Underworld – William R. Burnett

J’ai d’abord entendu parler de cet auteur grâce à Bertrand Tavernier, qui en faisait l’éloge dans la postface de La Route de l’Ouest. Puis j’avais lu l’excellent Terreur Apache, et enfin un polar tout aussi bon intitulé Fin de parcours trouvé par hasard dans une librairie.

J’ai été agréablement surpris quand j’ai vu que Quarto avait publié ce recueil, les romans de Burnett n’étant pas forcément facile à trouver. De plus, j’aime bien les publications de Quarto, toujours bien documentées, où l’on en apprend toujours sur l’auteur, son histoire, son univers (on y trouve une biographie, une filmographie, etc….).

Il s’agit ici de romans noirs, de polars, pour lesquels Burnett est d’ailleurs le plus connu (que ce soit en tant qu’écrivain que comme scénariste), même s’il s’est essayé d’autres styles, comme des westerns par exemple, mais pas seulement. Comme il est dit dans l’excellente préface de Benoît Tadié :

Avant Burnett, il y avait des gangsters dans le roman, mais pas de roman de gangsters. Ce genre qui n’existait pas, il l’avait inventé en 1929 et continuerait à le dominer pendant plusieurs décennies, déportant le centre (le détective) à la marge, ramenant la marge (le gangster) au centre, découvrant un univers dans la tête de criminels professionnels et d’outlaws.

Je retiens aussi de lui sa trilogie « western » : Adobe Walls (Terreur Apache – 1953), suivi de Pale Moon (Lune pâle – 1958), et enfin Mi Amigo (1959). J’ai pu lire le premier en format poche, le dernier en format epub, et je les ai trouvé très bons. Mais Pale Moon n’est disponible qu’en format broché (22€), ça m’embête de mettre ce prix pour un livre datant de 1956. Mais il s’agit d’une nouvelle traduction, de 2018, gageons qu’Actes Sud le publiera en format poche bientôt…

Voyons voir un peu le contenu de ce Quarto…

Ce recueil commence comme il se doit par une biographie de l’auteur, bien qu’il n’en existe aucune d’officielle, et certaines zones d’ombre et incertitudes demeurent. Ce qui m’a surpris, c’est que malgré ses succès littéraires et de scénaristes, W. R. Burnett ne semble pas avoir vécu dans l’opulence, connaissant même la faillite… à cause de son amour des courses de chevaux et de lévriers, tout s’explique ! 😉

C’est ensuite une trilogie qui nous est proposée, se passant dans « la grande ville du Midwest » très bien évoquée mais jamais nommée (mais qui doit être Chicago), et s’il y a peu de violence, le thème est la corruption qui progresse à chaque histoire, comme expliqué dans la préface :

Les romans de sa trilogie représentaient pour Burnett, d’une manière presque spenglerienne, trois moments de la chute morale de la ville : le statu quo (The Asphalt Jungle (1949), dans lequel la loi et le crime sont encore relativement séparés), le déséquilibre (Little Men, Big World (1951), où ils s’interpénètrent), l’anarchie (Vanity Row, (1952) où ils se confondent. Et cette corruption qui gangrène le système général travaille aussi les hommes. Rompant avec un genre qui avait une tendance manichéenne à opposer les justiciers aux criminels, le bien au mal, l’argent honnête au « blood money », Burnett montre que ces oppositions ne résistent pas non plus à l’échelle des individus.

Viennent ensuite Underdog (1958), où apparaît la mafia, nouvelle menace pour la ville, venue de l’extérieur celle-ci ; et enfin The Cool Man (1968), l’avant-dernier livre de Burnett publié de son vivant, qui raconte l’histoire d’un homme qui a échappé à son milieu d’origine, mais qui voit son passé le rattraper.

Évidemment, les atmosphères sont datées, mais les scénarios sont solides, et leur lecture passionnante. De bons vieux polars, avec au cœur de l’histoire des truands qui ont une vraie personnalité, des doutes, et aussi des valeurs.

Le recueil enchaîne ensuite sur un extrait du journal de W. R. Burnett, écrit à la fin de sa vie, où ce dernier ne se prive de donner son avis sur la littérature et les arts en général, sans prendre de gants, le recul de l’âge aidant :

La vieillesse a ses compensations : quand j’étais très jeune, je voulais voir toutes les pièces de théâtre et tous les films, lire tous les livres, écouter toute la musique. J’étais dans un état de fièvre permanent. Désormais, je suis plus tranquille et, dans une certaine mesure, plus sage. Je sais combien les bonnes pièces et les bons films, les bons livres et la bonne musique sont rares. Je dois reconnaître que, quel que soit le domaine, mes goûts ont tendance à se restreindre. Je déteste qu’on se vautre dans l’émotion – je préfère donc Tourguéniev à Dostoïevski, Debussy à Wagner – et les écrivains français à toute autre communauté nationale d’écrivains. Vous imaginez quelle est ma réaction intime face au rock – avec son sentimentalisme idiot et son analphabétisme musical. Je crois que ça suffit pour aujourd’hui – je ne suis pas un critique, donc l’absence d’éclectisme n’est pas un défaut en ce qui me concerne.

