Les chiens ont soif – Normand Baillargeon

Les chiens ont soif - Normand Baillargeon Après avoir lu « Petit cours d’auto-défense intellectuelle » du même auteur, je me suis empressé de prendre celui-ci. Si le premier nous apprenait à développer notre pensée critique de manière très plaisante, celui-ci (paru antérieurement) est plutôt une critique de notre société ainsi qu’un appel à se mobiliser.

La première partie est très intéressante, particulièrement ses explications sur ce qu’est vraiment l’anarchisme. Il aborde ensuite des sujets comme l’éducation, l’économie politique, les impôts, et termine par quelques remarques destinées à montrer qu’une autre économie est possible, qu’il est temps de s’y intéresser… et de militer.

Le livre est très documenté et de nombreuses références sont fournies sur les sujets abordés.

L’auteur commence par taper sur les intellectuels, dont la responsabilité devrait être la recherche de la vérité, et non de servir les pouvoirs pour mieux profiter de leur position de privilégiés.

Les médias

Vient ensuite le tour des médias et leur modèle propagandiste, se basant sur un ouvrage de Noam Chomsky et Edward S. Herman : La fabrique du consentement. Certainement un bon livre à lire…

Et ce qui se passe, si ce modèle est juste, c’est une forme de contrôle des esprits laissant la pleine liberté à l’intérieur des cadres qu’elle fixe, une propagande se déployant dans l’atmosphère de la plus grande liberté, une manière d’autocensure consentie qui est sans doute la plus efficace de toutes les censures.

Il suffit de regarder une interview présidentielle dans notre beau pays pour comprendre… Les chiens ont soif, et les journalistes leur servent la soupe ! 😉

À noter cette remarque utile :

Lorsqu’un débat a lieu dans les médias, cherchez à déterminer les prémisses que partagent les protagonistes. C’est souvent là que se trouve un, sinon le véritable enjeu dont on ne parle guère mais qui devrait être discuté.

Norman Baillargeon donne ensuite des exemples concrets de traitement de l’information par les médias : la guerre au Kosovo et l’utilisation de l’UA (uranium appauvri), ou la prétendue « exode des cerveaux » que l’on nous ressort régulièrement. Il se livre également à un exercice intéressant sur le journal télévisé, en minutant chaque sujet abordé et en comparant le résultat aux faits réellement importants qui se sont passés dans le monde le même jour…

L’anarchisme

Aujourd’hui, si vous dites que vous êtes anarchiste, vous serez assimilé à un nihiliste, partisan du chaos, voir à un terroriste. Même les définitions des dictionnaires sont douteuses… or étymologiquement :

[an-] (privatif) [archos] (pouvoir, commandement ou autorité)

Où est le désordre ici ? pour l’anarchiste, au contraire, c’est d’un ordre en l’absence d’un pouvoir que naît la vraie liberté. L’anarchiste ne combat que la forme illégitime du pouvoir, et respecte le pouvoir légitime… et de citer Brassens :

Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté !

Il parle également Max Stirner, anarchiste individualiste (auteur du « L’unique et sa propriété »), et cite Bakounine, anarchiste social :

La liberté sans le socialisme conduit à des privilèges et à l’injustice; le socialisme sans la liberté conduit  à l’esclavage et à la brutalité.

Libertariens et libertaires

Attention à ne pas confondre les libertariens (qui comprennent les anarcho-capitalistes) et les libertaires (les anarchistes). Pour les premiers, l’individu a un droit naturel  sur sa personne, le produit de son travail et les ressources naturelles qu’il aurait découvertes ou transformées. Il s’en suit qu’il est contre un État qui va lui imposer des régles ou des contraintes (des impôts, quelle horreur !), et donc fondamentalement pour le fameux « marché ».

Le mot liberté dans notre société n’a évidemment pas le même sens si l’on fait partie des nantis ou des laissés pour compte.

La violence

L’anarchiste est-il pour la violence ? à priori, il défend plutôt un pacifisme de principe, mais les circonstances peuvent l’expliquer. Kropotkine le résume ainsi :

Il y a aussi une limite à la patience humaine. Les hommes sont réduits au désespoir, si bien qu’ils commettent des actes désespérés. […] Nous pouvons dire que la vengeance n’est pas un but en soi. Elle n’en est certainement pas un. Mais elle est humaine et toutes les révoltes ont eu et auront longtemps encore ce caractère. En fait, nous qui n’avons pas souffert des persécutions comme eux, les ouvriers, en souffrent; nous qui,dans nos maisons, nous mettons à l’abri des cris et de la vue de la souffrance humaine, nous ne pouvons pas juger ceux qui vivent au milieu de tout cet enfer de souffrances. […] Personnellement, je hais ces explosions, mais je ne peux m’ériger en juge pour condamner ceux qui sont réduits au désespoir. La force devra certainement être utilisée pour venir à bout de la force qui maintient l’état des choses actuel. Mais cela est une chose tout à fait à part, et bien des gens qui condamnent toute explosion prendront un fusil pour se battre contre la force.

Et rien n’est simple : en 1916, le Manifeste des Seize rédigé en faveur de l’entrée en guerre contre l’Allemagne était signé par des anarchistes, dont Pierre Kropotkine. Ils devaient bien le regretter plus tard, et avec le recul, y voir la puissance inouïe de la propagande étatico-nationaliste…

L’éducation

Adam Smith lui-même, le chantre du marché et de la main invisible, le père du libéralisme économique, insistait sur l’obligation qui incombe à tout État de fournir des institutions publiques d’éducation, en accordant la priorité « aux gens du peuple ».

Albert Einstein se désolait de la manière dont on éduque nos enfants :

Rendre infirme les individus : voilà un des pires maux du capitalisme. Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une compétitivité exacerbée est inculquée à l’élève, qu’on entraîne, pour le préparer à faire face à l’avenir, à adorer le succès obtenu dans l’accumulation de biens.

Bakounine quant à lui prophétisait l’avènement d’une dictature de savants et d’experts, la pire de toutes selon lui.

Parlant de l’éducation, élément clé du développement individuel, l’auteur fait une remarque qui m’a frappé :

Parmi les sujets abordés en 1999 à Seattle et qui nous concerne particulièrement au  Québec et au Canada, il faut notamment souligner d’un trait rouge l’ouverture des services à la concurrence. Ce qui se profile derrière ces débats et ces mots en apparence anodins, c’est la privatisation et la commercialisation de la santé et de l’éducation. […] L’OMC cherche en effet à promouvoir et à étendre son trop peu connu Accord général sur le commerce des services (AGCS) lequel ouvre à la concurrence tous les services publics qui ne sont pas entièrement dispensés par les gouvernements. En somme, dès que le privé y aura quelque place, la santé ou l’éducation seront considérées comme un nouveau marché devant s’ouvrir à la compétition internationale.

Quand on voit ce qui se passe en France, ce lent cheminement vers la privatisation à coups de déficits constants ou de manque de moyens ne fait pas de doute. Mais je n’avais jamais fait le lien avec l’ouverture des services à la concurrence dont on voit déjà les premiers effets.

Le marché

L’auteur termine par la proposition d’une autre économie, dite participative, élaborée par Robin Hahnel (professeur d’économie) et Michael Albert (activiste). Voilà ce que dit ce dernier du fameux marché :

Le marché, même à gauche, ne fait plus guère l’objet d’aucune critique, tant la propagande a réussi à convaincre tout un chacun de ses bienfaits. Je pense pour ma part que le marché est une des pires créations de l’humanité. Le marché est quelque chose dont la structure et la dynamique garantissent la création d’une longue série de maux, qui vont de l’aliénation à des attitudes et des comportements antisociaux en passant par une répartition injuste des richesses. Je suis donc un abolitionniste des marchés — même si je sais bien qu’ils ne disparaîtront pas demain — mais je le suis de la même manière que je suis un abolitionniste du racisme.

Normand Baillargeon enseigne les fondements de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal. Il est essayiste, militant libertaire et collabore à de nombreuses revues alternatives.

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