La fabrication du consentement – Noam Chomsky & Edward Herman

La fabrication du consentement - Noam Chomsky & Edward Herman Noam Chomsky, j’en avais entendu parler par Daniel Mermet lors du reportage Chomsky et Cie, passionnant de bout en bout, et qui mérite largement le détour.

Après avoir lu Propaganda, d’Edward Bernays, qui explique comment la manipulation de l’opinion publique a été organisée dès le début du 20ème siècle, cet ouvrage explique comment les médias (journaux, télés) des pays dits démocratiques sont eux aussi de grands artisans de la propagande et n’ont rien de très différents des médias de pays dits totalitaires.

La couverture le dit très bien :

Il n’aura échappé à personne que le postulat démocratique affirme que les médias sont indépendants, déterminés à découvrir la vérité et à la faire connaître ; et non qu’ils passent le plus clair de leur temps à donner l’image d’un monde tel que les puissants souhaitent que nous nous le représentions, qu’ils sont en position d’imposer la trame des discours, de décider ce que le bon peuple a le droit de savoir, d’entendre ou de penser, et de « gérer » l’opinion à coups de campagnes de propagande.

Après avoir défini le modèle (les deux auteurs sont professeurs d’université), il est mis à l’épreuve des faits, et notamment lors d’élections en Amérique Centrale dans les années 80, où l’on voit que le traitement médiatique sera très différent selon que les américains les soutiennent ou pas.

Puis lors de la guerre du Vietnam. Le postulat si souvent répété « les médias nous ont fait perdre la guerre » (preuve de leur indépendance vis-à-vis du pouvoir !) ne tient pas l’analyse : ce n’est que lorsque les milieux d’affaires comprirent qu’il n’existait pas de solution (après l’offensive du Têt) que le tournant médiatique s’opéra.

Mais c’est presque anecdotique au regard des horreurs commises en Indochine (Vietnam, Cambodge, Laos) par les américains. Si vous êtes un fervent admirateur du modèle outre-atlantique, il est préférable de ne pas lire ce livre, vous en sortiriez probablement très affecté.

Sinon, vous prendrez probablement conscience qu’il est important de « sortir du cadre » dans lequel les-dits médias tentent de nous faire raisonner.

Il s’agit donc d’une étude sur les médias US parue en 1988 (mise à jour 2002) : la première partie du livre décrit le modèle de propagande, c’est-à-dire les critères objectifs permettant de l’expliquer. Suivent une série d’exemples selon certains angles récurrents :

  • Victimes dignes ou indignes d’intérêt.
  • Légitimité électorale contre élections nulles et non avenues dans le tiers-monde (Salvador – Guatemala – Nicaragua).
  • Le complot de la filière bulgare et du KGB pour assassiner le Pape : un cas exemplaire de désinformation.

LE MODÈLE DE PROPAGANDE

Cinq filtres sélectionnent sans pitié les informations susceptibles de parution et plus encore de faire la une et bénéficier d’un suivi régulier.

1 – Taille, actionnariat, orientation lucrative

Au début du XIXe siècle, une presse radicale s’adressait directement aux prolétariat national. cette presse alternative était propre à renforcer la conscience classe. Les élites y voyaient une menace, et tentèrent de les briser d’abord par une avalanche de lois et de procès… sans succès.

Au début du siècle, on abandonna cette méthode au profit de l’idée libérale que les lois du marché rendraient les gens plus responsables :  changement d’échelle des entreprises, augmentation des coûts d’investissements et l’évolution des technologies réussirent là où la contrainte avait échoué. L’extension du libre marché s’accompagnait d’une industrialisation de la presse.

Les groupes dominants sont donc de très grosses entreprises, contrôlées par des gens très riches ou des administrateurs sous étroite surveillance de propriétaires et forces orientées vers le profit.  Ils sont en outre très interdépendants et ont des intérêts communs importants avec d’autres multinationales, des banques et le gouvernement. C’est le premier puissant filtre qui oriente les choix  dans le domaine de l’information.

2 – La régulation par la publicité

Les médias  dépendants de la publicité sont en fait subventionnés par elle, ce qui leur permet d’atteindre un rapport qualité-prix grâce auquel ils distancent et affaiblissent leurs concurrents qui en sont dépourvus (ou sont négligés par les annonceurs). Même si les médias vivant de la publicité ciblent une clientèle « haut de gamme », ils captent facilement l’audience « bas de gamme », leurs rivaux perdant leurs parts de marché et disparaissant ou étant marginalisés.

Ainsi le média est sous contrôle : Selon les instructions de Procter & Gamble à leur agence de publicité :

Il ne pourra se trouver dans aucun de vos programmes  quoi que ce soit qui, de quelque manière, donne une image des affaires comme froide, impitoyable et dépourvue de tout sentiment ou motivation spirituelle.

Les tarifs de la publicité ne cessant de grimper, les revenus qui en découlent font de même. Journalistes et télévisions comprennent alors d’eux-mêmes que tel programme ne pourra pas être vendu aux annonceurs.

3 – Les sources d’information

Les médias ont besoin de sources d’information, et ne peuvent maintenir des reporters et caméras partout où un événement important se produit. Les sources proches des gouvernements seront enchantées de leur fournir une source régulière d’information. Les journalistes sont prédisposés à prendre de simples déclarations de bureaucrates pour argent comptant, car ils participent au renforcement d’un ordre normatif accréditant les experts officiels de la société.

Les médias, prétendant être objectifs et craignant les accusations de partialité  ou d’éventuelles poursuites pour diffamation, ont besoin de sources pouvant être données à priori au-dessus de tout soupçon. Simple question de coûts, plus besoin de faire de minutieux recoupements !

Le service de presse du Pentagone emploie ainsi plusieurs dizaine de milliers de personnes et dépense annuellement des centaines de millions de dollars. Seuls les grands groupes industriels peuvent rivaliser, constituants d’énormes réseaux de lobbying.

Pour ne pas être vulnérable aux sources non-officielles mais extrêmement respectables, il ne reste plus qu’à créer une communauté d’experts que l’on contrôle en les rémunérant comme consultants, ou en payant leurs recherches. Comme le soulignait Henry Kissinger, dans cet « âge des experts », la communauté des experts est constituée par ceux qui ont un intérêt particulier dans les opinions généralement admises, élaborant et définissant ces consensus à un haut niveau ; c’est ce qui en fait, en dernière analyse, des experts.

4 – Contre-feux et autres moyens de pression

Les méthodes de contre-feux peuvent prendre la forme de lettres, de télégrammes, de coups de téléphone, de pétitions, de poursuites judiciaires, de déclarations, de pétitions au Congrès et autres protestations, menace et représailles. Les médias sont constamment confrontés à ce risque, et choisissent à la longue de ne pas le prendre !

5 – L’anticommunisme

C’est le dernier filtre. Perçu comme le mal absolu, le communisme a toujours été le spectre qui hante les propriétaires. Les révolutions soviétique, chinoise et cubaine furent de véritables traumatismes pour les élites occidentales.

Voilà pour le modèle théorique. Passons à la pratique :

Victimes dignes ou indignes d’intérêt

Un système de propagande tendra invariablement à présenter  les victimes d’exactions dans des pays ennemis comme dignes d’intérêt, tandis que celles auxquelles son propre gouvernement ou celui d’un État client inflige un sort identique, voire pire, seront jugés indignes d’intérêt. Cette différence qualitative se mesure à travers le degré d’attention ou d’indignation.

Démonstration à l’appui avec le meurtre d’un prêtre polonais Jerzy Popielusko, assassiné par la police de son pays en octobre 1984, comparé avec celui de l’assassinat de religieux, à peu près à la même époque, dans la sphère d’influence des États-Unis (l’archevêque du Salvador Oscar Romero, ou encore quatre religieuses américaines assassinées elles aussi au Salvador).

La valeur des victimes est fondamentalement politique et correspond tout à fait à un système de propagande.

Légitimité électorale

Les élections au Salvador en 1982 et au Guatemala en 1984 et 1985 se déroulent dans un contexte de terrorisme d’État et de répressions massives des populations civiles, ce qui était loin d’être le cas au Nicaragua. Pour trouver les premières légitimes et celles du Nicaragua contestables, les médias devaient se montrer particulièrement partiaux et faire nécessairement l’impasse sur le terrorisme d’État comme élément du contexte général des élections au guatemala et au Salvador.

Évidemment, les deux premiers pays étaient sous influence américaine, alors le Nicaragua tentait d’établir une véritable démocratie.

Campagne d’Indochine

La deuxième moitié du bouquin se penche en détail sur la couverture des campagnes d’Indochine : Vietnam, Laos et Cambodge. Pour pouvoir commenter la couverture médiatique, il faut bien entendu parler des faits, et les auteurs, parfaitement documentés, nous apprennent beaucoup de choses sur ces événements.

La somme des horreurs commises est proprement incroyable. Le Sud-Vietnam a ainsi été beaucoup plus bombardé que le Nord ; en fait, le peuple vietnamien nord-sud confondu voulait essentiellement s’unifier pacifiquement. Seule une faible minorité défendait le gouvernement fantoche installé par les États-Unis.

Dans le delta du Mékong, l’artilleire et les frappes aériennes rasèrent complètement la moitié de My Tho, une ville de quatre-vingt mille habitants ; et la ville de Ben tre, comptant cent quarante mille habitants, fut anéantie au prétexte que, comme le déclara un colonel américain, offrant l’une des expressions les plus reprises de toute la guerre : « Il nous fallait détruire cette ville pour la sauver ».

Au Cambodge, les bombardement furent si intensifs qu’ils furent à l’origine du mouvement des Khmers Rouges, rendus tristement célèbres par la suite (une autre création des américains…).

Quant au Laos, j’étais déjà informé des horreurs commises grâce à un reportage passé sur Arte : CIA – Opération Laos (on peut trouver un extrait ici). Là encore, bombardements intensifs sans aucune justification, on se demande s’il ne s’agissait pas tout simplement d’écouler un stock de bombes.

D’ailleurs, on y apprend incidemment que les américains prirent en charge 80% des coûts de la guerre d’Indochine qu’y firent les Français…

Réalisé par deux professeurs d’université : Noam Chomsky (linguiste) et Edward Herman (économiste), l’ouvrage est très documenté et l’approche scientifique. Il est malgré tout très agréable à lire, rendu passionnant par les exemples fournis. Une bonne leçon d’histoire, doublée d’une analyse complète démontrant qu’il est préférable d’être très sceptique vis-à-vis de l’information diffusée par les grands médias.

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