J’en ai retenu quelques conseils ou avis, en commençant par celui bien utile sur Proust et son œuvre fleuve :

Si vous n’avez ni la patience ni le temps de lire toute la Recherche [c’est parfois ardu], lisez « Du côté de chez Swan » et « À l’ombre des jeunes filles en fleur », les deux premiers volumes.

À propos de T. E. Lawrence, « le bonimenteur », qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur :

C’est un personnage un peu à la manière de Frederick Rolfe, Baron Corvo – homosexuel, masochiste (il aimait être battu), qui vivait une sorte de vie fantasmée et reste intéressant, non à cause de ses exploits (largement mensongers) ou de son écriture – mais parce qu’il incarne un cas clinique hors du commun.
Je n’oublierai jamais le respect avec lequel on le traitait dans les années 1920 – la fascination que son nom inspirait. Entre autre choses, je me rappelle qu’on me l’avait vanté comme s’il s’agissait d’un génie littéraire prodigieux. […] Mais à cette époque, les années 1920, je n’avais pas confiance en mon propre jugement comme aujourd’hui. J’étais intimidé par les louanges qui fusaient de tous les côtés. Je faisais mine d’être impressionné comme il se devait – mais des doutes intimes continuaient à travailler mon esprit obstiné. En fait, Lawrence était un carriériste qui faisait sa propre promotion et jouait les vedettes, tout en prétendant le contraire. Tout ce qu’il faisait, c’était pour la galerie, y compris sa disparition de la société. Et il a trompé son monde, jusqu’à Bernard Shaw.
J’ai toujours trouvé Lawrence complètement antipathique – prétentieux, sans humour, faux, hermétique. Contrairement à Charles Doughty, qui a écrit un livre magnifique sur l’Arabie, « Travels in Arabia Deserta » (1888, qui est aussi un exercice de style, entre autres choses), Lawrence n’était pas vraiment intéressé par l’Arabie ni par rien d’autre que lui-même – comme toutes les personnalités psychopathes.

À prendre avec des pincettes tout de même, cela ne semble pas très objectif ; en lisant la biographie de Lawrence d’Arabie par Michel Renoir, le personnage est plus complexe que cela.

À propos de Simenon :

Simenon ne s’intéresse guère au suspense en tant que tel : ses romans sont si peu américains à cet égard. Maigret est rarement en danger. Simenon s’intéresse avant tout aux personnages, à l’atmosphère et au dénouement lent et patient de l’intrigue criminelle, qui est souvent mesquine, sordide – rarement bizarre ou sensationnelle. Travail de routine policière. Sa principale préoccupation semble être de brosser un tableau naturaliste du Paris de son temps, sans embellissement, sombre, teinté d’aucune idéologie. Ces romans de Maigret pourraient s’avérer aussi précieux pour les futurs chercheurs qui s’intéresseront au mode de vie des Parisiens du milieu du XXe siècle, que les scènes parisiennes décrites par Restif de La Bretonne pendant la Révolution française nous sont précieuses. Ces scènes sont incomparables. De même qu’il n’y a rien de vraiment comparable à Maigret, dans aucune littérature.

Pour finir, à la suite d’une discussion avec un ami, les livres qu’il emmènerait sur une île déserte :

Les œuvres complètes de Shakespeare, Stephen Crane, Conrad, Anatole France et les romans majeurs de Balzac. Les Mémoires de Casanova. Toutes les histoires de Maigret de Simenon et l’intégralité de Sherlock Holmes. Un choix de romans et de nouvelles de Guy de Maupassant, en particulier Bel-Ami ; les romans de Mark Aldanov – et les œuvres complètes d’Ivan Tourguéniev. Parmi mes contemporains : « Berlin Stories » de Paul Morand ; « 1984 » et « La ferme des animaux » d’Orwell et « Le Zéro et l’Infini » d’Arthur Koestler.

Dans un article intitulé « Parlons d’Art », il est sans pitié pour Picasso, Dali et même Miro :

