
J’avais déjà lu Le mage du Kremlin du même auteur, et quand j’ai entendu parler de celui-ci et du sujet abordé, cela m’a intéressé. C’est un essai assez court sur un thème cher à l’auteur, celui de l’arrivée des autocrates, et de la fin de l’ancien monde des démocraties qui même imparfaites respectaient encore certaines règles.
Au passage, payer 19 € pour 152 pages, pour quelques anecdotes de voyages agrémentées de réflexions personnelles, c’est quand même cher payé. D’autant que l’auteur a bénéficié d’une bonne couverture médiatique… Mais pour protéger le prix unique du livre, la solution serait apparemment une taxe sur les livres d’occasion. De qui se moque-t-on ?
Après un premier chapitre un peu décousu, sorte de mini tour du monde en 20 pages en guise d’introduction sur le sujet de ce livre et de ce qui va suivre, l’auteur va chapitre après chapitre raconter, au fil des réunions auxquelles il a pu assister, comment il perçoit les nouveaux acteurs du monde. Et ce n’est guère réjouissant, il prend même César Borgia comme archétype de ces nouveaux prédateurs. Machiavel a aussi sa place, naturellement.
En guise de mise en bouche, il nous parle de Mohamed Ben Salman (MBS), de son sourire permanent et de la bonhomie qu’il dégage. Puis nous rappelle la prise d’otage au Ritz-Carlton de Riyad de toute l’aristocratie saoudienne, et la coercition pour les plus chanceux qui s’en suivit. Ou ce qu’il advint de Jamal Khashoggi lorsqu’il entra dans le consulat saoudien à Istambul pour renouveler son passeport.
Puis c’est le tour de Bukele, président du Salvador, « le dictateur le plus cool de la Terre » comme il s’autoproclame, ou encore « le roi philosophe » comme on peut le lire dans sa biographie. Le Salvador était le pays le plus violent du monde, et les membres des gangs s’identifiaient par des tatouages ; la mesure fut radicale : 80 000 tatoués emprisonnés, dont quelques malheureux fans de rocks… Le Salvador devient dès lors le pays le plus sûr de l’hémisphère occidental ! Et Bukele de proclamer à la tribune de l’O.N.U. :
Certains disent que nous avons emprisonné des milliers de personnes, mais la vérité est que nous en avons libéré des millions, maintenant ce sont les bons qui vivent à l’abri de la peur.
À la différence de MBM, Bukele évolue dans une démocratie, dont il teste constamment les limites, menaçant la Chambre de la colère du peuple lorsque qu’on veut s’opposer à ses plans, modifiant la Constitution pour pouvoir se représenter, et étant élu avec 84% des voix… « Nous ne sommes pas un régime à parti unique », commente Bukele, « nous sommes une démocratie avec un parti hégémonique. »
Après un passage obligé par Trump, le meilleur reste à venir avec les conquistadors de la tech qui l’accompagnent : ce sont eux les nouveaux prédateurs, qui méprisent les anciennes élites politiques, et ne pensent qu’à s’en débarrasser : ils sont pressés, ne respectent pas de règles, convaincus de leur pouvoir, et seule la loi du plus fort compte. S’ils parviennent à leurs fins, les démocraties seront balayées.
Aujourd’hui, nos démocraties paraissent encore solides. Mais nul ne peut douter que le plus dur est à venir. Le nouveau président américain a pris la tête d’un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre. Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et, comme au temps de Léonard, les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend.
Ajoutez maintenant l’IA pour un portrait final encore plus inquiétant. Là aussi l’auteur va nous décrire quelques acteurs clefs de ce monde : deux références en la matière sont canadiens : Geoffrey Hinton (Prix Nobel de physique 2024) ayant quitté Google, où il avait un rôle de consultant, pour pouvoir s’exprimer plus librement sur les risques de l’IA. Et Yoshua Bengio, enseignant au département d’informatique de l’université de Montréal, et qui a refusé les millions de toutes les boîtes du secteur pour garder son indépendance. Ajoutons Yann Le Cun (franco-américain), qui dirige le laboratoire sur l’intelligence artificielle de Meta, le groupe qui possède Facebook, WhatsApp et Instagram. Depuis le prix Turing qui leur a été attribué conjointement en 2018, ces trois-là, Hinton, Bengio et Le Cun, sont considérés comme les pères fondateurs de l’« intelligence artificielle » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Seul hic, ils ne sont d’accord sur presque rien.
