Continents à la dérive – Russel Banks

Je poursuis avec Russel Banks, et j’ai relu avec plaisir celui-ci, qui m’avait marqué à l’époque de ma première lecture.

Un joli titre (« Continental drift ») qui reflète bien la dérive de deux individus d’origine différente, un américain moyen du New Hampshire et une jeune femme d’Haïti. Ces deux vies vont se télescoper comme peuvent le faire deux continents…

À l’inverse de Wade Whitehouse (dans Affliction) il est difficile d’éprouver de l’empathie pour Bob Dubois, le personnage central de ce récit. Ils sont pourtant tous les deux des WASP, originaires du New Hampshire comme l’était Russel Banks, tous deux mécontents de leur vie et voulant la changer. Seulement Bob a une femme et deux petites filles, et il va les entraîner vers une lente et inévitable dégringolade, larguant boulot et maison pour un rêve en Floride, où il va se faire manipuler aussi bien par son frère que par son « meilleur ami ». À chaque fois, il est le dindon de la farce, et à chaque fois, il recommence, éternel insatisfait de sa propre médiocrité, sans jamais se remettre en question. Bref, il n’est pas méchant, c’est plutôt ce qu’on pourrait appeler « un pauvre type » ! Russel Banks est plus clément :

Pendant des années, Bob a été le genre de personne qui croit qu’il existe deux sortes de gens : les enfants et les adultes, et qu’ils constituent des espèces bien distinctes. Ensuite, quand il a lui-même atteint l’âge adulte et découvert que l’enfant qui était en lui non seulement se refusait à mourir ou à disparaître mais, de plus, semblait ne pas vouloir céder le pas à l’adulte, et qu’il a vu que cela n’était pas vrai de lui seul mais aussi de tous ceux qu’il connaissait — sa femme, son frère, ses amis, et même sa mère et son père —, Bob, à regret, tristement, se sentant de plus en plus seul, en est arrivé à croire que, tout bien considéré, les adultes n’existaient pas, qu’il n’y avait que des enfants qui essayaient, généralement sans succès, d’imiter des adultes. Les gens ressemblent plus ou moins à des adultes, c’est tout.

Vanise Dorsinville fuit elle la violence et la pauvreté de son île après un énième cyclone, avec son bébé et son cousin Claude, et rêve d’atteindre l’Amérique, son rêve à elle. Elle va vivre des choses terribles, sans jamais se plaindre, se réfugiant dans le culte vaudou pour pouvoir affronter le réel… Le portrait des haïtiens que dresse l’auteur est assez étonnant, sortes de grands enfants naïfs pourtant extrêmement déterminés et sereins grâce à leurs croyances qui viennent apporter une autre réponse à ce qui arrive. La rencontre des deux mondes sera terrible, et un véritable drame, d’où personne ne sortira indemne, le lecteur compris.. Voilà les dernières lignes du roman :

On écrit des livres — romans, récits et poèmes bourrés de détails — qui essaient de nous expliquer le monde, comme si la connaissance que nous avons de gens comme Bob Dubois, Vanise et Claude Dorsinville pouvait apporter la liberté à des gens de leur espèce. Elle n’y changera rien. Connaître les faits de la vie et de la mort de Bob Dubois ne change rien au monde. Notre célébration de sa vie, la complainte que nous pouvons élever sur sa mort, en revanche, le peuvent. Se réjouir ou se lamenter sur des vies qui ne sont pas la nôtre, même s’il s’agit de vies complètement inventées — non surtout s’il s’agit de vies complètement inventées —, prive le monde tel qu’il est d’un peu de l’avidité dont il a besoin pour continuer d’être lui-même. Le sabotage et la subversion sont, par conséquent, les desseins de ce livre. Va, mon livre, va contribuer à la destruction du monde tel qu’il est.

Autres romans de Russel Banks sur ce blog :

Russel Banks (1940-2023) est un écrivain « progressiste » américain (dixit wikipedia). Il était actif politiquement, prenant par exemple position contre l’intervention en Irak, ou le Patriot Act. Il a été le troisième président du Parlement international des écrivains créé par Salman Rushdie, et le président fondateur de Cities of Refuge North America, qui s’est donné pour mission d’établir aux États-Unis des lieux d’asile pour des écrivains menacés ou en exil.

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