Le premier homme – Albert Camus

Le premier homme - Albert Camus Voilà un bout de temps que je m’étais promis de lire des œuvres d’Albert Camus : j’ai bien un vague souvenir du lycée avec « L’étranger », mais c’est bien loin tout ça…

Et pourquoi cette envie ? Albert Camus fait partie des personnes qui ne sont pas souvent trompées avec l’histoire : que ce soit par ses positions sur la guerre d’Espagne ou celle d’Algérie, sa démission du parti communiste quand les camps de travail viennent ternir la belle image de l’idéologie communiste, sa rupture avec Sartre.

D’origine modeste (et revendiquée), Camus reste avant tout attaché à la liberté, et ses actes seront en phase avec ses idées. Enfin, il est d’abord écrivain avant d’être philosophe. Un auteur contemporain à ne pas manquer donc…

Et je commence paradoxalement par son dernier roman, inachevé même puisqu’il y travaillait encore lors de sa mort accidentelle en 1960. La forme finale en aurait sans doute été différente, mais sur le fond, Camus voulait nous faire partager son histoire, celle de sa famille, et son enfance passée en Algérie, même s’il a changé les noms des personnages.

L’histoire démarre par un retour de Jacques Cornery (A. Camus) sur les traces de son père, mort à la première guerre mondiale, né en Algérie, fils de ces premiers colons envoyés là-bas dans les années 1840. La description des conditions dans lesquelles ces colons arrivèrent est d’ailleurs terrible, entre le choléra, les conditions de vie, les bandes arabes, les soulèvements, etc… :

Il avait fallu se secouer devant les soldats qui riaient et s’installer dans les tentes. Les maisons seraient pour plus tard, on allait les construire et puis distribuer les terres, le travail, le travail sacré sauverait tout. [..] « Ah ! les braves gens », disait Veillard qui riait. « Ils ont terminé leurs petites cagnas au printemps, et puis ils ont eu droit au choléra. […] Les deux tiers des émigrants étaient morts, là comme dans toute l’Algérie, sans avoir touché la pioche et la charrue.

Puis Camus nous contera son enfance, à Alger. La famille est très pauvre, le père étant mort ; l’éducation de la grand-mère est très sévère, la mère un peu distante, mais que Camus adore littéralement, et à  propos de laquelle il écrit de très belle pages :

Toute sa vie il l’avait vue retranchée — douce, polie, conciliante, passive même, et cependant jamais conquise par rien ni personne, isolée dans sa demi-surdité, ses difficultés de langage, belle certainement mais à peu près inaccessible et d’autant plus qu’elle était plus souriante et que son cœur à lui s’élançait plus vers elle –, oui, toute sa vie, elle avait gardé le même air craintif et soumis, et cependant distant, le même regard dont elle voyait, trente ans auparavant, sans intervenir, sa mère battre à la cravache Jacques, elle qui n’avait jamais touché ni même vraiment grondé ses enfants, elle dont on ne pouvait douter que ces coups ne la meurtrissaient aussi mais qui, empêchée d’intervenir par la fatigue, l’infirmité de l’expression et le respect dû à sa mère, laissait faire, endurait à longueur de jours et d’années, endurait les coups pour ses enfants, comme elle endurait pour elle-même la dure journée de travail au service des autres, les parquets lavés à genoux, la vie sans homme et sans consolation au milieu des reliefs graisseux et du linge sale des autres, les longs jours de peine ajoutés les uns aux autres pour faire une vie qui, à force d’être privée d’espoir, devenait aussi une vie sans ressentiment d’aucune sorte, ignorante, obstinée, résignée enfin à toutes les souffrances, les siennes comme celles des autres.

On voit ici la puissance d’évocation d’Albert Camus et le talent de l’écrivain…

Il y aussi des pages magnifiques sur l’insouciance des enfants, sous le soleil d’Alger, courant jusqu’à la mer, heureux de vivre jusqu’à l’ivresse. Puis Jacques sera remarqué par son instituteur, obtiendra une bourse qui lui permettra d’aller au lycée et de poursuivre ses études, alors que la grand-mère aurait préféré qu’il gagne sa vie au plus tôt. Quand en 1957, Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature, c’est à son vieil instituteur (après sa mère) qu’il le dédiera.

Un très beau livre donc, dommage que l’auteur n’ait pas eu le temps de terminer complètement, il aurait certainement été encore plus abouti.

Albert Camus (1913-1960) est un écrivain, philosophe, dramaturge français, né en Algérie. Il est aussi journaliste engagé dans  la Résistance française durant la seconde guerre mondiale, et proche des courants libertaires dans les  combats moraux de l’après-guerre.

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