Comme son copain Picasso, Dali avait du talent, et comme Picasso, il n’avait rien à dire, c’est pourquoi les deux hommes se sont réfugiés quelque part dans l’éclectisme. Tous deux paraissent antihumanistes et aveugles au monde naturel visible. N’ayant pas réussi à approcher le mérite des impressionnistes, ni même des postimpressionnistes, Picasso s’est réfugié dans le cubisme et d’autres arts non figuratifs – ou dans des déformations complètes de la silhouette humaine, par exemple une femme ayant deux yeux sur le même côté du visage. « Fabuleux », ont crié les critiques à la mode. Picasso, pas idiot pour un sou, voyait dans quelle direction le vent soufflait, il leur a donné ce qu’ils voulaient et il a eu un succès colossal. Il a même admis son charlatanisme – plus ce qu’il peignait était fou, disait-il, plus il était acclamé et plus il gagnait de l’argent. Je ne crois pas qu’il ait jamais été poussé , comme l’étaient Dali et Miro, par des pulsions « anti-art » – je pense qu’il n’avait qu’un seul but, l’autopromotion – et il y a réussi plus considérablement que n’importe quel autre peintre dans l’histoire de la civilisation occidentale. Il est même devenu multimillionnaire. Dali a également bien réussi financièrement, pas de doute, mais pas aussi bien que ce vieux renard de Pablo – (Les peintures de Dali sont-elles jamais vendues aux enchères ? Je n’en vois pas trace dans le journal.)
Dali était prétentieux, farfelu, sans humour et semblait toujours en équilibre entre l’égomanie et le charlatanisme. Il ne peignait jamais (ou rarement) ce qu’il voyait, mais il peignait d’après une théorie. La dureté semble lui être naturelle et allait toujours chez lui avec une sorte d’inhumanité.
Miro était très différent. C’était un farceur avec un sens aigu de l’absurde – et un vrai sens de l’humour. Comme Dali, pendant un certain temps, il avait pour objectif de « détruire la peinture ». Il a donc peint de petits gribouillis idiots, où trônent généralement des pieds ou quelques chose qui leur ressemble. Les choses ont l’air d’être fragmentées et de voler dans toutes les directions. La réalité n’y fait jamais intrusion un seul instant. Le travail de Miro ressemble à celui d’un enfant talentueux mais perturbé. Les critiques n’ont pas tari d’éloges. Génial, fabuleux. Historique. Miro a dû en rire à gorge déployée tous les soirs.

Burnett n’est pas fan de « l’art abstrait ultramoderne », on l’aura compris. Voilà comment il conclut sur le sujet :

L’art abstrait ultramoderne est aussi mort que le dodo mais il ne veut tout simplement pas tomber, étant maintenu en pied par la critique qui a appris à l’université qu’il n’y a que ça de vrai et par des marchands qui voudraient continuer à le vendre à des gogos. On persiste à propager le mythe selon lequel il s’agit d’un art « d’avant-garde » alors qu’il s’agit en réalité d’un art de l’establishment, tout comme la peinture de salon était l’art établi de Paris jusqu’à l’arrivée des « impressionnistes » révolutionnaires.
L’art abstrait ultramoderne tombera lentement dans le discrédit, malgré tout ce que peuvent faire les critiques et les marchands – même les universités finiront peut-être par s’en détourner et par encourager les jeunes peintres à regarder autour d’eux et à peindre ce qu’ils voient comme ils le voient. Et non selon une théorie préconçue. On continuera toujours à bricoler et à expérimenter avec l’art, bien sûr : le bric-à-brac, les objets, les collages et autres substituts – et pourquoi pas ? Il y a de la place pour tout cela. Et ce mouvement qui ressemble à un mastodonte a la vie dure, pour une raison bien simple : la chose la plus rare au monde est un talent original et une pensée originale.

L’ouvrage se termine par une filmographie complète, que ce soit les adaptations de ses romans que les nombreux scénarios auxquels il a participé. Voilà une petite sélection :

À commencer par Little Caesar (1929) qui révèle l’auteur, et qui est porté rapidement au cinéma. J’ai vu le film, c’est tout de même très daté de nos jours : c’est le premier grand succès du film de gangsters du cinéma parlant…

À partir de cette date, Burnett va beaucoup travailler pour les studios d’Hollywood, et participer à de multiples films pendant une vingtaine d’années. Le plus grand succès scénaristique est High Sierra (1940) avec Humphrey Bogart (« La Grande Évasion » en français). Vu également, et je l’ai trouvé excellent. Deux remakes en ont été fait : La fille du désert (1949), et La peur au ventre (1955).

En tant qu’auteur, The Asphalt Jungle (Quand la ville dort) en 1950 a été porté à l’écran par John Huston. Marilyn Monroe, alors au début de sa carrière, y tient un second rôle qui la fera remarquer.

Dans la catégorie Western, on peut citer Arrowhead (Le sorcier du Rio Grande) en 1953 avec Charlton Heston, qui est l’adaptation de l’excellent Adobe Walls, A Novel of the Last Apache Rising (Terreur Apache). Il existe une autre adaptation réalisée par Robert Aldrich en 1972 : Fureur Apache.

Captain Lightfoot (Capitaine Mystère), un roman d’aventures exotique, est adapté par Douglas Sirk (1955), mais l’adaptation est selon Burnett ratée. Un remake transposé aux États-Unis sera fait en 1974 sous le titre Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur) par Michael Cimino, avec Clint Eastwood : le roman est plagié par Cimino, ce qui provoquera la colère de Burnett.

Vanity Row a été porté à l’écran sous le titre Accused of Murder (en). Burnett se plaindra que le patron de Republic Pictures, mari de l’actrice principale, ait changé la fin du roman :

Eh bien, la femme du chef du studio ne pouvait pas être coupable, alors il en a fait une innocente. Et il a complètement fichu en l’air le film.

Et pour terminer, tout le monde connaît le film « La grande Évasion » (The Great Escape) de John Sturgess avec Steve Mac Queen (1963) : eh bien, le scénario est de W. R. Burnett !

W. R. Burnett (1899-1982) est un écrivain de roman noir et un scénariste américain. Je vous laisse explorer sa page wikipedia pour la liste complète des œuvres auxquelles il a participé. Chapeau l’artiste !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *