Psychopathologie de la vie quotidienne – Sigmund Freud

Psychopathologie de la vie quotidienne - Sigmund Freud Avec un titre et un auteur pareil, le bouquin a de quoi faire peur… C’est Michel Onfray qui en parlait lors d’un de ses cours sur la contre-histoire de la philosophie, disant que l’on n’appréhendait plus les lapsus de la même manière une fois ce livre lu. Et comme on fait tous.. y compris Freud d’ailleurs !

Et finalement, ce livre se lit très facilement : Freud s’y exprime très clairement, avec même beaucoup de retenue. Loin d’énoncer des certitudes, il se borne à analyser (forcément !) des exemples de la vie courante, soit tirés de sa propre expérience, soit qu’ils lui ont été rapportés. Mais il le fait très simplement, sans aucune suffisance dans ses propos; il se borne à tenter des explications au cas par cas… oublis de noms, lapsus, erreurs d’écriture, actes manqués… tout y passe, et à chaque fois qu’une analyse est possible, on retrouve la trace de l’inconscient derrière tout ça. Car ce dernier travaille sans cesse, infatigablement.

Il dit une chose très simple sur les oublis :

Je puis indiquer d’avance  le résultat uniforme que j’ai obtenu de toute une série d’observations : j’ai trouvé notamment que dans tous les cas l’oubli était motivé par un sentiment désagréable.

Un début de piste pour analyser votre dernier oubli ? 😉 Si cela peut paraître évident dans certains cas, dans d’autres, cela vous interrogera ! Le principe peut être même être étendu :

Tout le monde admet qu’en ce qui concerne les traditions et l’histoire légendaire d’un peuple, il faut tenir compte, si l’on veut bien les comprendre, d’un motif semblable, c’est-à-dire le désir de faire disparaître du souvenir du peuple tout ce qui blesse ou choque son sentiment national. Une étude plus approfondie permettra peut-être un jour d’établir une analogie complète entre la manière dont se forment les traditions populaires et celle dont se forment les souvenirs d’enfance de l’individu.

En cette période de débat sur l’identité nationale… voilà un angle intéressant à creuser ! Et de citer Darwin qui à chaque fois qu’il se trouvait en présence d’une idée nouvelle qui contredisait ses propres résultats, le notait systématiquement, sachant par expérience que les faits et les idées de ce genre disparaissent plus facilement de la mémoire que ceux qui vous sont favorables. Autre citation, de Nietzsche cette fois (Au-delà du bien et du mal, II) :

«C’est moi qui ait fait cela» dit ma mémoire. «Il est impossible que je l’aie fait» dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement – c’est la mémoire qui cède.

Ce livre est donc une suite d’anecdotes, suivies de l’explication probable de l’erreur… Ces énumérations peuvent être un peu lassantes à la longue (sans doute nécessaires à la démonstation), mais les réflexions et les analyses de Freud sont  passionnantes, comme vous pourrez en juger dans les extraits ci-dessous.

Le truc, c’est évidemment d’analyser : dans quelles conditions étions-nous mentalement ? quelque chose nous tracassait-il ? que nous évoque le mot ? se concentrer sur ce qui nous passait par la tête à ce moment là, etc… De toutes ces informations peut venir l’explication…

Extraits

Les oublis sont contagieux !

On peut donc, d’une façon générale, distinguer deux variétés principales d’oubli de nom : un nom est oublié soit parce qu’il rappelle lui-même une chose désagréable. Donc, la reproduction de noms est troublée soit à cause d’eux-mêmes, soit à cause de leurs associations plus ou moins éloignées.
Un coup d’oeil sur ces propositions générales permet de comprendre pourquoi  l’oubli passager de noms constitue un de nos actes manqués les plus fréquents.
Nous sommes cependant encore loin d’avoir noté toutes les particularités du phénomène en question. Je veux encore attirer l’attention sur le fait que l’oubli de noms est contagieux au plus haut degré. Dans une conversation entre deux personnes, il suffit que l’une prétende avoir oublié tel ou tel nom, pour que le même nom échappe à l’autre. Seulement, la personne chez laquelle l’oubli est un phénomène induit retrouve plus facilement le nom oublié. Cet oubli «collectif» qui est un des phénomènes par lequel se manifeste la psychologie des foules n’a pas encore fait l’objet de recherches psychanalytiques.

