Le portail – François Bizot

L’histoire sombre du Cambodge est à la fois complexe et récente. Bien sûr j’avais entendu parler des Khmers rouges, et de leurs massacres, mais sans plus. En lisant son résumé dans le guide Lonely Planet, j’étais surtout surpris par le fait qu’elle ne s’est terminée qu’en 1998, soit il y a une dizaine d’années.

Presque sans surprise, on retrouve les américains intimement mêlés à ces pages sombres de l’Histoire : en favorisant le coup d’état du général Lon Nol (1970) et mettant ainsi en place un régime corrompu à outrance, en envahissant le Cambodge avec les Sud-Vietnamiens, en bombardant le Cambodge et les populations civiles, ils ont une lourde part de responsabilité dans la naissance du mouvement Khmer rouge. Et ce qu’il en résulta relève réellement de l’horreur, comme seuls les hommes sont capables.

Une journaliste française rencontrée à Siem Reap m’a prêté ce livre de François Bizot, anthropologue francais, spécialiste du bouddhisme de l’Asie du Sud-Est, et qui se trouvait à Angkor à cette époque.

Fait prisonnier en 1971, soit au tout début du mouvement, il sera le seul rescapé du camp de rééducation khmer rouge. Il sera interrogé par Douch, et libéré grâce à lui. Oui, il s’agit bien de celui qui allait, plus tard, devenir le bourreau de la prison de  Tuol Sleng (S-21), et qui est jugé en ce moment même à Phnom Penh pour crime de guerre contre l’humanité.

C’est l’histoire poignante que raconte ce livre, publié en 2000, ainsi que l’évacuation de l’ambassade de France de Phnom Penh, où François Bizot jouera le rôle d’interprète (1975).

Remarquablement écrit, dans un francais très riche (l’homme est très érudit), il permet de comprendre un peu ce qui s’est passé. Douch à cette époque est encore un idéaliste épris de vérité, et leurs dialogues, leur relation sont étonnantes et riches d’enseignements.

Au-delà de l’histoire factuelle, on ressent surtout l’irrémédiabe blessure qu’à vécu François Bizot, tant on ne ressort pas indemne d’une telle aventure. Voici un extrait du prologue du livre qui donne une idée du style et de sa profondeur. La préface de John Le Carré est également magnifique.

J’ai écrit ce livre dans une amertume sans fond. Un sentiment désespéré le traverse. Je ne crois plus qu’aux choses ; l’esprit sait y pressentir ce que leur apparence renferme d’éternel. La philosophie la plus éclairée n’est-elle pas celle qui enseigne à se méfier de l’homme ? De cet optimum, de cette créature suprême, qui forme l’aristrocratie naturelle du mode vivant ? De celui qui porte – quand par exception il devient vraiment lui-même – l’excellent, mais aussi le pire ? Vainqueur  des monstres et monstre lui-même à jamais…

Alors je m’interroge : les religioms que j’étudie seraient-elles l’art d’apprendre à tuer dans son corps le dragon ? Et cette présence diabolique, enfouie en nous et qui ressort toujours, est-elle le péché originel dont on m’enseigna l’existence quand j’étais enfant ?

Je hais l’idée d’une aube nouvelle où les homo sapiens vivraient en harmonie, car l’espoir que cette utopie suscite a justifié les plus sanglantes exterminations de l’histoire.

Pourrons-nous jamais, d’un tel constat, tirer la leçon et nous en souvenir, effrayés, à chaque arrêt sur nous-mêmes ? Notre drame sur terre est que la vie, soumise à l’attraction du ciel nous empêche de revenir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son renversement.

François Bizot est né à Nancy en 1940. « Le portail » a reçu plusieurs prix littéraires, et a également inspiré un film, « Derrière le portail » de Jean Baronnet (2004).

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