Au cours d’un déjeuner officiel, Bengio et Le Cun se font face : le premier a l’air humain et les questions qu’il pose sont celles d’un scientifique qui cherche à comprendre. Le Cun a lui un ton péremptoire et n’exprime que des certitudes :
Le Cun a investi les milliards de Zuckerberg dans des modèles open source qui mettent la technologie la plus puissante de l’histoire de l’humanité à la portée de tous, y compris des groupes les plus extrémistes : une technologie qui, parmi ses nombreuses facultés mirifiques, peut doter chaque individu d’un pouvoir de destruction jusqu’ici réservé aux États. Alors que d’autres posent le problème de la dissémination incontrôlée des armes de destruction massive, Le Cun n’a aucune hésitation : l’intelligence artificielle ne présente pas le moindre risque et quiconque prétend ou envisage le contraire doit être plus ou moins un demeuré mental, y compris ses anciens collègues chercheurs.
Dernière partie : l’auteur se retrouve dans une réunion à Lisbonne organisée par Henry Kissinger, avec un beau gratin de gens de pouvoirs (OTAN, Parlement européen, ministres, PDG, milliardaires, militaires, services secrets…), devant deux pontes de l’IA : Sam Altman, le patron d’OpenAI, les yeux écarquillés, le ton monocorde, avec une volonté de puissance sans limites qui transparaît dans chacun de ses propos. Et Demis Hassabis, visage souriant du posthumain affiché, peut-être encore plus inquiétant car derrière son affabilité méditerranéenne, il pense vraiment que le seul espoir de l’humanité est de s’en remettre au dieu numérique qu’il est en train de créer dans la fabrique de DeepMind. Et voilà ce qu’il observe :
Au fur et à mesure qu’Altman et Hassabis progressaient dans leur exposé, leur auditoire affichait une mine de plus en plus déconfite. Le premier souffrant du syndrome d’Asperger et l’autre étant complètement absorbé par sa quête messianique, le patron d’OpenAI et celui de DeepMind étaient aveugles à ce qui se passait, mais le phénomène était frappant. En écoutant les deux papes de l’IA, les simples mortels, bien que tout-puissants, présents dans la salle réalisaient de plus en plus clairement qu’il n’y avait pas le moindre point de contact entre leur expérience et le monde nouveau qui se déployait sous leurs yeux.
C’est peut-être ce décalage qui est le plus inquiétant, deux mondes parallèles, l’un au pouvoir mais tout de même largué face aux nouvelles technologies, et le nouveau monde, avec des prédateurs qui n’hésiteront pas à se débarrasser des vieux meubles. Le portrait dressé de ces types de la Silicon Valley promoteurs de l’IA est aussi glaçant, que reste-t-il d’humain chez eux ?
S’il faut retenir un truc drôle dans cet essai, c’est le petit jeu auquel l’auteur se livrait avec un ami : après chaque voyage, ils attribuaient ce qu’ils avaient vécu à l’une des trois séries suivantes : The West Wing, qui présente une version vertueuse de la politique, ou House of Cards, avec ses politiciens machiavéliques, ou enfin The Thick of It et Veep, deux séries sous forme de comédie des erreurs permanentes, aux personnages inadaptés à leur rôle, essayant désespérément de s’en sortir comme ils le peuvent. Le résultat était, en général, d’environ 10 % de West Wing, 20 % de House of Cards, et le reste de Veep. Faut-il en rire ou en pleurer ? Je vais sans doute regarder Veep… 😉
Giuliano da Empoli, né en 1973, est un écrivain et conseiller politique italo-suisse. Il a été le conseiller politique du président du Conseil italien Matteo Renzi. « Le Mage du Kremlin » est son premier roman, qui a reçu remporté le Grand Prix du Roman de l’Académie française (et donc manqué de peu le Goncourt). Auparavant, il a publié plusieurs essais dont l’un consacré aux spin-doctors nationaux-populistes (Les Ingénieurs du chaos, Lattès, 2019), traduit en douze langues. On voit que le sujet le passionne.