La mort en Arabie – Thorkild Hansen

Je continue de taper dans le carton de bouquins que m’a laissé ma frangine… Bonne pioche avec cette histoire vraie, au XVIIIème siècle, d’une expédition en « Arabie Heureuse » (actuel Yemen) organisé par le roi du Danemark.

Cette histoire n’est pas sans rappeler Le procès des étoiles de Florence Trystram, que j’avais beaucoup aimé : dans ces deux romans, on retrouve des scientifiques de l’époque des Lumières embarqués dans une expédition aux confins du monde connu, dans des conditions incroyables qui font d’eux de véritables aventuriers. Rien que pour cela, c’est fascinant !

Mais d’où vient ce terme d’Arabie heureuse ? L’expression viendrait d’Alexandre le Grand, que les romains ont ensuite généralisée, attribuant à la partie sud de l’Arabie un côté verdoyant et fertile. Historiquement, c’est la civilisation minéenne (cinq cents ans avant Alexandre) qui y atteignait son apogée grâce au commerce entre l’Orient et la Méditerranée. Quand la navigation sur la mer d’Arabie fût maîtrisée, le déclin commença.

Or l’auteur nous apprend qu’il s’agit en fait d’une erreur de traduction : Yémen signifie « la main droite » ou « le côté droit ». L’Arabe étant tourné vers l’Est pour désigner les points cardinaux, c’est de cette façon que « Yémen », qui signifiait « droite » à l’origine, a fini par désigner le « sud »… La main droite étant assimilée aux choses positives, le mot « droite » ou « Yémen » en est venu à signifier heureux, qui porte bonheur. Et de l’Arabie du Sud on arrive ainsi à l’Arabie heureuse…

J’ai un peu moins aimé la façon dont l’auteur procède pour nous faire ce récit : généralement sous la forme d’une narration plutôt bien écrite, mais s’autorisant parfois à en sortir pour nous préciser ce que dit le document officiel (essentiellement les lettres fournies par les explorateurs au royaume du Danemark), ce qui honnêtement n’apporte pas grand chose, à part faire sortir le lecteur du récit.

L’ordre chronologique n’est pas non plus toujours respecté, et la mort des membres de l’expédition souvent utilisée pour dramatiser le récit et créer un suspense aussi artificiel qu’inutile. D’ailleurs, on apprend très vite qu’un seul scientifique reviendra vivant… Tout cela gâche un peu le plaisir de la lecture. Peut-être eût-il été plus judicieux de passer carrément à un récit romancé plus alerte et plus vivace.

Par exemple, la mort de Van Haven est annoncée avant qu’ils ne pénètrent en Arabie heureuse… Puis quand la mort arrive pour de bon (malaria) cinquante pages plus loin, l’auteur remplit plusieurs pages d’éloges du personnage après l’avoir critiqué sans relâche depuis le début de l’histoire (et avec raison !). Il se dépêche alors d’annoncer la mort du suivant pour entretenir le suspense ! Nous avons aussi droit a des réflexions plus ou moins pertinentes (plutôt moins), parfois moralisatrices, sur l’expédition, à la fin de chaque partie. Fort heureusement, le fond de l’histoire contrebalance tous ces défauts !

Pour revenir à l’histoire, les dissensions au sein du groupe sont incroyables, et ce depuis le début. Von Haven en est le grand responsable : Danois, imbus de lui-même à un point difficilement imaginable, paresseux, peureux, il cherche plus le confort et la rente du roi qu’à partir dans une expédition qui pourrait se révéler dangereuse. Pendant celle-ci, il préférera d’ailleurs les salons des diplomates au travail sur le terrain.

Un très mauvais choix de personne qui va tout pourrir autour de lui. Car Peter Forsskal est beaucoup plus équilibré et tout aussi savant, mais il est suédois… Remplacer Von Haven n’est donc pas une option. Les deux hommes seront très vite en conflit.  Un troisième homme, Carsten Niebhur, est un homme simple, bon astronome et mathématicien ; il se sait moins savant, et même le revendique. Un médecin et un peintre compléteront ce trio, mais ils ont moins d’importance dans le récit.

Et lorsque Von Haven achète une grande quantité d’arsenic à Constantinople, cela va achever de scinder le groupe ! Les organisateurs de l’expédition n’oseront pas trancher et refuseront d’écarter Von Haven comme les autres membres le demandent. Que ce soit par excès de diplomatie, ou un refus de voir la réalité, cela ne va rien arranger, d’autant que les décisions acheminées par courrier prennent des mois à arriver. Tout est donc réuni par un gigantesque fiasco !

Ils seront parfois mal accueillis, au Caire notamment, où l’occidental n’est apparemment pas bien vu… Ensuite, au Yémen, à certains endroits ils seront très bien accueillis, et à d’autres très mal également : la population leur jette des pierres, on les prends pour des espions, des magiciens venus là pour semer le malheur… Il faut souvent négocier âprement car tout est sujet à obtenir de l’argent ; jusqu’aux dignitaires locaux qui demandent une forte somme quand l’un d’entre eux meurt ! Ils s’en sortent en demandant un reçu officiel qu’ils seront susceptibles de montrer à une autorité supérieure à la capitale, ce qui fait reculer le demandeur.

Le bilan de l’expédition est terrible :

Forsskal, bourreau de travail et débordant d’énergie, qui a rempli des caisses et des caisses de ses travaux (plantes, animaux, insectes, graines…), verra à peu près tout disparaître : perdus ou endommagés dans le transport vers le Danemark, laissé à l’abandon au Danemark pour des raisons politiques… De plus, étant suédois, il avait « codé » certaines notes pour éviter d’en perdre la propriété. Bref, tout cela pour rien ou presque !!

Niebhur sera donc le seul à revenir, et par voie terrestre, traversant l’Iran, puis l’Irak, la Syrie. À chaque ville qu’il atteint, il reste le temps de dresser la carte, de noter l’histoire de la ville, comme il l’a fait pendant tout le voyage. Cela peut lui prendre plusieurs mois. Il s’abîme gravement les yeux en notant les caractères cunéiformes de Persépolis, car ils sont seulement lisibles en pleine lumière…

Quand Niebhur finit par revenir au Danemark, 7 ans après le départ de l’expédition (!), le roi est mort, et il n’intéresse personne. Il écrit alors le récit de ses aventures, édité à ses propres frais, avec le même résultat. Ce n’est que plus tard que tout son travail finit par être reconnu par plusieurs universités européennes, où il est cordialement invité, mais il décline les invitations. De même pour les honneurs que le Danemark finit par lui accorder. Il refuse également de diriger une mission de cartographie, et demande finalement un poste administratif obscur dans la région de sa naissance : il aspire dorénavant à une vie calme et simple. Il vivra jusqu’à 80 ans, finira aveugle, puis sur un fauteuil avant de quitter paisiblement cette terre.

C’est sans conteste le héros de cette histoire, aux origines humbles, travailleur besogneux, amoureux du concret et de la logique, préférant la vie simple aux fastes de la Cour, et gardant jusqu’à sa mort une nostalgie du mode de vie des arabes, cette fameuse « Arabie heureuse » qui aura au moins existé pour lui.

Thorkild Hansen (1927-1989) est un romancier danois. Il est l’auteur de critiques, notamment sur Knut Hamsun, et surtout d’une trilogie sur le commerce des esclaves par les Danois.

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