Orwell ou l’horreur de la politique – Simon Leys

Orwell ou l'horreur de la politique - Simon Leys

George Orwell est un personnage qui vaut le détour, de part ses écrits et ses actes, jamais en décalage l’un par rapport à l’autre, mais aussi pour sa lucidité, « sa capacité à saisir dans quel monde nous vivons » et à le transcrire dans un langage intelligible. Alors quand quelqu’un comme Simon Leys, autre grand personnage, produit un petit essai sur le premier (à peine une centaine de pages), cela vaut certainement le coup de le lire.

Il s’agit d’un réédition, la première datant de 1984 (allez savoir pourquoi !) était épuisée. L’occasion d’ajouter quelques notes et une troisième annexe à propos de l’affaire de « la liste noire », la dernière en date des calomnies à l’encontre d’Orwell, plus de cinquante ans après sa mort (le journal Le Monde était encore une fois dans le coup !).

Simon Leys s’appuie essentiellement sur la biographie très complète de Bernard Crick « George Orwell, une vie », que l’on peut encore trouver, mais d’occasion apparemment.

La première chose que nous dit Leys, c’est que Orwell, contrairement à l’idée générale qui en France réduit 1984 à une lutte contre le communisme, se battait avant tout au nom du socialisme :

Et pourtant, en France, il demeure sinon inconnu, du moins largement mécompris. Est-ce seulement l’effet de l’incurable provincialisme de ce pays ? Le malentendu qui l’entoure ici doit avoir également des causes politiques, semblables peut-être à celles qui permirent à Sartre et Beauvoir d’excommunier si durablement des rangs de l’intelligentsia bien-pensante un Camus ou un Koestler, coupables de la même lucidité.
Quand les français lisent Orwell, c’est généralement dans une optique digne du Reader’s Digest : son œuvre est alors réduite au seul 1984 privé de son contexte et arbitrairement réduit aux dimensions d’une machine de guerre anticommuniste. On ignore trop souvent que c’était au nom du socialisme qu’il avait mené sa lutte antitotalitaire, et que le socialisme, pour lui, n’était pas une idée abstraite, mais une cause qui mobilisait tout son être, et pour laquelle il avait d’ailleurs combattu et manqué se faire tuer durant la guerre d’Espagne.

Sa conversion au socialisme intervient alors qu’il a déjà publié quatre livres : un éditeur l’envoie en 1936 dans le nord industriel de l’Angleterre enquêter sur la condition ouvrière, au moment de la Dépression. En quelques  semaines, l’injustice sociale et la misère fut pour lui une révélation bouleversante et définitive.

Mais il faut aussi retenir son enfance et les six années d’internat pour bien comprendre sa personnalité.

Il vécut très mal ces années, et ressentira toujours une révolte instinctive contre toute autorité établie, ainsi qu’un rejet de l’injustice sous toutes ses formes, l’amenant à toujours de placer du côté du faible et de l’opprimé. C’est le seul point de désaccord entre Leys et Crick, ce dernier tendant à minimiser cette époque. De plus, Orwell bénéficiait d’une bourse, source d’humiliation supplémentaire de la part du directeur de l’école.

Il avait une haine et une horreur passionnelles de la « bonne société » à laquelle il appartenait par sa naissance et son éducation, mais dans laquelle la gêne financière de sa famille l’avait empêché de venir occuper sa place naturelle. Sur ce point, sa fureur ne désarma jamais. À l’hôpital, durant sa maladie finale, peu de temps avant de mourir, il entendit les voix de visiteurs aristocratiques dans une chambre voisine, et il trouva aussitôt l’énergie furieuse de noter dans le carnet qui ne quittait pas son chevet : « Quelles voix ! On devine des gens trop bien nourris, stupidement satisfaits d’eux-mêmes, avec cette constante façon de ricaner hé-hé-hé à propos de rien du tout. Et par-dessus tout, il y a cette espèce de lourdeur et de richesse, combinées avec une fondamentale mauvaise grâce, des gens qui, on le sent instinctivement sans même avoir besoin de les voir, sont les ennemis spontanés de tout ce qui est intelligent, ou sensible, ou beau. Pas étonnant que tout le monde nous déteste tant.

Orwell se disait appartenir à « la couche inférieure de la strate supérieure de la classe moyenne, c’est-à-dire dans la strate supérieure de la classe moyenne, cette couche qui n’a pas d’argent ».

Après le collège, il devient officier de police colonial en Birmanie (faute de moyens, il ne pouvait continuer ses études, et sa famille avait des connections anglo-indiennes).

L’expérience birmane, qui dura cinq ans, marqua une autre étape décisive de sa formation. Elle aggrava encore son sentiment de culpabilité et contribua sans doute à accentuer chez lui certaines tendances masochistes – qui ne sont pas sans rappeler, mais sous une forme beaucoup plus bénigne, le cas de T. E. Lawrence.

D’ailleurs, quand je lisais le passage narrant comment il avait vécu ses années d’internat, j’avais aussi pensé à T. E. Lawrence… On imagine le nombre d’anglais qui ont du sortir frustrés et blessés de ce système d’éducation…

S’il devint par la suite un adversaire de la politique impériale et un partisan de la décolonisation, il ne devint par pour autant un anticolonialiste primaire, et écrit ce qui suit dans un essai à propos de Kipling :

Parce que Kipling s’identifie à la classe des officiels, il possède une chose qui fait presque toujours défaut aux esprits « éclairés » – et c’est le sens de la responsabilité. Les bourgeois de gauche le détestent autant pour cela que pour sa cruauté et sa vulgarité. Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir leur niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des coolies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. L’attitude humanitaire est nécessairement le fait d’un hypocrite, et c’est parce qu’il comprenait cette vérité que Kipling possédait ce pouvoir unique de créer des expressions qui frappent. Il serait difficile de river le clou au pacifisme niais des anglais en moins de mots que dans la phrase : « Vous vous moquez des uniformes qui veillent sur votre sommeil ». Kipling, il est vrai, ne comprenait pas les aspects économiques des relations entre l’élite intellectuelle et les vieilles culottes de peau ; il ne voyait pas que, si le planisphère est peint en rose, c’est essentiellement afin de pouvoir exploiter le coolie. Au lieu de considérer le coolie, il ne voyait que le fonctionnaire du gouvernement indien, mais même sur ce plan-là, il saisissait exactement le mécanisme des relations : qui protège qui. Il percevait clairement que, si certains peuvent être hautement civilisés, c’est seulement parce que d’autres, qui sont inévitablement moins civilisés, sont là pour les défendre et les nourrir.

À propos du fascisme :

Ainsi par exemple, dans le camp socialiste, il était l’un des très rares esprits à avoir dès le début refusé le dogme simplificateur, qui voulait voir dans le fascisme « une forme de capitalisme avancé » ; il avait clairement perçu au contraire que le fascisme était en fait une perversion du socialisme, et que, malgré l’élitisme de son idéologie, c’était un authentique mouvement de masse, disposant d’une vaste audience populaire. Bien plus, dans le domaine psychologique, il put même aller jusqu’à dire : « Il n’y a que deux sortes de gens qui comprennent vraiment le fascisme, ceux qui en ont souffert, et ceux qui possèdent en eux-mêmes une fibre fasciste. »

Sur la racisme, et particulièrement sur l’antisémitisme, c’est l’occasion pour lui de dézinguer Sartre et son essai sur la question juive. En voici juste la fin :

En fait, tous les préjugés raciaux relèvent de la névrose, et il est peu probable qu’on puisse les accroître ou les diminuer par une argumentation quelconque. Une chose est certaine, le plus clair effet qu’ont les livres de cette sorte (dans la mesure où ils ont un quelconque effet) est probablement de rendre l’antisémitisme un peu plus répandu qu’avant. Si l’on voulait étudier sérieusement l’antisémitisme, le premier pas serait de la considérer comme un crime. Et en attendant, le moins on parlera « du » Juif ou de « l » Antisémite, comme s’il s’agissait de créatures étrangères à notre espèce, mieux cela vaudra !