Lapsus révélateurs ?

Lorsque dans une discussion sérieuse, l’un des deux adversaires commet un lapsus de ce genre, qui lui fait dire le contraire de ce qu’il coulait, cela le met dans un état d’infériorité par rapport à l’autre, qui manque rarement de profiter de l’amélioration de sa position.
Dans de tels cas, il devient évident que, d’une façon générale, les hommes attachent aux lapsus et autres actes manqués la même signification que celle que nous préconisons dans cet ouvrage, alors même qu’en théorie ils ne sont pas partisans de notre manière de voir et qu’ils ne sont pas disposés, en ce qui les concerne personnellement, à renoncer aux avantages qu’ils retirent le cas échéant de l’indifférence dont jouissent les actes manqués. L’hilarité et la moquerie que ces erreurs de langage provoquent au moment décisif témoignent contre l’opinion généralement admise, d’après laquelle ces erreurs seraient des lapsus linguae purs et simples, sans aucune portée psychologique.

Un lapsus linguae est un erreur commise en parlant, un lapsus calami quand il est fait en écrivant.

Je ne crois vraiment pas que quelqu’un puisse commettre un lapsus au cours d’une audience auprès de Sa Majesté, dans une sérieuse déclaration d’amour ou lorsqu’il s’agit de défendes devant les jurés son honneur et son nom, bref dans tous les cas où, comme on le dire avec juste raison, on est tout entier à ce qu’on fait et dit. Nous devons (et nous avons l’habitude de le faire) introduire, jusque dans l’appréciation du style dont se sert un auteur, le principe d’explication qui nous est indispensable, lorsque nous voulons remonter aux causes d’un lapsus isolé. Une manière d’écrire claire et franche montre que l’auteur est d’accord avec lui-même, et toutes les fois que nous rencontrons un mode d’expression contraint, sinueux, fuyant, nous pouvons dire, sans risque de nous tromper, que nous nous trouvons en présence d’idées compliquées, manquant de clarté, exposées sans assurance, comme avec une arrière-pensée critique.

Après quoi il cite Boileau, dans « l’Art poétique » :

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Magnifique ! Sur l’oubli et le mépris:

Il est des hommes que l’on considère généralement comme ayant l’oubli facile et qu »on excuse de la même manière dont on excuse les myopes, lorsqu’ils ne saluent pas dans la rue. Ces personnes oublient toutes les petites promesses qu’elles ont faites, ne s’acquittent d’aucune des commissions dont on les a chargées, se montrent peu sûres dans les petites choses et prétendent qu’on ne doit pas leur en vouloir de ces petits manquements qui s’expliqueraient, non par leur caractère, mais par une certaine particularité organique. Je ne fais pas partie moi-même de cette catégorie de gens et je n’ai pas eu l’occasion d’analyser les actes de personnes sujettes aux oublis de ce genre, de sorte que je ne puis rien affirmer avec certitude quant aux motifs qui président à ces oublis. Mais je crois pouvoir dire par analogie qu’il s’agit d’un degré très prononcé de mépris à l’égard d’autrui, mépris inavoué et inconscient certes, et qui utilise le facteur constitutionnel pour s’exprimer et se manifester.

Tout cela a un impact sur les relations humaines, et nous analysons peut-être les autres plus volontiers que nous mêmes… Un homme l’avait invité à le rejoindre lui et sa femme, pour le déjeuner. Arrivant, Freud constate que le seul fauteuil libre est encombré par l’imperméable de ce monsieur… Il reste donc debout, et l’homme ne remarque rien… Le message est clair : « il n’y a pas de place pour toi, tu es maintenant de trop ». C’est la femme qui lui en fera la remarque.

A propos de ce fait, et d’autres analogues, je me suis dit plus d’une fois que les actes non-intentionnels de ce genre doivent nécessairement devenir une source de malentendus dans les relations humaines. Celui qui accomplit un acte pareil, sans y attacher aucune attention, ne se l’attribue pas et ne s’en estime pas responsable. Quant à celui qui est, pour ainsi dire, victime d’une telle action, qui en supporte les conséquences, il attribue à son partenaire des intentions et des pensées dont celui-ci se défend, et il prétend connaître de ses processus psychiques plus que celui-ci ne croit en avoir révélé. L’auteur d’un acte symptomatique est on ne peut plus contrarié, lorsqu’on le met en présence des conclusions que d’autres en ont tirées; il déclare ces conclusions fausses et sans fondement : c’est qu’il n’a pas conscience de l’intention qui a présidé à son acte. Aussi finit-il par se plaindre d’être incompris ou mal compris par les autres. Au fond, les malentendus de ce genre tiennent au fait que l’on se comprend trop et trop finement. Plus deux hommes sont «nerveux» et plus il y aura d’occasions de brouille entre eux, occasions dont chacun déclinera la responsabilité avec autant d’énergie qu’il l’attribuera à l’autre. C’est là le châtiment pour notre manque de sincérité intérieure : sous le masque de l’oubli et de la méprise, en invoquant pour leur justification l’absence de mauvaise intention, les hommes expriment des sentiments et des passions dont ils feraient bien mieux d’avouer la réalité, en ce qui les concerne aussi bien qu’en ce qui concerne les autres, dès l’instant où ils ne sont pas à même de les dominer. On peut, en effet, affirmer d’une façon générale que chacun se livre constamment à l’analyse de ses prochains, qu’il finit par connaître mieux qu’il ne se connaît lui-même. […] il faut commencer par l’étude de ses propres actes et omissions, apparemment accidentels.

Il termine par un chapitre intitulé «Déterminisme, croyance au hasard et superstition. Points de vue», très intéressant. Il aurait pu ajouter « la religion » au titre…

Ce qui me distingue de l’homme superstitieux, c’est donc ceci : je ne crois pas qu’un événement, à la production duquel ma vie psychique n’a pas prit part, soit capable de m’apprendre des choses cachées concernant l’état à venir de la réalité; mais je crois qu’une manifestation non intentionnelle de ma propre activité psychique me révèle quelque chose de caché qui, à son tour, n’appartient qu’à ma vie psychique : je crois au hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique). C’est le contraire du superstitieux : il ne sait rien de la motivation de ses actes accidentels et actes manqués, il croit par conséquent au hasard psychique; en revanche, il est porté à attribuer au hasard extérieur une importance qui se manifestera dans la réalité à venir, et à voir dans le hasard un moyen par lequel s’expriment certaines choses extérieures qui lui sont cachées. Il y a donc deux différences entre l’homme superstitieux et moi : en premier lieu, il projette à l’extérieur une motivation que je cherche à l’intérieur; en second lieu, il interprète par un événement le hasard que je ramène à une idée. Ce qu’il considère comme caché correspond chez moi à ce qui est inconscient, et nous avons en commun la tendance à ne pas laisser subsister le hasard comme tel, mais à l’interpréter.
J’admets donc que ce sont cette ignorance consciente et cette connaissance inconsciente de la motivation des hasards psychiques qui forment une des racines psychiques de la superstition. C’est parce que le superstitieux ne sait rien de la motivation de ses propres actes accidentels et parce que cette motivation cherche à s’imposer à sa connaissance, qu’il est obligé de la déplacer en la situant dans le monde extérieur. Si ce rapport existe, il est peu probable qu’il soit limité à ce seul cas. Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure connaissance des facteurs et faits psychiques de l’inconscient (autrement dit : la perception endopsychique de ces facteurs et de ces faits) se reflète (il est difficile de le dire autrement, l’analogie avec la paranoïa devant ici être appelée au secours) dans la construction d’une réalité supra-sensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité, etc. et de traduire la métaphysisque en métapsychologie. La distance qui sépare le déplacement opéré par le paranoïaque de celui opéré par le superstitieux est moins grande qu’elle ne paraît au premier abord.

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