Archives de catégorie : Littérature

Par-delà bien et mal – Friedrich Nietzsche

Par-delà bien et mal - Friedrich Nietzsche Après avoir écouté Michel Onfray l’année dernière nous conter l’histoire et la philosophie de Nietzsche, je me suis lancé dans la lecture de l’un de ses ouvrages, « Par-delà bien et mal ». Pour une première lecture d’un philosophe, ce petit bouquin de 200 pages en Folio essai me paraissait abordable.

Le livre est composé de textes courts, autant de réflexions ou d’opinions exprimés sur les différents sujets abordés (philosophie, religion, morale, etc…). Si Nietzsche est assez lisible (je veux dire qu’il n’emploie pas un vocabulaire ésotérique), j’ai du en relire plus d’un pour mieux saisir ce qu’il voulait dire. La première lecture servait à voir à peu près de quoi il retournait, et où il voulait en venir (ce qui n’est pas toujours évident) ; et la deuxième, plus fluide, de saisir le texte dans son ensemble. C’était finalement assez agréable, quand le sujet ou l’idée me plaisait…

Il va bousculer bon nombre d’idées reçues, avec un certain plaisir et parfois avec un humour assez ravageur… beaucoup de choses vont être sérieusement remises en question ! Grand penseur (« esprit libre » comme il se définit), à une époque ou la psychologie et la psychanalyse apparaissent, il ouvre certes des perspectives nouvelles.

Il ne s’embarrasse ni ne doute de rien, et ses jugements vont parfois trop loin à mon goût (manque d’humanisme). Le « bas peuple » (la plèbe) est violemment dénigré et méprisé (élitisme ?). Quand il aborde « Peuples et patries », puis « Qu’est-ce qui est aristocratique ? ». Là… il faut sans doute mieux connaître la philosophie de Nietzsche pour bien comprendre ce qu’il veut dire  quand il parle du surhomme ou de la volonté de puissance (malgré les explications de Michel Onfray), mais ce n’est pas vraiment surprenant que ses idées aient été récupérées par les nazis et le fascisme italien.

Comme vous pourrez le voir dans les extraits ci-dessous, il y a donc du bon et du moins bon, voir du mauvais et je reste assez partagé sur le personnage :

Il fut malade très tôt (syphilis ?), souffrant dans son corps toute sa vie ou presque, et cela explique peut-être ses réflexions sur les bienfaits de la souffrance, ou bien sa fascination pour les grands hommes et son mépris pour la démocratie qui « ramollit » les hommes. Il porte des jugements très sévères sur ces sujets qui ne me semblent pas empreints d’une réelle objectivité, mais plutôt d’une fascination.

Quant à ses jugements sur la femme, là aussi ça dérape ! mais finalement comme tant d’autres qui l’ont précédé, j’ai bien l’impression qu’il faille attendre l’émancipation de celle-ci pour trouver des philosophes portant un jugement plus équitable… comme quoi l’environnement influe sur la pensée, ce qui Nietzsche dit d’ailleurs à propos des philosophes : hélas, il n’échappe pas lui-même à la régle !

Tout l’intérêt du bouquin est nous faire réfléchir sur des choses que l’on considère comme acquises. On peut être ou ne pas être d’accord, l’essentiel est d’y réfléchir. De plus, comme les textes sont courts, on peut se ballader avec le bouquin en poche, en lire un, y réfléchir tranquillement, puis en lire un autre, etc…

Quelques extraits pour se faire une idée…

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Notre part des ténèbres – Gérard Mordillat

Notre part des ténèbres - Gérard Mordillat Dernier roman de Gérard Mordillat, paru en 2008, et le premier que je lis de cet auteur. Une histoire très contemporaine, puisqu’il s’agit d’une fermeture d’usine, avec tous les ingrédients auxquels nous sommes malheureusement habitués : spéculateurs, banquiers et politiques sans scrupules œuvrant main dans la main pour leur plus grand profit, qu’il soit financier ou mené par l’ambition personnelle.

Les salariés sont laissés sur le carreau après de belles promesses, mais cette fois-ci ils ne vont pas se laisser faire. Ils occupent d’abord l’usine, mais celle-ci est incendiée une nuit par des inconnus… ils vont alors monter une opération de grande envergure pour régler leurs comptes :

Le fond de placement FII a obtenu d’excellents résultats financiers, et a invité à bord d’un paquebot pour la nuit du réveillon, ses meilleurs clients et amis, jusqu’au ministre de l’intérieur lui-même (sa femme est l’héritière de la banque Margaux… elle-même impliquée dans la transaction). Bref, dans tout ce petit monde se trouvent tous les acteurs ayant participé de près ou de loin à la fermeture de l’usine, sans oublier Depardieu et Clavier, sous contrat pour montrer leurs binettes, et dont on se demande bien ce qu’ils viennent faire dans l’histoire : les noms des autres personnages sont fictifs, quel besoin d’y incorporer ces deux-là ? J’aurai préféré le nom du ministre !!

Bref, les salariés vont réussir à prendre le contrôle du « Nausicaa », et au lieu du feu d’artifice prévu à quelques centaines de mètres du port du Havre, vont l’emmener dans le mer du Nord, histoire de rencontrer une vraie tempête et… mystère… quelles sont leurs intentions ? personne ne le sait, le lecteur non plus, pas plus que les salariés eux-mêmes (une fois le livre terminé, on se pose encore la question). Au gouvernement, on met en place une cellule de crise, armée, GIGN, tout le tremblement…

Si l’idée de départ est séduisante (la révolte), on a beaucoup mal à croire à cette histoire, tant les ficelles pour monter le scénario sont grosses, comme l’utilisation de missiles sol-air par les salariés pour tirer sur les hélicos du GIGN… idem pour les personnages, gentils salariés contre patrons ou politiques dépravés, et pas plus de profondeur dans le description du problème social : l’auteur se contente d’essaimer de temps en temps des dépêches d’agence de presse annonçant ici une catastrophe, là des tortures, des bénéfices records pour telle compagnie ou un scandale ailleurs. Trop caricatural pour être réellement intéressant.

Gérard Mordillat est né en 1949 à Paris. Fils d’ouvrier, soutien de longue date du PCF et maintenant du Front de gauche, passionné de littérature et de cinéma. Il a tenu la rubrique littéraire de Libération qu’il quitte après son premier roman, « Vive la sociale! », qui deviendra un film quelques années plus tard. On dirait bien qu’il a écrit ce dernier bouquin en pensant que ça ferait un film, ça expliquerait la présence de Clavier et Depardieu ? en tout cas, l’idée n’était pas de décrire sérieusement une situation sociale inquiétante.

Quant à l’éditeur qui ajoute sur la couverture « le roman de l’insurrection qui vient », on rigole franchement !

Autobiographie ou mes expériences de vérité – Gandhi

Autobiographie ou mes expériences de vérité - Gandhi Tout le monde connaît Gandhi, le pionnier de la non-violence qui mena à l’indépendance de l’Inde. Dans cette autobiographie, il va nous raconter comment il s’est construit : son enfance, son mariage très jeune, ses études en Angleterre, l’Afrique du Sud où il exerce la profession d’avocat (qu’il qualifie de foncièrement viciée ! suivez mon regard…) et où il initiera ses premières luttes, puis son retour en Inde et le début de son implication politique.

Il arrêtera malheureusement sa narration en 1925 (né en 1869), soit avant la fameuse « marche du sel » et le véritable début de la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Mais ses deux principes fondamentaux sont déjà largement établis à cette date, à savoir le satyâgraha et l’ahimsâ. Ce qui peut se résumer par vérité, résistance civile et non-violence.

