Nouvelles complètes – Joseph Conrad

Je viens d’achever ce recueil des nouvelles de Joseph Conrad : 1500 pages, 1,3 kg, ce qui ne rend pas la lecture facile (assis à une table, ou allongé avec le livre posé sur le ventre ?)… Quant à le transporter avec soi, mieux vaut oublier… Mais bon, c’est de loin la meilleure option pour lire toutes ses nouvelles, et je n’ai pas été déçu du contenu.

Sur les premières nouvelles, on sent que le style n’est pas encore établi… mais très vite on retrouve le Conrad que l’on connaît, l’ambiance de ses histoires, ses personnages et sa façon de les décrire. Un plaisir jamais démenti.

On trouve dans ce recueil « Cœur de ténèbres« , que j’avais déjà lu et qui est plus proche du roman que de la nouvelle (tiré de son expérience en Afrique, et qui inspira Apocalypse Now, rien que ça !). Ceci dit, c’est une habitude de Joseph Conrad que de commencer à écrire une nouvelle, puis de la voir se transformer en roman. Cela arrivera plusieurs fois !

Dans la préface, Jacques Darras nous explique : Conrad n’est jamais revenu du Congo. […] Après son expérience africaine, Conrad s’est forgé une opinion sur le colonialisme qui ne variera plus. […] Polonais ayant souffert dans sa chair et dans son âme de la règle tsariste, il ne croit plus à la libération par les révolutions nationales. Son pessimisme est radical. Il touche à la nature humaine même :

L’homme est un animal méchant. Sa méchanceté doit être organisée. Le crime est une condition nécessaire de l’existence organisée. La société est essentiellement criminelle — ou elle n’existerait pas. C’est l’égoïsme qui sauve tout — absolument tout — tout ce que nous abhorrons, tout ce que nous aimons. Et tout se tient. Voilà pourquoi je respecte les extrêmes anarchistes. « Je souhaite l’extermination générale » ». Très bien. C’est juste, et ce qui est plus, c’est clair. (Lettre de Joseph Conrad à Cunninghame Graham du 8 février 1899).

Voilà un constat pour le moins sombre ! Cela explique les deux romans sur l’anarchisme (« L’agent secret » et « Sous les yeux de l’occident ») ; pourtant le portrait qu’il en dresse est pour le moins sévère, et sans concession.

Mais revenons à l’écrivain, car on en apprend aussi sur lui, sa façon d’écrire, son style, et plus encore. À la fin de l’article, vous trouverez la liste complète des recueils/nouvelles de cet ouvrage, ainsi que la filmographie des nouvelles de Conrad.

La première nouvelle qu’il ait écrite se passe en Bretagne : Conrad y a habité 6 mois en 1896, juste après son mariage, à l’Île-Grande près de Lannion. Elle s’intitule « Les idiots », et Conrad en dit :

Un ouvrage si visiblement inspiré par la réalité qu’il m’est impossible d’en rien dire. Il me fut suggéré non pas mentalement, mais visuellement, par les idiots eux-mêmes.

Une vision de la Bretagne plutôt sombre, et peu engageante ! 🙁

J’ai trouvé moins bonne une autre nouvelle, « Le Retour » : l’histoire d’un homme qui rentre chez lui et trouve un mot de sa femme lui expliquant qu’elle est partie avec un autre… L’homme est désemparé, sa vie superficielle s’effondre, puis sa femme revient le soir même ! En la lisant, je me disais que cela manquait de dialogues, tout est en non-dit, en intériorité chez l’homme, et c’en est frustrant, on attend constamment que le couple s’explique une bonne fois pour toute (la femme doit à peine dire quelques mots). Dans une lettre à un ami, Conrad dit qu’elle lui inspire « une horreur physique… je la déteste », ajoutant :

Il est évident que ma voie est celle de la description et que je dois m’y cantonner. Il est certaines choses auxquelles je ne dois toucher en aucun cas.

Dans la courte biographie (imagée) qui suit les recueils, on apprend aussi qu’en 1905, Conrad s’intéressait de très près à la politique internationale, et notait la faiblesse de la Russie tsariste, mise en évidence lors que la guerre russo-japonaise. Contrairement à l’optimisme de l’époque, il fait le pronostic pessimiste d’une guerre mondiale. Il accuse la démocratie d’avoir mis toute sa foi dans la suprématie des intérêts matériels et répudié toute tradition morale au profit du seul bénéfice mercantile. Deux guerres mondiales plus tard, une opinion qui n’a pas pris une ride !

Conrad écrit à propos de « La Folie Almayer », son premier roman :

Je suis en train de lutter avec le chap. XI, une lutte à mort. Vous savez ! si je me laisse aller je suis perdu ! Je vous écris au moment de sortir. Il faut bien que je sorte quelquefois. Hélas ! je regrette chaque minute que je passe loin du papier. Je ne dis pas de la plume car j’ai écrit fort peu, mais l’inspiration me vient en regardant le papier. Puis ce sont des échappées à perte de vue ; la pensée s’en va vagabondant dans des grands espaces remplis de formes vagues. Tout est chaos encore mais – lentement – les spectres se changent en chair vivante, les vapeurs flottantes se solidifient et qui sait, – peut-être quelque chose naîtra dans le choc des idées indistinctes.

La meilleure nouvelle de ce livre est sans conteste « La ligne d’ombre » (encore un mini roman). C’est autobiographique, et retrace le premier commandement de Conrad à bord d’un voilier. Confronté à une absence de vent, le navire est contraint à une quasi l’immobilité, et une épidémie de fièvre touche l »équipage… Passionnant, d’autant que Conrad n’est pas tendre avec le personnage principal, un peu imbus de lui-même et de ses compétences !

« Typhon » est aussi excellent, avec ce capitaine qui décide de garder le cap, car comment savoir si une tempête est vraiment aussi coriace que le laissent entendre les instruments si l’on cherche à l’éviter ? 😉

On a souvent présenté Conrad comme un auteur de récits liés à la mer, puisque ancien marin lui-même. Dans la préface de « Entre terre et mer », son cinquième recueil, voilà ce que Conrad nous dit en parlant de « L’hôte secret », et qui règle le débat :

Dans la partie spécialement maritime de mon œuvre, ce conte peut figurer comme un de mes « calmes ». Car si une classification par sujets semble légitime, j’ai fait deux « tempêtes », « Le nègre de Narcisse » et « Typhon », et deux « calmes », celui-ci et « La ligne d’ombre ».

Pour finir, une dernière déclaration de Conrad dans la catégorie « Courrier des lecteurs » :

J’ai été grandement critiqué pour avoir écrit « Freya des Sept-Îles » : on m’a reproché sa cruauté, à la fois dans des articles et dans des lettres personnelles. Je m’en rappelle une qui me fut adressée par un correspondant d’Amérique animé d’une furieuse colère. Au milieu d’un torrent d’imprécations, il me déclarait que je n’avais pas le droit d’écrire une aussi abominable histoire qui, me disait-il, avait gratuitement et intolérablement blessé ses sentiments. C’était une lettre fort intéressante. Impressionnante même. Je l’ai gardée quelques jours dans ma poche. Avais-je le droit ? La sincérité de sa colère m’en imposait. Avais-je ce droit ? Avais-je réellement péché comme il le disait, ou bien était-ce extravagance de sa part ? Il me semblait pourtant distinguer quelque méthode dans sa fureur… Je composai dans ma tête une réponse violente, une réponse où j’argumentais avec calme, une réponse empreinte d’un hautain détachement, mais en fin de compte je n’en écrivis aucune et j’en ai oublié la forme. La lettre même de ce lecteur révolté s’est égarée, et rien ne subsiste d’autre que les pages de ce conte que je ne puis ni ne veux me rappeler.
Je suis heureux tout de même de penser que les deux femmes de ce livre : Alice, la victime maussade et passive de son destin, et Freya, si active, si individuelle, si déterminée à être la maîtresse du sien, ont dû susciter des sympathies, car de tous mes livres de contes, c’est celui qui a rencontré le plus de lecteurs dès sa parution.

Voici donc le contenu de chaque recueil de nouvelles de cet ouvrage (présentées par ordre chronologique) :

  • Histoires inquiètes (Tales of unrest) comprenant « Karain : un souvenir », « Les idiots », « Un avant-poste du progrès », « Le retour », « Le lagon ».
  • Jeunesse et deux autres récits comprenant « Jeunesse », « Coeur des ténèbres », « Au bout du rouleau ».
  • Typhon et autres récits comprenant « Typhon », « Falk : un souvenir », « Amy Foster », « Pour demain ».
  • Gaspar Ruiz et autres histoires (A set of six) comprenant « Gaspar Ruiz », « L’indicateur », « Un anarchiste », « Le duel », « Il conde ».
  • Entre terre et mer comprenant « Un sourire de la fortune », « L’hôte secret », « Freya des Sept-Îles ».
  • En marge des marées comprenant « Le planteur de Malata », « L’associé », « L’auberge des deux sorcières », « À cause des dollars ».
  • La ligne d’ombre
  • Derniers contes comprenant « L’âme d’un guerrier », « Le prince Roman », « L’histoire », « L’officier noir ».

Et voilà la filmographie de ses nouvelles (uniquement) :

  • 1952 – « Face to Face » de John Brahm et Bretaigne Windust, d’après les nouvelles « L’hôte secret » de Conrad et « La mariée s’en vient à Yellow Sky » de Stephen Crane.
  • 1954 – « Laughing Anne » de Hert Wilcox, d’après la nouvelle « À cause des dollars ».
  • 1968 – « Riusciranno i nostri eroi a ritrovare l’amico misteriosamente scomparo in Africa ? » de Ettore Scola, d’après la nouvelle « Cœur de ténèbres ».
  • 1971 – « La ligne d’ombre » de Georges Franju, d’après les nouvelles « La ligne d’ombre » et « Un sourire de la fortune ».
  • 1973 – « Au bout du rouleau » de Jean-Claude Bonnardot, d’après la nouvelle « Au bout du rouleau ».
  • 1976 – « Smuga cienia », de Andrzej Wajda, d’après la nouvelle « La ligne d’ombre ».
  • 1976 – « The duellists », de Ridley Scott, d’après la nouvelle « Le duel ».
  • 1979 – « Apocalypse Now » de Francis Ford Copola, d’après la nouvelle « Cœur de ténèbres ».
  • 1993 – « Pour demain » de Fabrice Cazeneuve, d’après la nouvelle « Pour demain ».
  • 1997 – « Swept from th eSea (Balayé par la mer » de Beeban Kidron, d’après la nouvelle « Amy Foster ».
  • 2002 – « Au bout du rouleau » de Thierry Binisti, d’après la nouvelle « Au bout du rouleau ».

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Joseph Conrad (1857-1924), d’origine polonaise, est considéré comme l’un des plus importants écrivains anglais du XXe siècle. Il sera marin pendant vingt ans, puis se consacrera totalement à son œuvre littéraire.

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