Le Mage du Kremlin – Giuliano da Empoli

Ce roman a failli être prix Goncourt… Il était finaliste de ce scrutin très indécis. Personnellement, le sujet abordé ici me paraît plus intéressant que celui du lauréat, « Vivre vite », une remise en question d’un destin tragique à coup de « Et si… ».

Le Mage du Kremlin retrace l’histoire d’un homme de l’ombre participant à la prise de pouvoir de Vladimir Poutine. C’est un roman, mais inspiré de personnages et de faits réels.

Honnêtement, je n’ai pas appris grand chose de l’arrivée au pouvoir de Poutine : homme de Elstine, directeur du FSB (ex-KGB), il joue les modestes en n’acceptant qu’à reculons le poste de président du gouvernement de la Russie. Mais une fois en poste, il va très vite tout verrouiller et s’attribuer les pleins pouvoirs.

Vadim Baranov est le « mage » (inspiré de Vladislav Sourkov, éminence grise de Vladimir Poutine) qui va rencontrer un lettré français venu à Moscou faire des recherches sur Zamiatine, l’auteur de « Nous » (article ici), célèbre dystopie pré-Stalinienne qui a probablement inspiré George Orwell et son 1984. Vadim, personnage cultivé, ayant travaillé d’abord à la télévision russe, va lui raconter comment il a participé à l’avènement de Poutine et aidé à asseoir son pouvoir.

La ficelle Zamiatine pour initier l’entretien entre les deux hommes est un peu grosse, tout comme la fin du roman, avec la vision d’un futur déshumanisé, à coups de grandes pensées sur l’occident, l’exercice du pouvoir dans une démocratie, la technologie développée pour la guerre, la disparition de la vie privée… tout cela aboutissant au monde totalitaire que décrit Zamiatine justement. Ou à l’arrivée de Dieu !

Le plus intéressant est sans doute la période d’ouverture à l’occident et donc au capitalisme (époque Gorbatchev puis Eltsine), décrite comme un véritable Far West où les plus malins ont tout raflé, devenant immensément riches, alors que le peuple continuait de manquer de tout. Cela créait les conditions pour une reprise en main d’un pouvoir ferme ; voilà ce que raconte Vadim sur le peuple russe alors qu’il travaillait à la TV :

Nous faisions une télévision barbare et vulgaire comme le veut la nature de ce média. Les Américains n’avaient plus rien à nous apprendre, en fait c’était nous qui repoussions les frontières du trash. Mais, de temps à autre, l’immémoriale âme russe émergeait des profondeurs. À un certain moment, nous avons eu l’idée d’un grand show patriotique. En demandant à notre public de nous indiquer ses héros, les personnages sur lesquels se fonde l’orgueil de la mère Russie, nous nous attendions aux grands esprits : Tolstoï, Pouchkine, Andreï Roublev, ou que sais-je, un chanteur, un acteur comme cela arriverait chez vous. Mais que nous ont donné les spectateurs, la masse informe du peuple habitué à courber le dos et baisser le regard ? Que des noms de dictateurs. Leurs héros, les fondateurs de la patrie, coïncidaient avec une liste d’autocrates sanguinaires : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine, Staline. On a été obligés de falsifier les résultats pour faire gagner Alexandre Nevski, un guerrier au moins, pas un exterminateur. Mais celui qui a recueilli le plus de voix fut Staline. Staline, vous vous rendez compte ? C’est là que j’ai compris que la Russie ne serait jamais devenue un pays comme les autres. Non pas qu’il y ait eu un vrai doute.

Et une fois arrivé au pouvoir, la Tchétchénie sera le théâtre parfait pour Poutine de montrer qu’il ne plaisante pas :

— L’arène idéale est sous nos yeux, reprit Poutine. La patrie est sous pression. Les intégristes islamiques ne se contentent plus de la Tchétchénie, ils visent à s’emparer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie et jusqu’au cœur du pays. Si nous les laissons faire, dans quelques années il ne restera plus aucune trace de la Fédération.
— Pardonnez-moi, Vladimir Vladimirovitch, j’y réfléchirais à deux fois avant de m’engager dans ce bordel. Ces dernières années, la Tchétchénie a tué plus de carrières politiques à Moscou que d’ennemis sur le champ de bataille.
— Parce qu’aucun de ces politiciens n’a affronté l’affaire avec assez d’énergie. Ils voulaient faire la guerre sans le dire, une guerre humaine, à l’américaine, et voyez comme cela s’est terminé. Ils se sont fait massacrer par les islamistes. Moi, je vous parle d’autre chose. Gagner le prix Nobel de la paix ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de vaincre les séparatistes et la menace qu’ils représentent pour l’intégrité de la Fédération de Russie.
— Je ne discute pas les raisons géopolitiques, Vladimir Vladimirovitch, je n’y entends rien. Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que politiquement c’est un suicide.
— C’est là que vous faites erreur, Vadim Alexeïevitch, vous vous êtes laissé convaincre par les Occidentaux qu’une campagne électorale consiste en deux équipes d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en PowerPoint. Ce n’est pas le cas : en Russie, le pouvoir, c’est autre chose.

On sait ce qu’il a fait (et comment) en Tchétchénie… Poutine va mettre son système en place, entouré d’une garde rapprochée, où lui seul décide, et où il est fortement recommandé d’obéir. Et si l’on en croit ce récit, le cercle d’influence va se restreindre petit à petit, jusqu’à ce qu’il se retrouve seul à gouverner, la paranoïa aidant :

— Tu sais quel est le problème, Vadia ?
— Bien sûr que je le sais, Boris, le problème c’est que Poutine est un espion.
— Non, écoute-moi, Vadia, ce n’est pas un espion. Ton chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ? Que les espions cherchent des informations exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots partout, des traîtres, les inventer quand on en a besoin : ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles. Dans la tête du Tsar, rien n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est jamais comme cela en a l’air. Il y a toujours quelqu’un derrière qui tire les ficelles, un marionnettiste qui poursuit son propre dessein. C’est ce qu’il a pensé au moment du sous-marin, quand les journalistes faisaient simplement leur métier et que les gens avaient toutes les raisons du monde d’être en colère. Et c’est ce qu’il pense maintenant en ce qui concerne l’Ukraine. Comme si ces pauvres Ukrainiens n’avaient pas leurs raisons pour se rebeller contre les bandits qui les gouvernent.— Non, écoute-moi, Vadia, ce n’est pas un espion. Ton chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ? Que les espions cherchent des informations exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots partout, des traîtres, les inventer quand on en a besoin : ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles. Dans la tête du Tsar, rien n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est jamais comme cela en a l’air. Il y a toujours quelqu’un derrière qui tire les ficelles, un marionnettiste qui poursuit son propre dessein. C’est ce qu’il a pensé au moment du sous-marin, quand les journalistes faisaient simplement leur métier et que les gens avaient toutes les raisons du monde d’être en colère. Et c’est ce qu’il pense maintenant en ce qui concerne l’Ukraine. Comme si ces pauvres Ukrainiens n’avaient pas leurs raisons pour se rebeller contre les bandits qui les gouvernent.[…] La Russie de Poutine n’est pas ma patrie, Vadia. Je ne la reconnais plus. Avec tous nos défauts, pour la première fois dans l’histoire russe, nous avions réussi à construire un pays libre, dans lequel les personnes pouvaient dire et faire ce qu’elles voulaient. Pour la première fois en onze siècles d’histoire, Vadia, tu te rends compte ? Et en quelques années vous avez tout foutu en l’air, tout. Vous avez retransformé la Russie en ce qu’elle a toujours été : une énorme prison.

Alors roman, fiction certes, mais éclairante sur ce que peut être la vision de Poutine sur le monde, et sa façon d’exercer le pouvoir. On peut supposer que c’est réaliste, même si ce n’est pas rassurant !

Giuliano da Empoli, né en 1973, est un écrivain et conseiller politique italo-suisse. Il a été le conseiller politique du président du Conseil italien Matteo Renzi. « Le Mage du Kremlin » est son premier roman, qui a reçu remporté le Grand Prix du Roman de l’Académie française (et donc manqué de peu le Goncourt). Auparavant, il a publié plusieurs essais dont l’un consacré aux spin doctors nationaux-populistes (Les Ingénieurs du chaos, Lattès, 2019), traduit en douze langues.

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