Gandhi procède beaucoup par des voeux, auxquels il se tient farouchement. Ces principes viennent des textes sacrés de l’hindouisme : il étudie les textes, leur signification profonde, en discute avec des amis, forge sa conviction profonde… et prononce un vœu, auquel il se tiendra tout le reste de sa vie.

A bien des égards, c’est un ascète. Toujours il fera en sorte que ses actes soient en accord avec ses pensées. Il travaillera sans relâche à ce que ces dernières soient le moins possible diverties par les tentations de toutes sortes. Enfin, il cultivera l’humilité la plus totale. On peut résumer ça en une discipline spirituelle sans concession (purification, renoncement, etc…). Extrait de la Baghavad Gîtâ :

Si l’homme arrête son attention sur les objets des sens, de l’attrait naît en lui pour eux.
De l’attrait sort le désir ; du désir se forme la colère.
De la colère naît l’égarement ; de l’égarement, la confusion de pensée ;
De la confusion de pensée, la ruine de la raison ; de la ruine de la raison, il meurt.

Voici quelques extraits pour voir tout cela d’un peu plus près…
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Propaganda – Edward Bernays

Propaganda - Edwards Bernays Cela faisait un bout de temps que j’avais entendu parler de ce livre, souvent cité comme référence lorsqu’il s’agit de manipulation de l’opinion publique, et des débuts de la société de consommation. J’ai donc été très content de voir qu’il existait en français, et plus encore quand j’ai vu que la préface était signée de Normand Baillargeon, auteur de l’excellent Petit cours d’auto-défense intellectuelle.

En fait, c’est cette préface que j’ai le plus apprécié : Normand Baillargeon résume parfaitement toute l’histoire, le personnage, la théorie, le côté faussement naïf présenté par Edward Bernays et les dérives qui ont vite lieu, sans oublier le contexte historique.

Le livre en lui-même n’est finalement que l’argumentaire de Bernays pour se vendre, ce qui ne le rend pas moins glaçant avec son postulat de base selon lequel le peuple doit être guidé (le gouvernement invisible) ou bien carrément marrant lorsqu’il affirme le besoin de sincérité nécessaire pour que la manipulation fonctionne.

De quoi s’agit-il ?

Une nouvelle forme de publicité, mais nous sommes en 1913, et cette approche est nouvelle. Plutôt que vanter les avantages du produit ou d’une cause, il s’agit ici de créer une association avec une autre chose – d’inspiration freudienne – que le public ne pourra manquer de désirer. Pour la première fois, l’approche est scientifique : psychologie, sociologie et psychanalyse !

Car Bernays est le neveu de Freud, et l’œuvre de ce dernier est pour beaucoup dans sa conception de la propagande, mot qu’il souhaite d’ailleurs réhabiliter et dont il regrette le sens péjoratif qu’on lui accorde généralement. Là on rigole franchement !

C’est ce que les américains appellent le spin, c’est-à-dire la manipulation – des nouvelles, des médias, de l’opinion – ainsi que la pratique systématique de l’interprétation et de la présentation partisane des faits. En français, cela s’appelle « les relations publiques ».

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Zazie dans le métro – Raymond Queneau

Zazie dans le métro - Raymond Queneau Zazie a dix ans, et la langue bien pendue. Venue à Paris passer deux jours chez son oncle Gabriel, elle n’a qu’une envie : prendre le métro. Hélas, il est en grève…Elle ne le prendra finalement que dans l’avant-dernier chapitre, mais elle ne s’en apercevra pas, car elle dort.

Pourquoi ce titre alors ? on apprend à la fin du roman que la genèse de ce roman fût longue, de 1945 à 1959 : Raymond Queneau modifia alors deux chapitres du manuscrit en supprimant les deux transports en métro de ses personnages, tant celui-ci avait changé. Les deux fragments initiaux sont ajoutés à la suite de cette édition : « Zazie vraiment dans le métro ».

Raymond Queneau avait aussi un grand projet : inquiet du danger à laisser la langue parlée s’éloigner de la langue littéraire, il jeta les base du néo-français, à l’orthographe plus ou moins phonétique, et au vocabulaire typique du langage parlé. C’est amusant, car notre époque a plutôt vu la bataille inverse, celle de la défense du français littéraire contre celui des sms… Raymond Queneau reconnaîtra l’échec de ce projet à la fin de sa vie, admettant par exemple que la télévision n’avait pas eu l’impact négatif qu’il craignait. … il n’a peut-être pas vécu assez longtemps !

Toujours est-il qu’il s’en donne à cœur joie dans ce roman à l’histoire surréaliste et aux dialogues savoureux. Exemple, et je n’ai pas fait de fautes de frappe :

– Tonton, qu’elle crie, on prend le métro ?
– Non.
– Comment ça, non ?
Elle s’est arrêtée. Gabriel stope également, se retourne, pose la valoche et se met à espliquer.
– Bin oui : y a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi sous terre, car les employés aux pinces perforantes ont cessé tout travail.
– Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
– Y a pas qu’à toi qu’ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.
– Jm’en fous. N’empêche que c’est à moi que ça arrive, moi qu’étais si heureuse, si contente et tout de m’aller voiturer dans lmétro. Sacrebleu, merde alors.
– Faut te faire une raison, dit Gabriel dont les propos se nuançaient parfois d’un thomisme légèrement kantien.
Et, passant sur le plan de la cosubjectivité, il ajouta :
– Et puis faut se grouiller : Charles attend.
– Oh, celle-là je la connais, s’esclama Zazie furieuse, je l’ai lue dans les Mémoires du général Vermot.
– Mais non, dit Gabriel, mais non, Charles, c’est un pote et il a un tac. Je nous le sommes réservé à cause de la grève précisément, son tac. T’as compris ? En route.

Zazie est plutôt délurée, a réponse à tout, et ne s’en laissera conter par personne. Et comme les adultes de ce roman sont également tous de sérieux « clients », on ne s’ennuie pas au fil des pages et des réflexions des uns et des autres.

Je vous laisse découvrir les « Skeutadittaleur », « bloudjinzes » et autres libertés d’écriture qu’il vous faudra parfois relire deux ou trois fois pour les comprendre !

Raymond Queneau est né au Havre en 1903, mort à Paris en 1976 d’un cancer du poumon. Il était romancier, poète et mathématicien. Zazie dans le métro a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par Louis Malle.

Rue de la Sardine – John Steinbeck

Rue de la Sardine - John Steinbeck Après Tortilla Flat, voilà un autre roman de John Steinbeck, tout à fait dans la même veine jubilatoire. Nous sommes toujours à Monterey (Californie), et l’envie de ne pas travailler de Mack et ses copains aussi arrêtée que l’était celle de Danny et ses amis.

Mais voilà, ils voudraient faire plaisir à Doc, un type vraiment sympa qui leur rend toujours service. Lui organiser une fête… mais avec quel argent ? ils vont y réussir, grâce à une chasse à la grenouille mémorable ; même Lee-Chong, l’épicier chinois, pourtant rompu aux affaires (tout en douceur, façon orientale) se fera avoir, car Mack est malin… Mais la fête ne va pas se dérouler exactement comme prévu, surtout que Doc n’est pas là, et qu’accessoirement, elle a été organisée chez lui, sans le prévenir, pour lui faire une vraie surprise. Extraits de la fête en question :

Ils avaient lampé le whisky jusqu’à la dernière goutte et se sentaient le coeur en fête. Des passants entrèrent, se joignirent à la fête, et coururent chez Lee chercher un peu à boire. Lee Chong lui-même s’était mis de la partie, mais il avait décidément très mauvais estomac : il fut rapidement obligé de retourner chez lui. […] Un groupe de clients du Drapeau  de l’Ours, prenant le Laboratoire pour un établissement rival, fit invasion, en poussant des clameurs de joie. Ils furent repoussés, mais dans une sanglante bataille, une interminable, une folâtre bataille qui laissa deux carreaux cassés, et abattit la porte d’entrée. Le bruit des bonbonnes cassées était très désagréable à entendre. […] A une heure et demie du matin, on vit entrer un ivrogne attardé, il fit une réflexion qu’on estima insultante pour Doc : Mack lui assena un direct dont on se souvient, dont on parle encore.

Doc n’arrivera que le lendemain matin… et découvrira son labo en très piteux état. Mais comme c’est un type sympa et compréhensif, une autre fête sera organisée, et celle-là sera grandiose !

La petite fille de Monsieur Linh – Philippe Claudel

La petite fille de Monsieur Linh - Philippe Claudel Très beau petit roman que celui-ci : je l’ai ouvert un dimanche matin, et ne l’ai refermé que deux heures plus tard, une fois terminé.

Monsieur Linh est un vieil homme, forcé de quitter son pays (sans doute le Vietnam) ravagé par la guerre, avec sa petite-fille Sang Diû qu’il tient fermement dans ses bras, seuls survivants de toute une famille. Arrivé dans le pays d’accueil, placé temporairement dans un dortoir, il se lie d’amitié avec un gros homme rencontré au hasard d’une promenade. Malgré la barrière de la langue, ils vont sympathiser et partager leurs solitudes respectives. Pas besoin de mots entre eux quand monsieur Linh montre l’horizon, et évoquer ainsi un lourd passé que le gros homme connaît pour y avoir fait la guerre, à une autre époque.

Le dénouement final vous surprendra probablement, même s’il éclaire certains doutes nés au cours de la lecture. L’histoire est pourtant racontée avec des mots simples, à travers les yeux du vieil homme… Je ne vous en dis pas plus !

Philippe Claudel est agrégé de français, écrivain et réalisateur, né en 1962. Il est maître de conférence à l’Université de Nancy. J’ai vu sur wikipedia qu’une adaptation au cinéma serait en préparation… je ne vois pas trop comment (ni d’ailleurs pourquoi) retranscrire cette belle histoire au cinéma.

Sous un autre jour – Jens Christian Grøndahl

Sous un autre jour - Jens Christian Grøndahl Après Bruits du coeur, que j’avais beaucoup aimé, j’ai donc lu un deuxième roman de cet auteur danois. Si je n’ai pas été emporté par le ton du narrateur comme la première fois, c’est encore un bon roman que nous propose Jens Christian Grøndahl.

Il s’agit cette fois d’une femme de cinquante-six ans, avocate, dont la vie bien établie et sans histoire va soudain basculer : son mari la quitte pour une femme plus jeune, chose courante de nos jours. Irène Beckman prend la chose avec philosophie, se rendant également compte qu’elle ne restait avec son mari que par habitude, finalement. Va alors commencer une lente interrogation sur le sens de la vie : elle se revoit étudiante filant à Paris pour échapper à la vie embourgeoisée dans laquelle elle évoluait, sa découverte de la liberté… et ce qu’elle en a fait.

De plus sa mère, avec qui les échanges sont depuis longtemps superficiels, doit subir une opération et lui remet une lettre « au cas où… » ; la curiosité aidant (car l’opération se passe très bien, mais la lettre tout de même lue), son contenu va encore une fois bousculer l’univers d’Irène. Une autre occasion de réflexion profonde sur la vie, les relations humaines, la famille. Et sur le monde :

Et le monde, lui ? Il s’est perdu quelque part, au loin, à la télé, dans ce moment de flou où les pensées abandonnent face à l’infini du monde. Il s’est passé quelque chose pendant que nous vivions. Nous savons tant de choses sur le  reste du monde, sur sa cruauté, sur ses abominations, nous sommes plus informés que jamais, mais cela a si peu d’importance. Nos soucis sont simplement une forme plus avancée de distraction. Nous confions la réalité aux autres. Comment faire autrement ? Nous ne pouvons pas nous-mêmes aller dans les Balkans et faire entendre raison aux meurtirers, n’est-ce pas ?

