Et quelques fois j’ai comme une grande idée – Ken Kesey

Et quelques fois j'ai comme une grande idée - Ken KeseyAttention chef-d’œuvre !

Quand j’ai vu ce livre sur la table du libraire, bien mis en évidence avec une petite étiquette « Par l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou », je savais déjà que j’allais l’acheter ! Car Ken Kesey (prononcer Ken Kizi), c’est le personnage principal du roman de Tom Wolfe, Acid test, cette histoire incroyable des années 60, à une époque où le LSD n’était pas encore interdit !

Quant au film de Miloš Forman « Vol au-dessus d’un nid de coucou », c’est un film culte ! Je n’ai pas lu le livre, mais je savais que l’auteur en était Ken Kesey. C’est d’ailleurs en participant en tant que volontaire à des essais sur les drogues modifiant l’état de conscience qu’il découvre le LSD, mais aussi qu’il fréquente le milieu psychiatrique qui lui inspirera son premier roman.

J’avais donc hâte de découvrir ce que Ken Kesey avait bien pu écrire ensuite. Je n’ai pas été déçu, quelle découverte !

D’abord, un mot sur l’objet : la jaquette est magnifique, avec son motif et ses reflets de bronze. La couverture est souple, et l’ouvrage fait presque neuf cents pages, au papier fin, recyclé : tout cela est plein de promesses…

Alors il y a bien sûr l’histoire, mais avant tout c’est le style de l’auteur qui marque le plus le lecteur : les propos des différents personnages s’entremêlent parfois au sein d’un même paragraphe, simplement distingués par des italiques, ou des parenthèses… On s’habitue tout de même très vite, car c’est parfaitement maîtrisé, et cela donne beaucoup de force, de vie au roman. Ainsi un personnage nous parle, puis dans la même phrase un autre s’intercale, puis encore un autre…  Évidemment, les situations sont liées, ont un point commun, et cela donne un éclairage complet sur ce qui se joue vraiment dans la scène.

Un critique raconte que d’autres auteurs se sont essayés à ce mode de narration, mais aucun n’y est vraiment parvenu. Kesey lui maîtrise, et quand on lui demanda plus tard pourquoi il n’avait pas fait d’autres romans de ce style, il répondit : « Vous ne vous rendez pas compte, pour que tout ça tienne dans votre tête, il faut être jeune ! j’écrivais parfois trente heures d’affilée… ».

L’histoire maintenant : c’est celle d’une famille de bûcherons dans l’Oregon, les Stampers. Alors que toute la vallée est en grève, les Stampers continuent d’abattre des arbres, se mettant à dos toute la ville et le syndicat des bûcherons… Il y a Henry, le patriarche rescapé d’une époque de pionniers où la vie était rude (c’est le moins que l’on puisse dire), son fils Hank, qui semble invincible, et sa femme Viviane. Hank appelle à l’aide son demi-frère Lee, sur la côte Est ; Lee est plutôt du genre intellectuel, et du genre perturbé mentalement (schizo/parano). Il rejoint la famille, mais bien décidé à assouvir une vengeance : il a un sérieux compte à régler avec Hank.

Avec sa méthode de narration, Kesey nous offre une plongée dans la psychologie de ses personnages véritablement passionnante : que ce soit les personnages principaux (Lee en particulier, mais Hank aussi que l’on apprend à apprécier), ou d’autres plus secondaires (comme le barman de la ville qui s’interroge sur le responsable syndical et ses méthodes), les pensées des uns et des autres se mêlant aux événements, l’on est vite totalement accroché par le récit. Sans parler de suspens (au sens roman policier), on se demande bien ce qui va se passer, comment ils vont réagir, et c’est difficile de reposer le roman !

Et puis il y a la nature, admirablement racontée, sauvage et très présente. En premier lieu la Wakonda Auga, le fleuve au bord duquel sont installés les Stampers, aux crues incontrôlables (par les pluies, mais aussi par les marées car nous sommes près de l’embouchure du fleuve), obligeant ces derniers à constamment consolider les fondations de la maison. Mais pas d’écologie pour autant… Le vieux Stampers dit d’ailleurs a un moment, en bon bûcheron de l’époque : « Coupez, coupez, ça repoussera toujours! ». Je garde en mémoire le matin où les Stampers, partant travailler, remontent le fleuve encore recouvert de brume… Magnifique !

Voilà une petite vidéo de Dominique Bordes (10 mn) qui vous présente ce roman et son histoire beaucoup mieux que moi. Dominique Bordes est le directeur de la maison d’édition Monsieur Toussaint Louverture, a qui nous devons de pouvoir lire enfin ce roman :

Et voici maintenant quelques extraits, en commençant par la description de la Wakanda Auga, qui ouvre le roman :

Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l’Oregon… viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux de la Wakonda Auga. Les premiers ruisselets -caracolent comme d’épais courants d’air parmi la petite oseille et le trèfle, les fougères et les orties, bifurquent, se scindent… forment des bras. Puis, à travers les busseroles et les ronces élégantes, les myrtilles et les mûres, les bras cascadent pour fusionner en ruisseaux, en torrents. Enfin, au pied des collines, émergeant entre les mélèzes laricins et les pins à sucre, les acacias et les épicéas – et puis la mosaïque vert et bleu des sapins de Douglas –, la rivière en personne franchit d’un bond cent cinquante mètres… et là, regarde: voici qu’elle prend ses aises à travers champs.
Vue de la grand-route en surplomb du rideau d’arbres, elle est d’abord métallique comme un arc-en-ciel d’aluminium, un long copeau d’alliage lunaire. De plus près, elle se fait organique, vaste sourire liquide aux gencives hérissées de pilotis brisés et pourrissants, l’écume aux lèvres. D’encore plus près, elle s’aplanit pour devenir fleuve, aussi plate qu’une rue, grise comme du ciment et tout entière faite de pluie. Aussi plate qu’une rue tout entière faite de pluie, même au plus fort de la saison des crues, en raison d’un chenal si profond et d’un lit si érodé: nul bas-fond pour créer des rapides refluant à contre-courant, nul rocher pour agacer sa surface… rien qui indique le mouvement sinon les grumeaux d’écume jaunâtre tourbillonnant au vent dans leur dérive vers la mer, et les troncs dressés de bosquets noyés que le flot noir et silencieux fait ployer, tendus et tremblants.
Une rivière lisse, d’apparence calme, qui dissimule le cruel biseau de son courant sous une surface lisse… apparemment calme.

Quelques autres extraits pour vous faire une idée :

Dans le temps, j’accusais toujours le gamin de faire semblant d’être faible. Mais pour faire semblant d’être faible, il faut l’être. Car si on est fort, on n’a pas la faiblesse de simuler. Non personne ne peut jamais faire semblant d’être faible. Tu peux seulement faire semblant d’être fort…

Pour pouvoir goûter pleinement le choix qu’il a fait, un homme doit d’abord savoir qu’il l’a eu, le choix. Maintenant, je le sais. Un être humain doit réussir à vivre avec d’autres… avant d’y parvenir avec lui-même.

Docteur…ça y est, je deviens fou, je disjoncte dans les grandes largeurs, ça me tombe dessus! […]
« Non, Leland, pas vous. Vous, ainsi que beaucoup d’autres de votre génération, vous trouvez en quelque sorte exclu de ce refuge-là. Il vous est désormais impossible de « devenir fou » dans le sens classique de l’expression. Il fut un temps où les gens « devenaient fous » fort à propos, et disparaissaient de la circulation. Comme des personnages de fiction à l’époque romantique. Mais de nos jours… », et là je crois qu’il s’était même payé le luxe de bailler, « …vous êtes trop bien informés sur vous-mêmes et votre psychisme. Vous connaissez trop intimement un trop grand nombre de symptômes de la maladie mentale pour vous laisser prendre par surprise. Et autre chose encore : tous autant que vous êtes, vous avez le don de vous libérer de votre frustration par le biais de fantasmes trop malins pour être honnêtes. Et vous, Leland, vous êtes le pire de la bande de ce point de vue. Alors…vous serez peut-être névrosé jusqu’à la moelle pour le restant de vos jours, et malheureusement aussi vous serez peut-être bon pour un petit séjour à Bellevue et vous allez sans aucun doute en prendre pour 5 années supplémentaires de séances payantes avec moi – mais j’ai bien peur que vous ne soyez jamais complètement dingue. »
Et il s’était renversé dans son élégant fauteuil club avant d’ajouter: « désolé de vous décevoir, mais le meilleur diagnostic que je puisse vous offrir, c’est une bonne vieille schizophrénie à tendance paranoïaque.

Écoute fiston, voilà le topo, lui disait le lion pour résumer la situation. Il y a les huiles comme eux autres, et puis les lampistes comme nous autres. C’est pas difficile de dire qui est qui. Des huiles, il y en a qu’un petit peu: tout leur appartient, les champs de blé, la terre entière. Des lampistes comme nous, il y en a des millions: ils cultivent le blé et tous, ils crèvent la dalle. Les huiles, ils croivent qu’ils peuvent s’en tirer à bon compte parce qu’ils pensent qu’ils valent bien mieux que nous – peut-être que quelqu’un a cassé sa pipe et leur a laissé un gros paquet de fric, voilà pourquoi, et comme çà ils payent ce qu’ils veulent. Nous, faut qu’on les déloge de là-haut, tu piges? Faut qu’on leur montre une bonne fois pour toutes qu’on est tout aussi importants qu’eux ! Tout le monde est aussi important qu’eux ! Tout le monde cultive du blé ! Tous le monde en bouffe ! C’est pas plus compliqué que ça !

L’homme n’est certain de rien sinon de sa capacité à échouer. Tel est notre plus grand credo, et qui n’a pas foi en lui – le blasphémateur, le dissident – suscitera en nous la plus sainte des colères. Tout écolier déteste son fanfaron de camarade qui se prétend capable de marcher sur la clôture sans jamais tomber. Toute femme méprise la petite jeunette qui a la certitude de pouvoir séduire son homme par sa seule beauté. Tout travailleur n’est jamais plus furieux qu’après un patron qui ne jure que par la supériorité de l’équipe dirigeante. Et cette colère peut être canalisée et exploitée.

Ken Kesey, (1935-2001), est un écrivain américain. Il a écrit « Vol au-dessus d’un nid de coucou » après avoir découvert le LSD lors d’essais cliniques (1962), et initié le groupe des Merry Pranksters qui traversera les États-Unis à bord d’un bus dans le but d’initier le plus de monde possible au LSD ! (voir Acid test). « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » a été adapté au cinéma par Paul Newman sous le titre Le Clan des irréductibles.

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