La Bête au ventre – Edward Bunker

C’est l’été, la saison pour aller à la plage, et donc de choisir quelques vieux polars en format poche sur mon étagère… Cette année, j’ai jeté mon dévolu Edward Bunker, qui m’avait laissé de bons souvenirs.

Plus qu’un polar, celui-ci est le récit de l’enchaînement des faits qui vont conduire un gamin de 11 ans vers la case prison, et ce de manière pratiquement inexorable. L’auteur s’attache à expliquer ce qui pousse Alex à agir (ou plutôt à réagir) de la sorte, et c’est passionnant. En plus, c’est certainement en partie autobiographique, puisque c’est un peu le chemin qu’a suivi l’auteur.

Abandonné par sa mère, et le père n’étant pas en situation de l’élever seul, Alex est ballotté de foyers d’adoption en écoles militaires dès l’âge de quatre ans, et va très vite se rebeller. Dès les premières pages du roman, l’auteur nous explique très bien tout ça :

Au départ, ses rébellions avaient été aveugles, moins actes délibérés que réactions réflexes à la douleur — douleur de la solitude et de l’absence d’amour, bien qu’il n’eût pas de nom à l’époque pour ces choses, pas même aujourd’hui encore. Une part de lui échappait à tout contrôle lorsqu’il se retrouvait confronté à l’autorité, et il était enclin à de violentes explosions spontanées devant la plus petite provocation.Les garçons privilégiés, en particulier dans les écoles militaires, le regardaient de haut et déclenchaient ses furies, et leur suite inéluctable de punitions en représailles qui expliquaient les raisons de ses fugues. L’un après l’autre, foyers et institutions militaires annonçaient à son père que le gamin devait partir. D’aucuns le considéraient épileptique ou psychotique, mais son électro-encéphalogramme négatif les avait réfutés, et un psychiatre qui travaillait comme bénévole au Community Chest le trouva normal. À chaque fois qu’il se faisait renvoyer, il gagnait de pouvoir rester auprès de son père, dans le meublé que ce dernier occupait, quelques jours durant, voire une semaine, et il dormait sur un petit lit pliant. Il était heureux pendant ces interludes. Rébellion et chaos avaient leur finalité — il échappait ainsi aux tourments. Le temps qui s’écoulait entre son arrivée et l’explosion commença à se faire de plus en plus court.

Le tableau est dressé, et Alex va se diriger vers son destin, incapable de se maîtriser face à l’injustice, à l’abus d’autorité… À cela vont vite s’ajouter les règles entre jeunes délinquants : ne jamais montrer aucun signe de faiblesse sinon on devient une victime ou une cible, n’accepter ou ne proférer aucune insulte ou remarque désobligeante (le code sur ce que l’on peut dire ou non est déjà très strict…). La seule réponse possible est toujours la même : la violence quelqu’en soit les conséquences. L’auteur décrit bien d’où viennent tous ces jeunes :

Ils étaient nombreux, les ignares et les coléreux, les jeunes noirs illettrés du Sud rural, qui s’étaient retrouvés à Watts au fur et à mesure que le métayage disparaissait au profit d’une mécanisation de l’agriculture ; leurs parents cherchaient un emploi d’ouvrier d’usine et eux se retrouvaient livrés à eux-mêmes dans les rues de la cité. Les Chicanos, et ils étaient nombreux dans ce cas, racontaient des histoires similaires, sauf que leurs parents étaient venus de l’autre côté de la frontière. Et les accents d’Oklahoma étaient fréquents chez les Blancs : c’était les enfants du Dust Bowl, ou alors, ils étaient nés de foyers brisés ou de parents alcooliques. Des jeunes de toutes races, incapables de traiter le moindre problème autrement que par des explosions de furie,des enfants dérangés, victimes ultimes de maladies de famille et de société, pareilles à une litanie sans fin.

Une chose tout de même différencie Alex des autres : il est loin d’être stupide et s’exprime bien (il doit même faire attention à adapter son langage en fonction de son interlocuteur s’il veut éviter des ennuis). Son seul refuge est la lecture et il n’est jamais aussi calme et serein que lorsqu’il est au trou avec quelques livres.

Il profitera de quelques moments de liberté entre deux établissements, à la faveur d’une évasion ou d’une conditionnelle, sans vraiment savoir quoi en faire finalement, sans autre rêve que d’avoir de belles fringues et de voler une voiture, trop jeune qu’il est pour imaginer autre chose que de profiter du moment présent. Il se persuade petit à petit qu’il est destiné à vivre de l’autre côté de la loi, et son audace grandit avec le temps. On le quittera à 16 ans, lors d’un braquage qui tourne mal et qui l’enverra sans doute en prison.


Edward Bunker (1933-2005) est un écrivain américain auteur de romans policiers, et scénariste de cinéma. Il fut le plus jeune détenu (17 ans) à être incarcéré à San Quentin, l’un des pénitenciers les plus durs des États-Unis (deux évasions à son actif, dont une de deux ans). Il sort pour la dernière fois de prison en 1975, soit à 42 ans ! Il conteste plus ou moins son passé de criminel, en déclarant :

Si je devais mettre sur une balance tout ce que j’ai fait à la société et tout ce que celle-ci m’a fait, je ne sais de quel côté elle pencherait.

Il faut sans doute comprendre cette phrase dans le sens où les prisons américaines sont extrêmement dures, et l’on en ressort souvent pire que lorsqu’on y est entré, inadapté à la société qui de toutes façons vous rejette. C’est le sens de plusieurs de ses romans d’ailleurs.

Il a notamment écrit :

  • No Beast so Fierce (1973, Aucune bête aussi féroce, adapté à l’écran sous le titre Straight Man (1978), Le Récidiviste avec Dustin Hoffman).
  • The Animal Factory (1977, La Bête contre les murs, adapté à l’écran sous le titre éponyme (2000) avec Willem Defoe).
  • Little Boy Blue (1981, La Bête au ventre), ce roman donc.
  • Dog Eat Dog (1995, Les Hommes de Proie, adapté à l’écran sous le titre éponyme (2016) avec Nicolas Cage).

Il a également joué comme acteur, toujours pour de brèves apparitions, notamment dans Le Récidiviste et Animal Factory, mais aussi dans Reservoir Dogs de Quentin Tarantino (M. Blue), ou encore Running Man de Paul Michael Glaser (Lenny).

Quentin Tarantino, Michael Madsen, Edward Bunker, and Steve Buscemi dans Reservoir Dogs.

Enfin, le personnage de Nate, un criminel de carrière qui s’occupe de recel dans le film Heat (1995), joué par Jon Voight, aurait été inspiré par Bunker, qui était consultant pour le réalisateur Michael Mann.

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