La peste – Albert Camus

La peste - Albert CamusLire ou relire un classique ne fait jamais de mal, et si Albert Camus en est l’auteur, on est rarement déçu. Même si comme dans ce cas, le sujet semble à priori morbide.

Nous voici donc à Oran, dans les années 40, et la ville ne va pas tarder à être « fermée » à cause de la peste ; nous allons suivre le docteur Rieux dans sa lutte contre la maladie, et surtout la réaction des gens face à ce fléau. Le mystère plane sur l’identité du narrateur, qui ne veut pas se dévoiler… Il faudra attendre les dernières pages pour le savoir.

Camus va nous faire suivre ce combat quotidien contre un ennemi qui semble invincible. La ville va se transformer, comme les gens, le temps semble si long (l’épidémie durera environ neuf mois) que même l’espoir disparaît. Seul reste le devoir de soigner…

C’est remarquablement bien écrit, et le lecteur est vite pris par cette chronique au jour le jour. Les personnages qui entourent le docteur Rieux vont aussi façonner le récit. Le texte se lit très facilement, même si les idées exprimées sont d’une grande profondeur, et empreintes d’une grande humanité. Les faits sont eux parfois terribles.

Parmi les personnages du roman, il y a un certain Cottard, trafiquant au bout du rouleau qui vient de louper sa tentative de suicide, va retrouver une certaine envie de vivre, en quelque sorte heureux de voir que personne n’est épargné (il n’est plus le seul à risquer de mourir). De plus, la police semble l’avoir oublié, ce qui lui permet de reprendre ses trafics et de gagner de l’argent.

Mr Grand, son voisin et sauveur, est un brave homme, fonctionnaire qui se voudrait écrivain. Il bute sur la première phrase d’un roman qu’il voudrait parfait : tous les soirs, après sa journée de travail, il la réécrit jusqu’à l’obsession. Il trouvera le temps pour faire partie des bénévoles qui vont aider à contrôler autant que faire se peut l’épidémie.

C’est Tarrou qui mettra en place ces formations de bénévoles. Un peu mystérieux au début, semblant revenu de tout, il deviendra l’ami de Rieux, et lui racontera son histoire : fils d’un procureur qui a requis la peine capitale, qui n’est pour lui qu’un assassinat, il quitte sa famille et s’engage en politique, luttant dans différents pays d’Europe pour une société plus juste ; jusqu’à se rendre compte que cette idéologie est elle aussi capable de condamner à mort pour amener un monde où il n’y aurait plus à le faire… (claire allusion au communisme). Sa désillusion sur l’Homme est alors totale.

L’intention du narrateur n’est cependant pas de donner à ces formations sanitaires plus d’importance qu’elles n’en eurent. À sa place, il est vrai que beaucoup de nos concitoyens céderaient aujourd’hui à la tentation d’en exagérer le rôle. Mais le narrateur est plutôt tenté de croire qu’en donnant trop d’importance aux belles actions, on rend finalement un hommage indirect et puissant au mal. Car on laisse supposer alors que ces belles actions n’ont tant de prix que parce qu’elles sont rares et que la méchanceté et l’indifférence sont des moteurs bien plus fréquents dans les actions des hommes. C’est là une idée que la narrateur ne partage pas. Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. Les hommes sont plutôt bons que mauvais, et en vérité ce n’est pas la question. Mais ils ignorent plus ou moins, et c’est ce qu’on appelle vertu ou vice, le vice le plus désespérant étant celui de l’ignorance qui croit tout savoir et qui s’autorise alors à tuer. L’âme du meurtrier est aveugle et il n’y a pas de vraie bonté ni de bel amour sans toute la clairvoyance possible.

La ville change, les gens aussi… Le Dr Rieux doit faire appliquer les mises en quarantaine décrétées aux premiers symptômes de la maladie ; chacun attend  un diagnostic clément, refusant parfois l’évidence. Même les enterrements changent, de manière terrible : on passe de l’individuel avec cercueil (mais avec une cérémonie abrégée), au collectif avec réutilisation des cercueils, puis à la fosse commune et à la chaux vive. Ceux employés à ce travail sont décimés, mais le chômage aidant, on trouvera toujours des remplaçants :

Pour toutes ces opérations, il fallait du personnel et l’on était toujours à la veille d’en manquer. Beaucoup de ces infirmiers et de ces fossoyeurs d’abord officiels, puis improvisés, moururent de la peste. Quelque précaution que l’on prît, la contagion se faisait un jour. Mais à y bien réfléchir, le plus étonnant fut qu’on ne manqua jamais d’hommes pour faire ce métier, pendant tout le temps de l’épidémie. La période critique se plaça peu avant que la peste eût atteint son sommet et les inquiétudes du docteur Rieux étaient alors fondées. Ni pour les cadres ni pour ce qu’il appelait les gros travaux, la main-d’œuvre n’était suffisante. Mais, à partir du moment où la peste se fut réellement emparée de toute la ville, alors son excès même entraîna des conséquences bien commodes, car elle désorganisa toute la vie économique et suscita ainsi un nombre considérable de chômeurs. Dans la plupart des cas, ils ne fournissaient pas de recrutement pour les cadres, mais quant aux basses œuvres, elles s’en trouvèrent facilitées. À partir de ce moment, en effet, on vit toujours la misère se montrer plus forte que la peur, d’autant que le travail était payé en fonction des risques. Les services sanitaires purent disposer d’une liste de solliciteurs et, dès qu’une vacance venait de se produire, on avisait les premiers de la liste qui, sauf si dans l’intervalle ils étaient entrés eux aussi en vacances, ne manqueraient pas de se présenter. C’est ainsi que le préfet qui avait longtemps hésité à utiliser les condamnés, à temps ou à vie, pour ce genre de travail, put éviter d’en arriver à cette extrémité. Aussi longtemps qu’il y aurait des chômeurs, il était d’avis qu’on pouvait attendre.

C’est l’abattement dans la population, tout le monde est concerné, pris dans ce quotidien terrible, on ne parle plus d’avenir, seul le présent compte. Puis il y a Rambert, un journaliste de Paris pris au piège dans cette ville, et qui dans un premier temps n’a pensé qu’à s’enfuir (demandant de l’aide à Cottard) : sa fiancée l’attend dans la capitale… Il finira par se proposer comme volontaire aux « formations sanitaires » de bénévoles :

Un moment après, Rambert et Rieux s’installaient à l’arrière de la voiture du docteur. Tarrou conduisait.
– Plus d’essence, dit celui-ci en démarrant. Demain, nous irons à pied.
– Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous.
Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire. Rieux semblait incapable d’émerger de sa fatigue.
– Et elle ? dit-il d’une voix sourde.
Rambert dit qu’il avait encore réfléchit, qu’il continuait à croire ce qu’il croyait, mais que s’il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu’il avait laissée. Mais Rieux se redressa et dit d’un voix ferme que cela était stupide et qu’il n’y avait pas de honte à préférer le bonheur.
– Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.
Tarrou, qui s’était tu jusque là, sans tourner la tête vers eux, fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour le bonheur. Il fallait choisir.
– Ce n’est pas cela, dit Rambert. J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous.
Personne ne répondit et Rambert parut s’impatienter.
– Vous le savez bien d’ailleurs ! Ou sinon que feriez-vous dans cet hôpital ? Avez-vous donc choisi, vous, et renoncé au bonheur ?
Ni Rieux ni Tarrou ne répondirent encore. Le silence dura longtemps, jusqu’à ce qu’on approchât de la maison du docteur. Et Rambert, de nouveau, posa sa dernière question, avec plus de force encore. Et, seul, Rieux se tourna vers lui. Il se souleva avec effort :
– Pardonnez-moi, Rambert, dit-il, mais je ne le sais pas. Restez avec nous puisque vous le désirez.
Une embardée de l’auto le fit taire. Puis il reprit en regardant devant lui :
– Rien au monde ne vaut qu’on se détourne de ce qu’on aime. Et pourtant je m’en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi.
Il se laissa retomber sur son coussin.
– C’est un fait, voilà tout, dit-il avec lassitude. Enregistrons-le et tirons-en les conséquences.
– Quelles conséquences ? demanda Rambert.
– Ah ! dit Rieux, on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé.
À minuit, Tarrou et Rieux faisaient à Rambert le plan du quartier qu’il était chargé de prospecter, quand Tarrou regarda sa montre. Relevant la tête, il rencontra le regard de Rambert.
– Avez-vous prévenu ?
Le journaliste détourna les yeux :
– J’avais envoyé un mot, dit-il avec effort, avant d’aller vous voir.

Le premier essai du sérum mis au point est un échec : l’agonie de l’enfant du juge est poignante. La peste évolue et devient pulmonaire. La Toussaint arrive, pour se rendre compte que le rapport aux morts est différent : on y pense tous les jours au lieu d’une fois par an ! En Janvier, la peste semble marquer enfin  le pas : Grand est sauvé par le sérum. Puis les rats et les chats réapparaissent, le sérum rencontre enfin quelques succès.

Mais dans l’ensemble, l’infection reculait sur toute la ligne et les communiqués de la préfecture, qui avaient d’abord fait naître une timide et secrète espérance, finirent par confirmer, dans l’esprit du public, la conviction que la victoire était acquise et que la maladie abandonnait ses positions. À la vérité, il était difficile de décider qu’il s’agissait d’une victoire. On était obligé seulement de constater que la maladie semblait partir comme elle était venue. La stratégie qu’on lui opposait n’avait pas changé, inefficace hier et, aujourd’hui, apparemment heureuse. On avait seulement l’impression que la maladie s’était épuisée elle-même ou peut-être qu’elle se retirait après avoir atteint tous ses objectifs. En quelque sorte, son rôle était fini.

Tarrou sera atteint à son tour, alors que tout va mieux. Dans sa lente agonie, il supporte la douleur stoïquement, se forcant à sourire dès qu’il croise le regard de la mère de Rieux qui le veille. La vie reprend, les gens retrouvent la joie, mais Rieux sait que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester endormi des dizaines d’années dans les meubles et le linge…

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Albert Camus (1913-1960) est un écrivain, philosophe, dramaturge français, né en Algérie. Il est aussi journaliste engagé dans  la Résistance française durant la seconde guerre mondiale, et proche des courants libertaires dans les combats moraux de l’après-guerre. Ce livre a reçu le prix des critiques dès sa parution.

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