Ceci dit, Orwell n’était pas parfait pour autant : peu avant la guerre, il pensait que la révolution socialiste était nécessaire. À l’automne 1940, il écrivait :

Seule la révolution pourra sauver l’Angleterre ; il y a des années que ceci est évident, mais maintenant la révolution a commencé et elle se développera rapidement si nous réussissons à repousser l’invasion hitlérienne. D’ici deux ans, ou peut-être dans un an, si seulement nous pouvons tenir, on verra des transformations qui surprendront tous les idiots myopes. Les rigoles des rues de Londres devront peut-être charrier du sang – tant pis, qu’il en soit ainsi si c’est nécessaire…

Et Leys de continuer :

Il annonce avec confiance, pour un avenir immédiat, « la nationalisation de l’industrie, la suppression des gros revenus, l’établissement d’un système d’éducation égalitaire ». Ces mesures radicales susciteront probablement des résistances – qu’importe ! La révolution saura les mater : « Elle fusillera les traîtres, mais elle leur accordera d’abord un procès solennel et, à l’occasion, saura même en acquitter certains. Elle écrasera toute révolte ouverte, de manière prompte et terrible, mais elle n’interviendra que très peu en matière d’opinion orale et écrite. » On peut légitimement éprouver un certain malaise devant ces allègres évocations de rigoles qui charrient le sang et de contre-révolutionnaires que l’on colle au poteau, mais on ne saurait les ignorer sans se rendre coupable de falsification. Si quelques années plus tard, Orwell avait effectivement cessé de croire à la possibilité imminente de pareils bouleversements révolutionnaires, rien dans son œuvre ne nous permet de conclure qu’il aurait cessé de les juger souhaitables.

Personne n’est parfait ! 😉

La présente édition se termine par une Annexe III, concernant « l’affaire de la liste noire » : encore récemment (1996, 2002), des « staliniens » lancèrent une rumeur selon laquelle Orwell aurait été un indicateur de la police, et aurait communiqué aux services secrets britanniques une liste d’intellectuels communistes. En France, Le Monde reportait encore cette rumeur en 2003 et titrait : « Orwell, honorable correspondant : l’auteur de 1984 dénonçait aux services anglais les intellectuels crypto-communistes. » ! Simon Leys explique l’origine de cette rumeur, bien entendue infondée, et conclut ainsi :

Le fait que, un demi-siècle après sa mort, Orwell ait pu encore être la cible d’une aussi crapuleuse calomnie montre bien quelle formidable et vivante menace il continue à présenter pour tous les ennemis de la vérité.

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Bon, il me reste à lire « La ferme des animaux, son chef-d’œuvre » !

George Orwell (1903-1950) a eu une vie incroyable : il a été policier aux Indes, clochard à Paris, ouvrier, combattant en Espagne, speaker à la BBC, et bien sûr écrivain. Malade de la tuberculose, il écrivit 1984 dans ses toutes dernières années, alors qu’il luttait déjà contre la mort. Ce petit essai vous en apprendra plus sur le personnage, et de manière très agréable puisque c’est Simon Leys qui est aux commandes !

Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, est né en 1935 à Bruxelles. Après avoir étudié le droit et l’histoire de l’art à Anvers, il poursuit des études de langue, de littérature et d’art chinois à Taïwan, Singapour et Hong Kong, devenant un sinologue réputé. En 1971, il publie Les habits neufs du président Mao (1971), première critique virulente de la révolution culturelle qui lui attirera à l’époque l’inimitié de certains intellectuels français maoïstes.

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