Comme Bruits du coeur, c’est très bien écrit. Les préoccupations de l’auteur à travers ces deux histoires sont finalement identiques, et sans doute celles de tout être humain qui s’arrête un peu, regarde autour de soi, et se demande le sens de tout cela. Personnellement, j’adore.

La joueuse de go – Shan Sa

La joueuse de go A travers ce petit roman, et sans avoir l’air d’y toucher, ce sont les heures sombres de l’occupation japonaise en Mandchourie qui sont évoquées. Vers les années 30, l’armée japonaise occupe le terrain, et le fanatisme envers l’empereur y est de rigueur chez les jeunes officiers.

Dans une petite ville, une jeune fille de seize ans, se rend souvent sur la « Place des Mille Vents » pour jouer au go, et se révèle intraitable avec ses adversaires… jusqu’au jour où un jeune inconnu lui tient tête. Nous allons suivre leurs destins croisés au long de 92 chapitres très courts… jusqu’au dénouement final.

L’écriture est simple et directe, et si elle manque de fluidité parfois, l’histoire de ces deux personnages que tout oppose, et qui vont se découvrir à travers le jeu de go, vous passionnera probablement.

Shan Sa est née à Pékin en 1972. Elle quitte la Chine en 1990 suite aux évènements de la place Tian An Men, s’installe en France et choisit la langue française pour écrire. La joueuse de go obtiendra le Goncourt des Lycéens en 2001.

La femme indépendante – Simone de Beauvoir

La femme indépendante - Simone de Beauvoir Après l’excellent L’Amérique au jour le jour 1947, j’ai enchaîné sur ce livre qui est en quelque sorte un résumé du « Deuxième Sexe ». Si comme moi les deux tomes de l’ouvrage référence de Simone de Beauvoir vous font peur, alors vous pouvez lire ce petit livre.

Les choses ont tout de même fort heureusement changé depuis 1949, date de parution du « Deuxième Sexe ». Pour autant, l’analyse de la situation de la femme ne perd d’intérêt en rien. A l’époque, le livre provoqua de très vives réactions, faisant de Simone de Beauvoir la figure de proue du mouvement féministe. A tel point que le livre fût mis à l’index par le Vatican ! C’est peu dire…

L’index en question (à l’origine de l’expression), également appelé « l’index des livres interdits », dressait une liste de livres jugés impurs par le Vatican, et utilisé jusqu’en 1961 ! On y retrouve des auteurs comme Diderot, Pascal, Rousseau, Descartes, Malebranche, Balzac, Voltaire et bien d’autres…

On retrouvera des idées déjà développées lors de son voyage en Amérique, puisqu’il y a de profondes analogies entre la condition des femmes et celle des Noirs.

On connaît la boutade de Bernard Shaw : « l’Américain blanc, dit-il, en substance, relègue le Noir au rang de cireur de souliers : et il en conclut qu’il n’est bon qu’à cirer des souliers. » On retrouve ce cercle vicieux en toutes circonstances analogues : quand un individu ou un groupe d’individus est maintenu en situation d’infériorité, le fait est qu’il est inférieur ; mais c’est sur la portée du mot être qu’il faudrait s’entendre ; la mauvaise foi consiste à lui donner une valeur substantielle alors qu’il a le sens dynamique hégélien : être c’est être devenu, c’est avoir été fait tel qu’on se manifeste ; oui, les femmes dans l’ensemble sont aujourd’hui inférieures aux hommes, c’est-à-dire que leur situation leur ouvre de moindres possibilités : le problème c’est de savoir si cet état de choses doit se perpétuer.

Elle parle aussi de la difficulté pour la femme pour ne pas entrer dans le jeu de la société, laquelle lui offre sa place, mais au prix de son indépendance.

J’ai déjà dit que l’existence d’une caste privilégiée à laquelle il lui est permis de s’agréger rien qu’en livrant son corps est pour une jeune femme une tentation presque irrésistible ; elle est vouée à la galanterie du fait que ses salaires sont minimes tandis que le standard de vie que la société exige d’elle esst très haut ; si elle se contente de ce qu’elle gagne, elle ne sera qu’une paria : mal logée, mal vêtue, toutes les distractions et l’amour même lui seront refusées. Les gens vertueux lui prêchent l’ascétisme ; en vérité, son régime alimentaire est souvent aussi austère que celui d’une carmélite ; seulement, tout le monde ne peut pas prendre Dieu pour amant : il faut qu’elle plaise aux hommes pour réussir sa vie de femme. Elle se fera donc aider : c’est ce qu’escompte cyniquement l’employeur qui lui alloue un salaire de famine.

Les motivations de chaque sexe varient, et donnent lieu à une comparaison assez drôle :

En de nombreux cas, ce qui intéresse le plus clairement l’homme dans une liaison, c’est le gain sexuel qu’il en tire : à la limite, il peut se contenter de passer tout juste avec sa maîtresse le temps nécessaire à perpétrer l’acte amoureux, mais — sauf exception — ce qu’elle souhaite quant à elle,c’est d’«écouler» tout cet excès de temps dont elle ne sait que faire : et — comme le marchand qui ne vend des pommes de terre que si on lui « prend » des navets — elle ne cède son corps que si l’amant « prend » par-dessus le marché des heures de conversation et de sortie.

Mais le passage vers l’indépendance ne sera pas facile, tant les rapports homme/femme sont imbriqués :

La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des senblables, c’est-à-dire tant que se perpétuera la féminité en tant que telle ; des uns et des autres qui est le plus acharné à la maintenir ? la femme qui s’en affranchit veut néanmoins en conserver les prérogatives ; et l’homme réclame qu’alors elle en assume les limitations. « Il est plus facile d’accuser un sexe que d’en excuser l’autre » dit Montaigne. Distribuer des blâmes et des satisfecit est vain. En vérité, si le cercle vicieux est ici si difficile à briser, c’est que les deux sexes sont chacun victimes à la fois de l’autre et de soi ; entre deux adversaires s’affrontant dans leur pure liberté, un accord pourrait aisément s’établir : d’autant que cette guerre ne profite à personne ; mais la complexité de toute cette affaire provient de ce que chaque camp est complice de son ennemi ; la femme poursuit son rêve de démission, l’homme son rêve d’aliénation ; l’inauthenticité ne paie pas : chacun s’en prend à l’autre du malheur qu’ils s’est attiré en cédant aux tentations de la facilité ; ce que l’homme et le femme haïssent l’un chez l’autre, c’est l’échec éclatant de sa propre mauvaise foi et de sa propre lâcheté.

Petite surprise à la dernière page, c’est Marx qu’elle cite :

« Le rapport immédiat, naturel, nécessaire, de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme » a dit Marx. « Du caractère de ce rapport il suit jusqu’à quel point l’homme s’est compris lui-même comme être générique, comme homme ; le rapport de l’homme à la femme est le rapport le plus naturel de l’être humain à l’être humain. Il s’y montre donc jusqu’à quel point le comportement de l’homme est devenu humain ou jusqu’à quel point l’être humain est devenu son être naturel, jusqu’à quel point sa nature humaine est devenue sa nature. »
On ne saurait mieux dire. C’est au sein du monde donné qu’il appartient à l’homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour remporter cette suprême victoire il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité.

Karl Marx était aussi un philosophe…

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Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme.