Un paria des îles – Joseph Conrad

Retour à Joseph Conrad, une valeur sûre en ce qui me concerne : je ne suis jamais déçu par ses histoires. Les descriptions, que ce soit de la nature ou du caractère des personnages, sont vraiment remarquables.

Celui-ci est le deuxième roman de Conrad, il fait suite à La folie Almayer dans l’ordre de rédaction, mais on y retrouve Almayer quelques années plus tôt, juste avant sa chute. Et Conrad maîtrise déjà son art de la narration, tout a l’air maîtrisé, les personnages ont des profils psychologiques forts, et sont parfaitement décrits.

Le personnage principal est Willems, l’homme de confiance de Hudig et Cie, une grosse société de commerce des îles. Willems aime le pouvoir, et à montrer qu’il en a… Mais il va faillir, son appétit va le pousser à faire une chose qui va lui coûter sa place. Son mentor, le capitaine Lingard (déjà rencontré dans la folie Almeyer) va alors le récupérer, et l’emmener se cacher le long d’un fleuve dont seul Lingard connaît l’accès, et où Almeyer est son représentant pour le commerce dont il tire sa fortune.

Les deux hommes ne vont pas s’entendre, et vont chacun précipiter leur chute…

Voilà quelques extraits dont le style m’a particulièrement plu, pour vous donner une idée de l’écriture de Joseph Conrad :

Sous les tropiques, à la fin de l’après-midi, on guette souvent le premier souffle d’air :

Un soupir sous l’azur embrasé, un frisson de la mer endormie, un souffle frais comme si l’on eût soudain ouvert une porte sur les étendues glacées de l’univers, et dans un remuement de feuilles, dans une inclinaison de branches, dans le tremblement de rameaux élancés, la brise marine frappa le rivage, remonta impétueusement le fleuve, s’engouffra dans ses larges lignes droites, et poursuivit son voyage dans le doux frémissement de l’onde assombrie, le murmure des branches, le bruissement des feuilles des forêts réveillées. Elle vint, dans le kampong de Lakamba, redonner au rouge terne des braises mourantes un pâle éclat ; et, touchées par elle, les minces spirales de fumée qui montaient tout droit de chaque tas rougeoyant se mirent à se balancer, à osciller, à redescendre en tourbillonnant et remplirent de l’arôme du bois qui brûle le demi-jour du bosquet ombragé. Les hommes qui avaient passé les chaudes heures de l’après-midi à somnoler à l’ombre s’éveillèrent, et le silence de la vaste cour fut rompu par le murmure hésitant de voix encore endormies, par des toux et des bâillements, et, çà et là, un éclat de rire, un appel sonore, un nom ou une plaisanterie lancés d’un ton doux et traînant.

Un portrait sans concession des hommes et de leurs actions au cours de leur vie :

Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont fiers de leur fermeté, de leur ténacité, de la droiture de leur dessein. Ils vont droit vers leur désir, jusqu’à la réalisation d’actions vertueuses — quelquefois criminelles — dans l’exaltante conviction de leur fermeté. Ils foulent le chemin de la vie, ce chemin que clôturent leurs goûts, leurs préjugés, leurs dédains ou leurs enthousiasmes, généralement honnêtes, invariablement stupides, et ils sont fiers de ne jamais s’égarer. Si d’aventure ils s’arrêtent, c’est pour regarder un moment par-dessus les haies qui les protègent, pour regarder les vallées embrumées, les cimes lointaines, les falaises et les marais, les forêts sombres et les plaines brumeuses où d’autres êtres humains usent péniblement leurs jours à marcher à tâtons, trébuchant sur les ossements des sages, sur les restes sans sépulture de ceux qui, avant eux, sont morts seuls, dans les ténèbres ou dans le grand soleil, à mi-chemin d’une destination quelconque. L’homme de caractère ne comprend pas et continue sa route, plein de mépris. Il ne s’égare jamais. Il sait où il va et ce qu’il veut. Poursuivant son voyage, il parvient à parcourir une longue distance sur son chemin étroit et, meurtri, fourbu, couvert de boue, il touche enfin au but ; il empoigne le prix de sa persévérance, de sa vertu, de son solide optimisme : une dalle mensongère sur une tombe obscure et vite oubliée.

Dans un bras du fleuve, à marée basse, des hommes se retrouvent bloqués dans leur canot à attendre que la marée leur permette de repartir :

Ils dormirent ou restèrent assis, immobiles et patients. À mesure que le soleil montait, la brise disparut, et un calme parfait régna sur le ruisseau désert. Une troupe de singes nasiques parut et, se rassemblant sur l’avancée des branches, contempla le canot et les hommes immobiles dedans avec une gravité intense et chagrine, coupée de temps à autre par des accès irraisonnés de folle gesticulation. Un petit oiseau au poitrail de saphir faisait osciller un frêle rameau dans un rai oblique de lumière où il étincelait de-ci de-là comme une pierre précieuse tombée du ciel. Son minuscule œil rond dévisageait les étranges créatures tranquilles du bateau. Au bout d’un moment, il lança un grêle gazouillis qui retentit comme une impertinente drôlerie dans le solennel silence de ce lieu sauvage et grandiose ; dans ce silence grandiose, plein de violence et de mort.

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Joseph Conrad (1857-1924), d’origine polonaise, est considéré comme l’un des plus importants écrivains anglais du XXe siècle. Il sera marin pendant vingt ans, puis se consacrera totalement à son œuvre littéraire.

4 réflexions sur « Un paria des îles – Joseph Conrad »

  1. Decouverte de votre blog avec surprise (le hasard fait bien les choses…).
    Adepte de Linux, c’est avec beaucoup de plaisir que je constate que vous reussissez a marier « technique » et « lectures ».
    Merci pour cette belle decouverte que je lirai avec plaisir a l’occasion d’une viree a ma mediatheque de quartier.
    Et merci pour tout le reste : votre site est riche d’infos que je ne trouve nulle-part ailleurs : un condense de mes principaux « loisirs » 🙂

    1. Merci pour ce commentaire sympa !
      Concernant « Un paria des îles », il y a en fait trois romans que l’on peut lire dans l’ordre inverse de parution pour suivre l’ordre chronologique :
      1920 : La Rescousse (dernier livre publié de JC)
      1896 : Un paria des îles
      1895 : La Folie Almayer (premier livre publié par JC)
      Au choix de chacun, moi un peu par hasard, je les lis dans l’ordre de parution… J’en suis donc au deuxième ! 😉

  2. Je n’avais pas vu la liste « litterature » : impressionnante ! J’ai encore de quoi faire pour mes vieux jours 😉
    Je rajoute Joseph Conrad, que je ne connaissais pas, a ma longue liste des livres a lire.
    J’ai deja repere a ma mediatheque de quartier son recueil de nouvelles (1 500 pages a devorer !).
    Je viens de terminer « En memoire de la foret », l’unique livre ecrit par Chartes T. Powers (decede apres avoir remis son manuscrit a son editeur). Un roman anodin et « ennuyeux » aux premiers abords, mais tres bien ecrit, melant intrigue, Histoire et sentiments humains qui finalement ne laisse pas indifferent.
    Je me permets de vous recommander un bouquin qui m’a marque (parmis tant d’autres) et vu que vous semblez accorder un interet a la cause « humaine », au vu de votre liste : Richard Wagamese, ecrivain canadien ayant des origines indiennes, pour son roman « Jeu Blanc ».

    PS : pour me presenter en quelques mots….
    En dehors de la lecture, je suis un fervent promoteur de Linux, en particulier la version « DFLinux » (qui remplace Handylinux, emanation speciale debutant de Debian) que j’ai deja installe sur plusieurs « vieux portables PC » de retraites qui semblent l’apprecier et ne plus vivre les soucis quotidiens de Windows (en realite, je suis, depuis ces installations, moins requisitionne pour reparer les Windows de ces memes personnes…). Seules difficultes (et souvent defis !) a relever pour ma part, petit « joueur » a mon niveau du monde Linux : faire fonctionner correctement leurs imprimantes…
    Je suis egalement un recent utilisateur de LineageOs, que je recommande a tous ceux qui souhaitent eviter d’utliser le GoogleStore (et tout ce qui tourne en permanence en arriere plan) et gagner du coup en autonomie… de batterie !

    1. J’ai noté tes deux bouquins dans ma liste ! Merci, ils ont l’air intéressants en effet.
      Le gros recueil de nouvelles de Conrad, édité par Quarto Gallimard, est sur mon étagère depuis quelques semaines… 😉 J’ai encore quelques livres moins imposants à lire avant de l’attaquer, mais cela ne devrait pas tarder !

      Promouvoir Linux, c’est super… et les imprimantes, s’il n’y a pas de pilote de fourni, ça peut être galère c’est sûr ! J’ai aussi migré quelques PCs d’amis, mais la reconnaissance est rarement au rendez-vous : ils ont vite fait de se plaindre au moindre souci, et de dire que « Linux c’est compliqué »… alors qu’ils ne comprenaient rien non plus à Windows !! 😀
      Mais ils avaient leurs habitudes, et c’est là le problème : peu sont près prêts à faire l’effort de les changer… Ça fait que maintenant, je ne fais plus de prosélytisme, et si je migre un PC, c’est en les prévenant maintes fois que « ça va changer »… je les aide même à revenir à Windows s’il le faut : la dernière fois, c’était mon neveu (étudiant) qui est revenu à Windows à cause de la consommation de batterie sous Linux : apparemment, c’est un domaine où Linux a beaucoup de retard.

      Enfin, oui, LineageOS c’est vraiment super, je l’ai découvert il y a bientôt un an, et je ne le quitterai pour rien au monde : stable, protection des données, correctifs de sécurité android à jour via les ‘updates’, débarrassé de Google : que du bonheur !

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