Le dernier stade de la soif – Frederick Exley

le dernier stade de la soif Quatrième roman à paraître dans cette belle collection, qui trouvera sa place dans la bibliothèque à côté des autres, tous avec une jaquette stylisée mais d’une couleur différente.

Il s’agit d’une semi-autobiographie, comme le précise l’auteur dans une courte note précédent le récit :

Même si les événements décrits dans ce livre ressemblent à ceux qui constituent ce long malaise qu’est ma vie, l’essentiel des personnages et des situations est le seul fruit de mon imagination.

C’est donc l’histoire d’un homme devenu alcoolique, amoureux des NY Giants, et obsédé par le succès et la gloire, resté sous l’influence d’un père trop talentueux. Malgré ce décor sombre, on est tout de suite accroché par la narration : c’est très bien écrit, fluide, précis, et l’auteur a une féroce envie de ne pas se conformer à cette société américaine trop convenue (nous sommes dans les années 50-60).

Au début de la narration, l’auteur est professeur dans un lycée, et fait chaque week-end quatre-vingt kilomètres pour retourner dans sa ville natale, et pouvoir se saouler tranquillement jusqu’au dimanche après-midi où il lève le pied pour regarder le match des NY Giants à la TV ! Mais après une attaque cardiaque, il se retrouve à l’hôpital, et commence à se remémorer sa vie… Le récit ne sera pas linéaire, et ce n’est toujours évident de savoir de quelle période il parle, entre les différents séjours en H.P. qu’il va faire… Tout semble un peu mélangé.

Après des études de lettres en Californie, il part à New-York chercher du boulot, ayant élaboré avec des amis, un soir de cuite, un C.V. hyper gonflé ! Lors des entretiens, sa stratégie consiste à jouer au dandy surdoué et méprisant, éventuellement prêt à mettre son talent au service de l’entreprise ! C’est bien entendu voué à l’échec… Il s’en suivra une dégringolade de ville et en ville, avec un salaire toujours plus bas, jusqu’au retour à la ville natale et à l’hosto.

Au cours de ses séjours en hôpital psychiatrique, il subira les thérapies de choc de l’époque, à savoir l’insuline (redoutable à priori) puis les électrochocs. Il en ressort à chaque fois se comportant de la façon que son psy attend de lui… pour y retourner rapidement, au gré de son alcoolisation… Il ne s’en sortira jamais, rendu fou par l’alcool, son ego et ses échecs ; mais aussi par son dégoût de l’Amérique et du mode de vie qu’elle impose.

Les personnages croisés ne manquent pas de singularité et valent le détour, comme Mister Blue ou son propre beau-frère, Bounty. Ce qui nous vaut des pages d’anecdotes assez étonnantes, mais si l’on en croit l’auteur, rappelez-vous, ce n’est que pure fiction.

Chose amusante, il est fait référence plusieurs fois à un ouvrage déjà paru dans cette même collection : avec d’abord cette réplique de Willie Stark parlant à Jack Burden, qu’il pense à utiliser pour saluer Paddy (un résident de l’HP qui a compris ce qu’était l’alcoolisme et comment le combattre : en décidant de ne plus rendre les gens tristes) :

Les choses auraient pu tourner différemment, Jack… Tu dois me croire.

Plus loin, dans une énumération de personnes célèbres qu’il inviterait à sa table dans ses délires de millionnaires, il cite Robert Penn Warren ! Enfin, sur la bibliothèque de ‘USS Deborah’, la femme de Mister Blue, trône donc Tous les hommes du Roi de Robert Penn Warren… Manifestement, ce roman fait partie des ouvrages de références pour Frederick Exley !

Sa route croisera aussi celle de Steve McQueen, dans un bar, forcément. Il en parle comme d’un type qui a l’apparence d’un dur, de quelqu’un que l’on n’emmerde pas, et chez qui on sent un désir de devenir célèbre et persuadé qu’il le deviendra.

Lui est trop préoccupé par sa propre personne, son désir de devenir célèbre, et à trouver la femme de ses rêves. Il sympathise bien une fois avec une collègue, fantasme un peu sur elle, mais la jette quand elle lui dit ne pas aimer son bar préféré. À cette époque, il est à Chicago, et fait la fête tous les soirs après le boulot ; il a des conquêtes mais se comporte comme un macho avec les femmes, forçant souvent leurs faveurs…

Il finit par rencontrer « la femme de sa vie », Bunny ; il est sexuellement bloqué avec elle, ce qui n’empêche pas cette dernière de l’aimer. Mais une visite à ses parents petits bourgeois consommeront la rupture. Dans sa lucidité, il sait qu’il ne serait pas moins heureux en acceptant cette vie conventionnelle (femme, enfant, boulot, métro, dodo), mais il s’y refuse obstinément.

De retour chez sa mère, passant ses journées sur le canapé à regarder la TV et s’effrayant de ce monde conventionnel, on le voit sombrer petit à petit dans la folie et la paranoïa, son jugement étant manifestement affecté par les doses d’alcool absorbées. D’ailleurs, il parle peu de la quantité d’alcool qu’il absorbe, se contentant de raconter des anecdotes, qu’il ne peut supporter ce monde, et qu’il le fuit en buvant, acceptant qu’on le juge fou en retour.

C’est entre ces séjours à l’HP qu’il commencera à écrire ce roman. Pour finir, voilà une description de poivrots dans un bar, à l’époque où il fréquente le fameux Mister Blue, pour vous donner une idée du style :

Quand nous entrions dans l’un de ces bars qui portaient invariablement le nom du patron, celui-ci et sa clientèle abreuvée de bière et constituée essentiellement d’ouvriers blêmes abonnés aux trois-huit, de grosses prostituées blafardes, de chômeurs myopes et de vieillards édentés, décollaient un instant leur regard du poste de télévision pour nous dévisager avec le dégoût que les prolétaires réservent aux bourgeois. C’était bien mal connaître Mister Blue que de croire qu’ils pouvaient nous intimider. Le regard vitreux du propriétaire déclenchait chez lui un rot enthousiaste et sonore, un étirement théâtral proche du déhanchement, un bâillement indifférent, un grattage de couilles en bonne et due forme, et un : »Vous servez à bouffer dans ce trou à rat ? ». Même le plus costaud des patrons n’aurait pas osé répondre à pareille insolence.
Mister Blue prétendait ne pas boire et ne pas fumer, même s’il avait pour habitude de faire les deux. Il ne buvait pas tant que ça. Tous les jours, il commandait un bourbon glace pour célébrer ce qui était à coup sûr la vente la plus lucrative de sa vie, mais il finissait chaque fois par en descendre six ou sept, ce qui avait le don de l’émécher, le rendant volubile et grossier. Dans cet état, il essayait de régaler les habitués en enchaînant saltos avant et arrière le long du bar. Trop absorbés à observer un crétin doucereux et obséquieux à la télévision, les clients ne se régalaient guère : ils ne regardaient même pas Mister Blue. Dans le triste univers de ces bars semblaient régner une règle tacite mais inviolable qui interdisait aux clients d’observer quoi que ce soit avec admiration – et plus particulièrement ce qui était vivant. Drogués à la télévision et riants comme des robots quand on leur intimait de le faire, ils passaient des heures à attendre leur service, rêvaient de devenir de riches satyres, tripotaient les pièces de monnaie que le gouvernement leur allouait, et mâchonnaient leurs cigares. Au vu des efforts que Mister Blue déployait pour les distraire, je développai une haine tenace face à leur indifférence stupide. Lorsque Mister Blue esquissait ses pas de gymnastique, j’avais envie de hurler : « Hé, les mecs ! Regardez ça ! Regardez Mister Blue ! ». Mais je ne le faisais pas car je doutais de ma capacité à réveiller les morts.

Frederick Exley (1929-1992) est un auteur américain devenu célèbre avec son premier roman, celui-ci. Son ami Jonathan Yardley (un critique célèbre, prix Pulitzer), a écrit une biographie d’Exley (Misfit,L’Étrange vie de Frederick Exley). La thèse principale de Yardley est qu’Exley fut l’homme d’un seul livre.

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