Archives de catégorie : Littérature

L’Amérique au jour le jour 1947 – Simone de Beauvoir

L'Amérique au jour le jour 1947 - Simone de Beauvoir Simone de Beauvoir, on en a beaucoup parlé il y a deux ans : elle aurait eu cent ans en 2008 (on commémore comme on peut…). J’avais vu à cette époque un téléfilm racontant son compagnonnage avec Jean-Paul Sartre, et qui donnait envie d’en savoir plus sur cette femme. Mais j’hésitais à lire son oeuvre majeure « Le Deuxième Sexe », imposant avec ses deux tomes et peut-être trop sérieux à mon goût… C’est sur les conseils de Claude (fervente lectrice) que j’ai commencé par ce livre. Et je n’ai pas été déçu !

A tel point que je ne vois rien de mieux à écrire que le quatrième de couverture pour décrire ce roman :

J’ai passé quatre mois en Amérique : c’est peu ; en outre, j’ai voyagé pour mon plaisir et au hasard des occasions ; il y a d’immenses zones du nouveau monde sur lesquelles je n’ai pas eu la moindre échappée ; en particulier, j’ai traversé ce grand pays industriel sans visiter les usines, sans voir ses réalisations techniques, sans entre en contact avec la classe ouvrière. Je n’ai pas pénétré non plus dans les hautes sphères où s’élaborent la politique et l’économie des U.S.A. Cependant, il ne me parait pas inutile, à côté des grands tableaux en pied que de plus compétents ont tracés, de raconter au jour le jour comment l’Amérique s’est dévoilée à une conscience : la mienne.
J’ai adopté la forme d’un journal, j’ai respecté l’ordre chronologique de mes étonnements, de mes admirations, de mes indignations, mes hésitations, mes erreurs. Voilà ce que j’ai vu et comment je l’ai vu ; je n’ai pas essayé d’en dire davantage.

Que dire de plus clair ? Et c’est exactement ce que l’on va découvrir. Elle dresse un portrait de l’Amérique qui n’a rien perdu de son acuité soixante ans plus tard. Il faut dire que son jugement porte au-delà des apparences, n’est pas agrégée de philosophie qui veut (deuxième du concours… derrière Sartre !)…Vous partez en voyage aux États-Unis ? emmenez ce livre, vous y apprendrez beaucoup sur le pays et ses habitants. C’est de plus admirablement écrit… un vrai bonheur.

J’ai particulièrement aimé sa manière de découvrir une ville, se promenant dans les rues centrales comme celles de la périphérie, dans les quartiers riches comme dans les ghettos. Le soir, ce seront les bars et les boites de jazz (noir, déjà dur à trouver), ou encore les tripots, selon l’endroit…

Un soir à New-York, ville qui saura la séduire, et contemplant les lumières de la ville, elle écrit :

Non, les promesses de ce ciel, de ces lumières, ne peuvent être tenues nulle part ; il n’existe aucune chose toute faite qui s’accorde avec la splendeur de ces nuits ; cette plénitude dont je rêve, qui me serait donnée hors de moi, ce ne sera jamais qu’un fantôme : il ne me sera jamais promis rien d’autre que moi-même, et moi-même ce n’est rien si je n’ai rien à faire de moi. La nuit n’est qu’un décor ; si j’essaie de la saisir, d’en faire la substance même des instants que je vis, elle fond dans mes mains. Il faudrait que quelque chose m’arrive, quelque chose de vrai, et tout le reste me serait donné par surcroît.

On a probablement tous ressenti cela ; «moi-même ce n’est rien si je n’ai rien à faire de moi» me parait une très fine observation. Elle aborde le même sujet un peu plus tard, devant le Grand Canyon :

Il est là, je suis là : on voudrait que quelque chose se passe. Je regarde, c’est tout, et il ne se passe rien. C’est la même histoire, chaque fois. L’an dernier, il y avait le moutonnement des dunes couleur d’abricot et les palmiers glacés par la lune : rien ne s’est passé. Sable, pierre, lune, soleil couchant ; les choses sont là et je suis là et nous nous affrontons. Pour finir, c’est toujours moi qui me lève et qui m’en vais.

Je pourrai citer plein de réflexions auxquelles elle se livre, toutes plus intéressantes les unes que les autres, abordant ainsi les sujets récurrents de l’Amérique : la société de consommation et l’illusion du choix qu’elle propose, le racisme et la condition des noirs (son analyse est fouillée et passionnante), la place des intellos et des écrivains voir des sympathisants communistes américains (on est quelques années avant le Maccarthisme, mais déjà…), la place des pauvres, le positivisme forcené, l’hypocrisie des règles de société, la fameuse égalité des chances (déjà bien altérée à cette époque), le fatalisme, l’immigration, et bien sûr la condition féminine.
La liste a l’air d’une longue critique… mais son jugement n’est pas toujours négatif, loin de là. Elle observe et analyse ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, voilà tout. Ce n’en est que plus fort.

Autres articles sur le même auteur

Simone de Beauvoir, de son vrai nom Simone-Lucie-Ernestine-Marie Bertrand de Beauvoir (!) est née en 1908 et morte en 1986 à Paris. Philosophe, romancière et essayiste, compagne de Jean-Paul Sartre avec qui (et d’autres) elle fondera la revue « Les temps modernes », adepte de l’existentialisme et attachée au combat pour la condition de la femme. Elle a écrit plusieurs récits autobiographiques qui doivent valoir le détour : Mémoires d’une jeune fille rangée, Une mort très douce et Tout compte fait.

Corps et âme – Franck Conroy

Corps et âme - Franck Conroy Un roman proposé par la libraire : « l’enfance et les débuts d’un pianiste surdoué »… la vie d’un génie, c’est toujours intéressant, même s’il s’agit ici d’un roman, me suis-je dit.

J’ai donc abordé avec plaisir ce roman de 700 pages dont l’histoire se passe à New-York dans les années quarante. Claude Rawlings est un enfant solitaire élevé seul par sa mère ; celle-ci travaillant, le gamin reste souvent seul dans l’appartement, scrutant le monde extérieur et inconnu par le soupirail… Et lorsque sa mère rentre le soir, elle ne parle pas ou si peu que l’enfant développe surtout une vie intérieure. Au fond de sa chambre, il y a un petit piano de bar oublié, sur lequel il exprime ses émotions sans même savoir ce qu’est la musique. Un peu plus tard, il fera la rencontre du marchand d’instruments de musique à quelques pas de chez lui… ce dernier va vite se rendre compte que le gamin, s’il est autodidacte, possède un réel talent et apprend très vite.

Le roman se lit facilement. L’histoire est très bien racontée par Franck Conroy, qui semble s’être attaché à décrire ce que peut être la vie d’un individu doté d’un talent naturel tel que celui-ci. N’allez pas croire que c’est une vie facile ! Il s’agit de talent certes, mais aussi de passion, et surtout de travail. Et comme la musique est pour Claude un univers entier où il se sent parfaitement à l’aise, contrairement au monde réel qu’il a du mal parfois à aborder…il se jettera dans le travail d’autant plus facilement.

L’auteur arrive très bien à faire partager au lecteur ce que peut être l’amour de la musique… on s’étonne presque de ne rien entendre ! Et l’on apprend des choses sur la musique classique, sa composition… Comme la musique sérielle, apparue au début du XXe siècle, en opposition à l’harmonie tonale. Il s’agit de répéter une série de notes définies, mais en les inversant, retournant, ou les deux. Claude n’aime pas trop cette musique, ne s’y retrouve pas (littéralement), et jouera un tour pendable au professeur de musique qui ne jure que par elle, composant un morceau respectant les règles strictes de la musique sérielle, mais duquel se dégage toute de même une harmonie (prise d’un morceau de Charlie Parker), pour qui sait l’entendre… Le professeur en question ne l’entendra pas !

Pour le reste, si le roman se lit avec grand plaisir, l’énigme du père inconnu (et son dénouement typiquement américain), les amours de jeunesse, ses retrouvailles avec son premier amour offrent un intérêt limité. L’évocation du New-York de cette époque est par contre très réussie, comme l’engagement de sa mère contre le Maccarthisme.

Franck Conroy est né à New-York en 1936. «Corps et âmes» est son seul roman ; il existe un recueil de nouvelles,  «Entre ciel et terre», dont la description semble très prometteuse. Il est décédé d’un cancer du colon en 2005.

Tortilla flat – John Steinbeck

Tortilla Flat - John Steinbeck Voilà un petit roman bien sympathique, qui ne se prend pas au sérieux et se lit avec délectation. L’histoire pourrait se passer dans un monde imaginaire, j’ai d’ailleurs pensé aux Hobbits de Tolkien au début, quand les personnages sont décrits (Danny et ses amis), tous des «paisanos», pas méchants pour un sou, roublards certes, ne demandant finalement qu’à pouvoir vivre une vie la plus tranquille possible. Et à ce jeu là, ils connaissent toutes les ficelles…

L’histoire se passe à Monterey (Californie) : la ville basse est occupée par des américains et des italiens, et les anciens habitants, ces «paisanos», se sont retranchés sur les hauteurs, là où la ville et la forêt se confondent, et qui s’appelle Tortilla Flat. L’auteur va donc nous conter leur histoire; ils ont deux choses en commun : une volonté bien arrêtée de ne jamais travailler, et un goût très prononcé pour le vin.

Danny a une maison, et les autres non. Pour être précis, il hérite de deux maisons, mais ayant prêté gentiment la seconde à Pilon, son meilleur ami, ce dernier y met malencontreusement le feu. Il ne reste alors à Danny qu’à héberger Pilon dans sa propres maison. Et d’autres vont venir, car Danny est vraiment sympa. Comment tout cela finira-t-il ? c’est mine de rien une petite fable sur l’amitié qui nous est contée ici, d’une manière fort plaisante. Petit extrait pour se faire une idée :

Deux gallons, c’est beaucoup de vin, même pour deux paisanos. Moralement, voici comment on peut graduer les bonbonnnes. Juste au-dessous de l’épaule de la première bouteille, conversation sérieuse et concentrée. Cinq centimètres plus bas, souvenirs doux et mélancoliques. Huit centimètres en-dessous, amours anciennes et flatteuses. Deux centimètres plus bas, amours anciennes et amères. Fond de la première bouteille, tristesse générale et sans raison. Épaule de la seconde bouteille, sombre abattement, impiété. Deux doigts plus bas, un chant de mort ou de désir. Encore un pouce, toutes les chansons qu’on connait. La graduaation s’arrête là; car les traces s’effacent alors et il n’y a plus de certitude : désormais n’importe quoi peut arriver.

C’est par ce roman humouristique que John Steinbeck (1902-1968) connait le succès (1935). Il écrira des livres beaucoup plus sérieux par la suite, dont Les raisins de la colère, qu’il considère comme sa meilleure oeuvre.

Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962 pour son livre « L’Hiver de notre mécontentement » (The Winter of Our Discontent). Avec ce livre, il voulait « revenir en arrière de presque quinze ans et recommencer à l’intersection où il avait mal tourné ». Il est alors déprimé, et estime que la célébrité l’a détourné « des vraies choses ».

Dans la dèche à Paris et à Londres – George Orwell

Dans la dèche à Paris et à Londres - Goerge Orwell George Orwell, avant d’écrire 1984, a apparemment pas mal galéré, comme le raconte ce petit livre autobiographique intitulé Down and out in Paris and London dans sa version originale. Né aux Indes Britanniques en 1903, George Orwell s’engage six ans dans l’armée impériale en Birmanie, dont il démissionnera pour se consacrer à l’écriture.

C’est à cette époque qu’il vient en Europe et va connaître la misère et la pauvreté entre Londres et Paris (1928-1930). Il participera ensuite à la guerre d’Espagne, luttant contre le totalitarisme. Son roman le plus connu, 1984, est publié en 1949. Il meurt à Londres en 1950.

C’est donc d’une sorte de journal qu’il s’agit, où George Orwell nous raconte ses galères pour survivre, et nous fait pénétrer le monde des classes défavorisées de cette époque.

Le sujet de ce livre c’est la misère, et c’est dans ce quartier lépreux que j’en ai pour la première fois fait l’expérience – d’abord comme une leçon de choses dispensée par des individus menant des vies plus impossibles les unes que les autres, puis comme trame vécue de ma propre existence. C’est pour cela que je m’efforce de planter au mieux le décor.

Continuer la lecture… Dans la dèche à Paris et à Londres – George Orwell

Psychopathologie de la vie quotidienne – Sigmund Freud

Psychopathologie de la vie quotidienne - Sigmund Freud Avec un titre et un auteur pareil, le bouquin a de quoi faire peur… C’est Michel Onfray qui en parlait lors d’un de ses cours sur la contre-histoire de la philosophie, disant que l’on n’appréhendait plus les lapsus de la même manière une fois ce livre lu. Et comme on fait tous.. y compris Freud d’ailleurs !

Et finalement, ce livre se lit très facilement : Freud s’y exprime très clairement, avec même beaucoup de retenue. Loin d’énoncer des certitudes, il se borne à analyser (forcément !) des exemples de la vie courante, soit tirés de sa propre expérience, soit qu’ils lui ont été rapportés. Mais il le fait très simplement, sans aucune suffisance dans ses propos; il se borne à tenter des explications au cas par cas… oublis de noms, lapsus, erreurs d’écriture, actes manqués… tout y passe, et à chaque fois qu’une analyse est possible, on retrouve la trace de l’inconscient derrière tout ça. Car ce dernier travaille sans cesse, infatigablement.

Il dit une chose très simple sur les oublis :

Je puis indiquer d’avance  le résultat uniforme que j’ai obtenu de toute une série d’observations : j’ai trouvé notamment que dans tous les cas l’oubli était motivé par un sentiment désagréable.

Un début de piste pour analyser votre dernier oubli ? 😉 Si cela peut paraître évident dans certains cas, dans d’autres, cela vous interrogera ! Le principe peut être même être étendu :

Tout le monde admet qu’en ce qui concerne les traditions et l’histoire légendaire d’un peuple, il faut tenir compte, si l’on veut bien les comprendre, d’un motif semblable, c’est-à-dire le désir de faire disparaître du souvenir du peuple tout ce qui blesse ou choque son sentiment national. Une étude plus approfondie permettra peut-être un jour d’établir une analogie complète entre la manière dont se forment les traditions populaires et celle dont se forment les souvenirs d’enfance de l’individu.

En cette période de débat sur l’identité nationale… voilà un angle intéressant à creuser ! Et de citer Darwin qui à chaque fois qu’il se trouvait en présence d’une idée nouvelle qui contredisait ses propres résultats, le notait systématiquement, sachant par expérience que les faits et les idées de ce genre disparaissent plus facilement de la mémoire que ceux qui vous sont favorables. Autre citation, de Nietzsche cette fois (Au-delà du bien et du mal, II) :

«C’est moi qui ait fait cela» dit ma mémoire. «Il est impossible que je l’aie fait» dit mon orgueil et il reste impitoyable. Finalement – c’est la mémoire qui cède.

Ce livre est donc une suite d’anecdotes, suivies de l’explication probable de l’erreur… Ces énumérations peuvent être un peu lassantes à la longue (sans doute nécessaires à la démonstation), mais les réflexions et les analyses de Freud sont  passionnantes, comme vous pourrez en juger dans les extraits ci-dessous.

Le truc, c’est évidemment d’analyser : dans quelles conditions étions-nous mentalement ? quelque chose nous tracassait-il ? que nous évoque le mot ? se concentrer sur ce qui nous passait par la tête à ce moment là, etc… De toutes ces informations peut venir l’explication…

Extraits

Continuer la lecture… Psychopathologie de la vie quotidienne – Sigmund Freud

La vague – Todd Strasser

La vague - Todd Strasser Au dos du livre, on peut lire « Cette histoire est basée sur une expérience réelle qui a eu lieu aux États-Unis dans les années 70 ».

C’est en fait l’adaptation romancée d’un téléfilm portant le même nom, lui-même  inspiré par une étude expérimentale sur le fascisme nommée « La troisième vague » , menée par un professeur d’histoire (Ron Jones) sur des élèves de première d’un lycée de Palo Alto, en Avril 1967. Ce roman est donc l’adaptation d’une adaptation…

N’arrivant pas à expliquer à ses élèves comment le peuple allemand avait pu laisser le parti nazi procéder au génocide de populations entières, Ron Jones décide de les mettre « en situation ». Il fonde alors un mouvement nommé « La troisième vague », basé sur la discipline, et plaçant le groupe au-dessus de l’individu. L’expérience fonctionne tellement bien qu’une semaine plus tard, il y met fin brutalement, et explique aux étudiants comment ils ont été manipulés.

Le roman se lit en deux heures, et j’aurais aimé plus de profondeur et d’analyse, tant le sujet est intéressant, mais on restera à la surface des choses. Cela reste toutefois une petite histoire qu’il est bon de mettre entre toutes les mains, et particulièrement des adolescents.

Selon la page consacrée à ce sujet sur Wikipedia, les sources fiables sur l’expérience sont rares, ayant été gardée secrète jusqu’en 1976, et les souvenirs du professeur Ron Jones sont plutôt confus. Lors de la sortie du téléfilm, il dénoncera la dramatisation volontaire des producteurs.

Le roman a inspiré à son tour un film allemand réalisé par Dennis Gansel en 2008, La Vague, double lauréat des Prix du Film Allemand. Le film a également été nommé au Festival du Film de Sundance (Grand Prix du Jury). La sortie en France a eu lieu le 4 mars 2009.

J’aime bien la dernière phrase de l’article sur Wikipedia :

D’un point de vue sociologique, le fait que le public semble prêt à accorder crédit à la « Troisième Vague » telle qu’elle est relatée dans les adaptations artistiques pourrait en lui-même provoquer un questionnement et constituer un objet d’étude.

Beijing coma – Ma Jian

Beijing coma - Ma Jiang J’ai lu ce livre lorsque je me suis cassé le coude. Il ne m’aura pas fallu moins de deux semaines d’inactivité totale pour lire ce gros pavé de 900 pages, relatant sous forme de chronique les évènements de la place Tian’anmen, et au passage vous donne une idée de ce que peut être la vie quotidienne en Chine.

Le narrateur, Dai Wei, un étudiant, est dans le coma. Il a reçu une balle dans la tête lorsque le Parti a décidé de nettoyer la place occupée depuis un mois par les étudiants. Il est allongé sur un lit, dans l’appartement de sa mère, et est conscient de tout ce qui se passe autour de lui. Alors il raconte… à la fois comment tout cela s’est passé, mais aussi ses souvenirs d’enfance, la vie quotidienne de sa mère, les problèmes auxquels elle est confrontée.

Un peu d’histoire : en 1989, Hu Yaobang meurt. C’est l’ancien président du Parti, déchu de tous ses fonctions en 1987. Il est populaire, car c’était un réformateur, ayant initié la réhabilitation des droitistes : en 1956, Mao avait lancé le mouvement des cents fleurs, qui encourageait les intellectuels à s’exprimer. C’était un piège, et ceux-ci seront envoyés à la campagne ou dans des camps de travail, et donc qualifié de droitistes. Au passage, Hu Yaobang était aussi partisan d’une politique pragmatique au Tibet, demandant le retrait de milliers de cadres chinois…

Il sera remplacé par Zhao Ziyang, en poste au moment des évènements. Opposé à la répression violente qui a lieu, il sera lui aussi écarté du Parti et placé en résidence surveillée.

Les étudiants décident de manifester pour demander plus de démocratie, et moins de corruption. En rendant hommage à Hu Yaobang, ils pensent pouvoir légitimer leur mouvement. Ils occupent alors la place Tian’anmen, presque par hasard. D’autant que très vite des mouvements dissidents se créent : à la moindre divergence d’opinion, un nouveau mouvement apparaît, avec son propre leader, sa propre déclaration politique, son propre service d’ordre. Certains sont partisans d’une action plus radicale, d’autres changent d’avis d’un jour à l’autre. Ils se savent également infiltrés par le Parti… mais ce n’est pas une nouveauté pour eux, le Parti est omniprésent en Chine.

Après les évènements, Yu Jin, qui travaille désormais à Sanghaï pour une entreprise financière, raconte à Dai Wei (sans savoir si celui-ci l’entend) :

«Dai Wei, ils nous ont peut-être séparés, mais nous devons continuer la lutte. Quand ils m’ont arrêté, j’ai refusé de plaider coupable. Je leur ai juste dit ce qui s’était passé. J’ai dit que tu étais le patron, bien sûr. Je savais que tu étais déjà dans le coma, et que ça ne changerait rien pour toi. Tous ceux qui avaient des liens avec l’étranger sont partis. Ceux qui sont restés ont abandonné les études et se sont mis dans le commerce. Si tu veux vivre avec un minimum de dignité à notre époque il faut faire de l’argent. L’université de Beijing a perdu son âme. Personne ne veut plus y entrer. Les étudiants sont obligés de faire une année de service militaire avant de commencer le cursus maintenant, ce qui fait qu’il dure quatre ou cinq ans».
Qu’est-ce qui clochait avec notre génération ? Quand les fusils étaient pointés sur nous, nous continuions à perdre notre temps à nous chamailler. Nous étions courageux mais inexpérimentés, et nous ne comprenions pas grand chose à l’histoire de la Chine.

Et le Parti est tellement omniprésent qu’il est impossible d’y échapper :

– Aujourd’hui, la Place est notre seul foyer, dit Wang Fei. Nous n’avons plus nulle part ou aller. Si nous retournions chez nos parents, ils nous livreraient à la police.
– Oui, Mao a détruit le système familial traditionnel afin que tous soient obligés de dépendre du Parti, expliqua Tian Yi. Nous sommes une génération d’orphelins. Nos parents ne nous ont pas soutenus affectivement. Dès que nous sommes nés, ils nous ont livrés au Parti et l’ont laissé contrôler nos vies.
– Si nous devions échouer maintenant, nos parents prendraient le parti du gouvernement et exigeraient notre châtiment, fit Bai Ling. Le jour de mes dix-huit ans je suis entré au Parti. Mon père m’a dit : « à partir de ce jour, tu appartiens au Parti ». Comment pourrai-je rentrer à la maison désormais ? Les orphelins doivent apprendre à tracer leur propre chemin dans la vie. […] Pu Wenhua et Hai Feng ont livré des informations aux militaires pour assurer leur avenir. Le gouvernement n’aura plus besoin de communiquer avec nous. Ces deux types ont carrément détruit notre mouvement. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est un bain de sang. Il n’y a que si des flots de sang coulent sur la place Tian’anmen que les yeux des Chinois finiront par s’ouvrir. » Elle fronça les sourcils et éclata en sanglots.

La vie quotidienne de la mère de Dai Wei n’est pas triste non plus. Les soins apportés à son fils l’amènent dans des hôpitaux où sauver une vie n’est pas toujours la première préoccupation, mais plutôt l’argent et la peur de sanctions, comme ce dialogue entre deux infirmiers :

– Y a-t-il un espoir pour le comateux d’à-côté ? Il a été renversé par une voiture, c’est ça ?
– Ça fait une semaine. S’il meurt maintenant, la cause de la mort sera enregistrée comme insuffisance de soins, au lieu d’accident de la route, et nous perdrons toutes nos primes.
– Personne n’est venu le réclamer. Les autorités arrêteront de payer ses soins demain. Je crois qu’on devrait le balancer devant l’hôpital.
– Mettons-le dans l’incinérateur. On dira qu’il est mort de septicémie.
– Non, tu ne peux pas faire ça. Ça n’est pas bien. C’est peut-être un riche homme d’affaire et il pourrait nous rembourser quand il sortira du coma.

Un bon bouquin, avec quelques longueurs toutefois… Une vision de la Chine contemporaine assez complète, avec son ouverture au capitalisme, mais sous contrôle total du Parti. A lire ce livre, on n’a vraiment aucune envie d’aller en Chine, tant le régime politique est omniprésent, dictant son bon vouloir à une population encore  très attachée aux coutumes millénaires. La démonstration d’une belle dictature, au cas où on l’oublierait…

Je termine l’article par une photo trouvée sur Wikipedia : une bicyclette détruite et les traces de chenille d’un char, monument à la mémoire des victimes de la répression de Tian’anmen situé à… Wroc?aw, en Pologne. Le nombre de victimes n’est toujours pas connu à ce jour (Amnesty International parle d’un millier), et le gouvernement chinois prétend toujours qu’il a du intervenir contre des voyous mettant en péril le socialisme.

à la mémoire des victimes de Tien'anmen

Karl Marx – Révolution et socialisme

Révolution et socialisme - Karl Marx Après le premier volume intitulé Sociologie critique, lu il y a près d’un an déjà, et où Karl Marx analysait avec talent le capitalisme, il était temps de s’attaquer au second, tourné cette fois vers les conditions de l’émancipation politique et sociale. Comment faire la révolution !

Pour rappel, ces deux livres sont des recueils de textes de Karl Marx, réunis par Maximilien Rubel, qui fût l’éditeur des Oeuvres de Marx dans la Pléiade. Morceaux choisis, donc, permettant de condenser la pensée de Marx.

Autant le premier ouvrage analysait remarquablement le capitalisme, et annonçait longtemps à l’avance les problèmes inhérents que ce système génère (inégalité, chômage, salaires minimum, spéculation, crises récurrentes), autant celui-ci semble un peu dépassé plus d’un siècle après.

Il faut dire que les conditions de la classe ouvrière dans la seconde partie du XIXème siècle étaient autrement calamiteuses que maintenant, et l’idée que le peuple ouvrier se soulève un jour ou l’autre devait apparaître effectivement comme inéluctable. C’est ce que pense Marx.

Depuis cette époque, les enfants ne travaillent plus à l’usine, les congés payés sont arrivés (grâce au Front Populaire), et le prolétaire ne travaille plus 14h par jour sans pour autant parvenir à subvenir à ses besoins. Enfin… disons que c’est vrai en Occident.

Voici quelques extraits choisis :

Continuer la lecture… Karl Marx – Révolution et socialisme

Cercle – Yannick Haenel

Cercle - Yannick Haenel A l’inverse du précédent, j’ai senti dès les premières pages que ce roman n’allait pas me plaire. J’ai tout de même continué jusqu’à une centaine, puis je l’ai refermé définitivement.

Je ferai dorénavant un peu plus attention quand la libraire me  propose un bouquin (qu’elle n’avait pas lu d’ailleurs, nous en avons parlé ensuite). Si j’avais lu ne serait-ce que la première page sur place, le livre serait resté sur l’étagère de la librairie. Là, il risque de finir à la poubelle, les places dans ma biblitohèque sont comptées, et surtout se méritent.

Continuer la lecture… Cercle – Yannick Haenel

Bruits du coeur – Jens Christian Grøndahl

Bruits du coeur - Jens Christian Grøndahl J’ai été accroché dès les premières pages de ce roman, par le ton, le rythme des phrases, puis par l’histoire elle-même qui peu à peu va se révéler, au gré et au rythme des souvenirs du narrateur, dont on ne saura jamais ni le nom ni le prénom.

C’est l’histoire de deux amis d’enfance, l’un resté au Danemark, l’autre, Adrian, ayant aménagé à New-York il y a une quinzaine d’années. Ce dernier vient de mourir d’une crise cardiaque, à 39 ans, et le narrateur reçoit une lettre de son ami cinq jours plus tard, hasard du destin et de la poste… dans cette lettre, Adrian lui parle d’une chose qui le tourmente et dont il aimerait lui parler, car il est seul en mesure de comprendre.

Se sentant un peu coupable d’avoir négligé leur amitié, le narrateur va alors revenir sur les premières années de celle-ci, et remonter doucement le fil du temps : les premiers amours, les évènements inattendus que la vie réserve aux deux jeunes hommes… Le fond de l’histoire va peu à peu se décanter, le narrateur se découvrir, pour notre plus grand bonheur.

Un excellent roman, qui donne envie d’en lire d’autres du même auteur.

Jens Christian Grøndahl est né en 1959 à Copenhague. Il a écrit une dizaine de romans, et est reconnu comme l’un des meilleurs écrivains de sa génération.