Vaurien – Jim Thompson

Toujours Jim Thompson, avec cette fois une sorte d’autobiographie où l’auteur nous raconte sa jeunesse pour le moins cahotique.

Son père est disons un original, autodidacte, ayant horreur de l’ignorance et forçant son fils, dès huit ans, à lire des ouvrages entiers comme l’Histoire de l’Amérique en douze volumes ou l’intégrale de la Correspondance des Présidents. Mais comme Jim refuse d’apprendre à l’école, il devient une calamité pour ses professeurs, sachant des choses qu’eux ignoraient, mais ignorant ce qu’il aurait du savoir…

Nous sommes au début du XXème siècle, et la famille passe de la fortune à la pauvreté suite à un revers de fortune quand le père se lance dans plusieurs forages de pétrole infructueux. De plus, il ne voit jamais le mal chez les autres, et se fait facilement arnaquer. La crise de 1929 ne va rien arranger à la situation, et il ne retrouvera jamais la réussite.

Très vite, Jim va devoir travailler en plus de l’école pour aider la famille, puis partir sur la route chercher le moindre travail. Il va faire plein de petits boulots : chasseur d’hôtel, poseur de pipelines, journaliste, j’en passe et des meilleurs, tout en essayant d’écrire et de proposer ses textes à des éditeurs. Doté d’une constitution robuste, il en abuse pourtant, en particulier l’alcool qui l’accompagnera toute sa vie. Mais aussi le tabac, auquel on peut ajouter un état dépressif car il ne s’en sort pas…

Ce sont ces anecdotes de sa jeunesse qu’il nous raconte en toute franchise, et on ne s’ennuie pas une seconde, c’est réellement passionnant. Par l’époque d’une part, et par le personnage d’autre part, qui a acquis une expérience de la vie incroyable. Un vrai plaisir de lecture. Il nous raconte une anecdote qui mérite d’être contée, et qui lui inspira un roman des années plus tard :

Mêlé à une bagarre, il écope d’une amende dix-huit dollars à payer dans les trois jours. Travaillant sur un derrick perdu dans la campagne à quarante miles de la ville, il décide de pas payer, persuadé que personne ne viendra le chercher. Mais le shérif-adjoint se pointe le quatrième jour, et Jim essaie de la jouer au plus malin en restant en haut de son derrick. Le policier l’attend alors tranquillement en somnolant sur le plancher, et quand Jim descend finalement, pris par la faim et la soif, la situation change brutalement :

– Tu sais, ce n’était pas très malin, dit-il, Et c’est…
– Et c’est comme ça, le coupais-je. D’accord, mettons-nous en route.
Son sourire se maintint et s’élargit même un peu. Mais c’était un sourire figé, sans humour, et un voile semblait être tombé sur ses yeux.
– Qu’est-ce qui te rend si sûr, dit-il doucement, que tu vas quelque part ?
– Eh bien, je… — je déglutis — je-je…
– Un endroit salement isolé, ici, pas vrai ? Pas âme qui vive des miles à la ronde à part toi et moi.
– A-attendez, je-je n’essayais pas de…
– Ai toujours vécu ici, continua-t-il du même ton, tout le monde me connaît. Personne ne te connaît. Et nous sommes seuls. Que penses-tu d’ça, toi qui es si futé ? Tu te balades dans l’coin, tu pètes le feu et tu rates pas une connerie. Comment tu crois qu’un pauv’ péquenot pas bien malin comme moi réagirait dans un cas pareil ?
Il me fixa longuement et son sourire lui découvrit toutes les dents. Je restais paralysé et muet, une grosse boule glacée se formant dans mon estomac. Le vent sifflait et gémissait à travers le derrick. Il reprit la parole, en réponse à une question que je n’avais pas posée.
– J’en ai pas besoin, dit-il, Y’a rien de c’qu’on peut faire avec un revolver qu’on puisse pas bien mieux faire autrement. J’vois pas à quoi m’servirait un revolver ici.
Il déplaça légèrement ses pieds. Les muscles de ses épaules se gonflèrent. Il prit dans sa poche une paire de gants noirs en chevreau et les enfila, lentement. Il se frappa du poing la paume de la main.
– J’vais te dire une chose ; te dire deux p’tites choses. Y’a pas moyen de savoir c’que vaut un type rien qu’en le regardant. Y’a pas moyen de d’viner ce qu’il risque de faire s’il en a l’occasion. Tu vas te souvenir de tout ça ?
J’étais incapable de parler, mais je réussis à hocher la tête. Son sourire et son regard reprirent leur expression naturelle.
– Tu m’as l’air faiblard, dit-il, tu devrais p’t’être manger et boire avant qu’on parte ?.

Et Jim Thompson de conclure :

Il était allé aussi loin dans l’amabilité que le lui permettait son éducation et son sens des bonnes manières. Cela n’avait rien donné avec moi, alors il avait changé de tactique. C’était clair, à partir du moment où j’essayais de voir les choses par ses yeux et non par les miens.
Je ne savais pas s’il m’aurait tué parce qu’il ne le savait pas lui-même.
En fin de compte, l’âge venant, je suis parvenu à le faire revivre sur le papier — le meurtrier sardonique, sympathique de mon quatrième roman, Le Démon dans ma peau. Mais cela m’a pris du temps, près de trente ans.
Et son souvenir ne m’a toujours pas quitté.

Ce sera donc ma prochaine lecture : Le démon dans ma peau (The killer inside me)… 😎

Il mentionne aussi un autre roman, Nuit de fureur, dont le cadre lui a été inspiré par un boulot dans une boulangerie industrielle, un travail dur et quasiment ininterrompu, 7 jours sur 7, pour 12 dollars la semaine.

Je termine par une blague qui montre son humour :

C’était une grosse femme, bouffie, plus tout à fait de première fraîcheur. Je ne me prononcerai pas sur les dates, mais je peux certifier sans guère de risque, quel que soit l’âge du plus vieux métier du monde, qu’elle avait dû faire partie des membres fondateurs.

Jim Thompson (1906-1977), est un écrivain américain de roman noir, un nouvelliste et un scénariste de cinéma. Il écrira au total vingt-neuf romans, en partie autobiographiques, dont la plupart servant avant tout à rembourser des dettes. Il meurt dévoré par l’alcool et la maladie, dans la misère et l’anonymat.
Il a peu été reconnu de son vivant, ce n’est qu’après sa mort que sa réputation grandit. Côté cinéma français, le film « Coup de torchon » de Bertrand Tavernier a été adapté d’un de ses romans, « 1265 âmes » (excellent !); « Série noire » d’Alain Corneau avec Patrick Deweare est adapté de « A hell of a woman » (« Une femme d’enfer »  ). Outre-atlantique, on peut aussi citer « Les Arnaqueurs » et « The killer inside me » (« Le démon dans ma peau » ) comme autres adaptations connues.

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