique qui a entraîné l’éclipse du tirage au sort, et le triomphe de l’élection.

Voilà donc les avantages de l’élection : une sorte de légitimation, et d’autre part le sentiment d’obligation pour l’électeur. Au passage une petite remarque intéressante 😉 :

L’expression du consentement par l’élection avait déjà fait ses preuves comme une technique efficace d’engendrement de l’obligation. La convocation de représentants d’élus, en vue de créer dans la population un sentiment d’obligation, en particulier vis-à-vis de l’impôt, avait été employée avec succès depuis plusieurs siècles.

Il y a donc dans l’élection comme une promesse d’obéissance…

Les nouveaux gouvernements

Après les révolutions et guerres d’indépendance, l’élection a donc pris le pas. Mais les premiers gouvernements représentatifs mis en place ont vite bénéficié de dispositions garantissant que les élus soient d’un statut social plus élevé.

Ce résultat fut atteint de façon différente en Angleterre, en France et en Amérique. On peut dire schématiquement  que le statut supérieur des représentants était assuré en Angleterre par un mélange de dispositions légales, de normes culturelles et de facteurs organisationnels, et en France surtout par des dispositions légales. Le cas américain est plus complexe, mais aussi, on va le voir, plus révélateur.

En Amérique, si l’on penche nettement pour l’extension du suffrage, il n’en est pas de même pour l’éligibilité.  L’argument avancé était la condition de propriété pour être elligible : justifiée d’abord pour le besoin d’indépendance économique suffisante pour être à l’abri de toute tentative de corruption, et surtout pour la reconnaissance du droit de propriété, l’un des droits les plus fondamentaux, rempart de la liberté républicaine, et devant être protégé par le gouvernement.

Elle ne fut pourtant pas appliquée, et pour une raison inattendue : l’étendue du territoire imposait de telles différences empêchant de se mettre d’accord sur un seuil ! Et Bernard Manin de conclure non sans humour :

La caractère exceptionnellement égalitaire de la représentation aux États-Unis, est-on tenté de dire, devait plus à la géographie qu’à la philosophie.

Il y a eu beaucoup de débats aux États-Unis sur le droit de suffrage, d’éligibilité, tout au long de l’établissement de la Constitution. Madison en est l’un des principaux auteurs. Les conceptions anti-fédéralistes insistaient elles sur la similarité et la proximité entre représentant et représentés. Même s’ils ne l’emportèrent pas, ils enrichirent le débat.

Hamilton, fondateur du parti fédéraliste, et farouche partisan du rôle de la fortune pour la sélection, déclarait pour sa part :

Considérez les riches et les pauvres dans la société., les savants et les ignorants. Où prédomine la vertu ? La différence ne tient pas à la quantité, mais à la nature de vices inhérents à chaque classe ; et là, l’avantage appartient aux riches. Leurs vices sont probablement plus favorables à la prospérité de l’État que ceux des indigents, et ils participent moins de la dépravation morale.

Finalement il fut décidé que les élus se situeront plus haut que les électeurs, que ce soit par la sagesse, la vertu, le talent, ou même l’argent. Le régime est tout de même républicain car les élections répétées contraignent les représentants à répondre de leurs actions devant le peuple. En fait, l’élection, par elle-même, amène à ce résultat. Comme déjà dit plus haut, l’élection a un caractère aristocratique. Mais le droit pour tous de choisir librement leurs gouvernants était déjà un progrès en soi.

Autant l’élection présente indubitablement des aspects inégalitaires et aristocratiques, autant sa dimension égalitaire et démocratique est indéniable, pourvu que les citoyens aient le droit de suffrage et qu’aucune condition légale ne limite l’éligibilité.

Le pouvoir n’est pas conféré par la supériorité elle-même, mais par le consentement des autres sur ce qu’ils considèrent comme une supériorité.

L’élection sélectionne un type particulier d’élites : des notables. Le gouvernement représentatif est, à ses origines, le règne du notable.

Les partis politiques

L’arrivée de partis de masse a aussi pas mal changé les choses. Le candidat représente le parti, et les électeurs affiliés au parti votent pour lui sans état d’âme. Cela atténue l’effet de richesse sur la sélection des représentants.

Les promesses prennent ici plus d’importance. Mais même si les dirigeants ont une origine ouvrière, ils mènent en fait une vie de petits-bourgeois (tout à fait ce que rétorquait Bakounine à Marx, voir cet article).

Là encore, une élite se dessine ; elle accède cependant au pouvoir sur la base de talents et de compétences particulières : le militantisme et le talent organisationnel.

La démocratie de parti est le règne du militant et de l’homme d’appareil.

La représentation devient alors le reflet d’une structure sociale. Cette transformation est le produit de l’industrialisation et du conflit de classe qu’elle a engendré.

La démocratie du public

Jusqu’aux années 70, le vote représentait le milieu social du citoyen, et était relativement stable. De nos jours, les résultats du vote peuvent varier considérablement d’un vote à l’autre. C’est la personnalité du candidat qui apparaît comme le facteur essentiel (personnalisation du pouvoir). L’âge des militants est passé.

La démocratie du public est le règne de l’expert en communication.

Les différents états sont devenus de plus en plus interdépendants, et les hommes politiques n’ont pas intérêt à se lier les mains en s’engageant sur un programme détaillé.

On arrive à la situation suivante : les lignes de clivage étant incertaines et mouvantes, les candidats (gouvernants sortants ou opposants) vont chercher à découvrir laquelle peut les faire gagner. L’initiative des choix proposés étant à leur initiative, et pas à l’électorat, Bernard Manin parle donc de démocratie du public (côté passif de l’électeur, qui ne fait que réagir).

L’autonomie des hommes politiques tient essentiellement à leur incertitude : ils ne connaissent pas par avance les principes de clivage les plus efficaces et les plus favorables. Mais la présence d’une sanction fait que chacun d’eux a intérêt à découvrir le partage le plus efficace et le plus favorable pour lui.

Et l’on en arrive ainsi aux sondages : l’homme politique va chercher constamment quel action ou discours politique est susceptible d’emporter l’adhésion ! Faut-il parler de tel sujet ou plutôt de tel autre ?

Les candidats prennent l’initiative de proposer un principe de partage, soit lors d’une élection, soit, à moindres risques, grâce aux sondages d’opinion, le public réagit ensuite à ce principe de partage, enfin les hommes politiques corrigent ensuite ou reprennent leur proposition initiale en fonction des réactions du public. Les candidats sont autonomes dans la mesure où ils choisissent d’essayer tel principe de partage plutôt que tel autre, mais leur autonomie est relative ou limitée dans la mesure où une épreuve de réalité vient sanctionner l’essai.

Conclusion

Cet article est déjà très long, il est temps de conclure. J’ai retenu quelques trucs concernant la période actuelle.

D’abord, les promesses électorales ont un statut particulier : il n’y a pas d’obligation à les tenir. Une fois élu, le représentant gouverne comme il l’entend. Les deux institutions qui pourraient le contraindre sont : le mandat impératif et la révocabilité permanente. Ni l’une ni l’autre n’ont jamais été appliquées (sauf pendant la Commune de Paris pour la seconde).

D’un autre côté, la liberté d’expression publique permet aux gouvernants d’être informés : s’ils ne sont pas obligés de l’appliquer, ils ne peuvent non plus l’ignorer. Si le gouvernement représentatif conduit à une élite, il a néanmoins su évoluer. Il a le mérite d’être stable, de favoriser la discussion et d’éviter les affrontements (coalition gouvernementale).

L’élu sera bien sûr jugé lors de la prochaine élection, et pas seulement sur les nouvelles promesses, mais aussi sur son bilan. Et c’est là que ça devient intéressant :

Un gouvernant est élu avec la promesse de rétablir la situation de l’emploi. Or en arrivant au pouvoir, il se rend compte que le plein emploi est impossible (admettons qu’il ne le savait pas au départ, et qu’il ne s’agissait pas de pure rhétorique électorale). Il peut alors agir sur autre chose, comme en combattant l’insécurité très vigoureusement, et espérer se faire réélire ainsi. Ça ne vous rappelle rien ? 😉

Et donc les représentants soumis à réélection sont incités à anticiper le jugement rétrospectif des électeurs sur la politique qu’ils mènent. Et c’est là que les sondages prennent tout leur sens. Constamment, l’élu cherchera à connaître le sentiment des électeurs pour avoir une chance d’être réélu.

Le vote implique donc une sorte d’engagement (obéissance ?) qui doit bien arranger les gouvernants. Il mène par nature à la création d’une élite, à des professionnels de la politique.
Comme les grecs, un fin dosage des deux serait sans doute meilleur pour tous. Mais qui peut prendre cette décision aujourd’hui, les gouvernants ? 😉 c’est largement improbable : de fait le système est bien verrouillé !

Bernard Manin né le 19 avril 1951 à Marseille, est un politologue français travaillant dans le domaine de la pensée politique et connu pour ses travaux sur le libéralisme et la démocratie représentative. Il est directeur d’études à l’EHESS et professeur à la New York University.

2 réflexions sur « Principe du gouvernement représentatif – Bernard Manin »

  1. J’ai compris des dires du Pedro Meca ceci : la démocratie est un mensonge, il n’y a que la démocratie qu’on gagne, à chaque instant.

    Je prônerais davantage pour la démocratie en temps réel sur un service Internet (pas encore développé ?) en mode crowdsourcing et avec un aspect gamification inclus.

    Je ne crois pas/plus au tirage au sort : j’en ai marre de perdre à l »Euromillions ! Je veux que tout le monde puisse participer de l’hyperlocal au national/européen !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *