Karl Marx – Révolution et socialisme

Révolution et socialisme - Karl Marx Après le premier volume intitulé Sociologie critique, lu il y a près d’un an déjà, et où Karl Marx analysait avec talent le capitalisme, il était temps de s’attaquer au second, tourné cette fois vers les conditions de l’émancipation politique et sociale. Comment faire la révolution !

Pour rappel, ces deux livres sont des recueils de textes de Karl Marx, réunis par Maximilien Rubel, qui fût l’éditeur des Oeuvres de Marx dans la Pléiade. Morceaux choisis, donc, permettant de condenser la pensée de Marx.

Autant le premier ouvrage analysait remarquablement le capitalisme, et annonçait longtemps à l’avance les problèmes inhérents que ce système génère (inégalité, chômage, salaires minimum, spéculation, crises récurrentes), autant celui-ci semble un peu dépassé plus d’un siècle après.

Il faut dire que les conditions de la classe ouvrière dans la seconde partie du XIXème siècle étaient autrement calamiteuses que maintenant, et l’idée que le peuple ouvrier se soulève un jour ou l’autre devait apparaître effectivement comme inéluctable. C’est ce que pense Marx.

Depuis cette époque, les enfants ne travaillent plus à l’usine, les congés payés sont arrivés (grâce au Front Populaire), et le prolétaire ne travaille plus 14h par jour sans pour autant parvenir à subvenir à ses besoins. Enfin… disons que c’est vrai en Occident.

Voici quelques extraits choisis :

Tout d’abord, le mot communisme, comme le qualificatif de marxiste (voir le premier article), doit être éclairci : Marx se défend de toute idéologie et se méfie de toute récupération partisane. Pour lui le communisme est un état de fait, une manière de vivre, et non un parti politique dictant ce qui est bon ou non.

Le communisme, pour nous, n’est pas un état qu’il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s’orienter. Nous nommons communisme le mouvement réel qui abolit l’ordre établi. Les conditions de ce mouvement résultent des facteurs existant dans le présent.

Il faut toujours faire attention au sens des mots, aux amalgames et aux récupérations. Le communisme dont parle Marx n’est en aucun cas celui mis en place en Union Soviétique ou en Chine. On ne peut pas reprocher à Marx ce que d’autres ont fait en l’appelant du même nom.

Marx pense donc que la révolution prolétarienne est inéluctable, et qu’elle viendra naturellement, dès que la bourgeoisie aura terminé la sienne.

Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes succombaient devant la philosophie des Lumières, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, qui était alors révolutionnaire. Les idées de liberté religieuse et de liberté de conscience ne faisaient qu’exprimer, dans le domaine du savoir, le règne de la libre concurrence.

Car la révolution bourgeoise n’est pas celle des prolétaires :

Les petits-bourgeois démocrates, bien loin de vouloir bouleverser la société toute entière au profit des prolétaires révolutionnaires, aspirent à un changement des conditions sociales en vue de se rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible. […]
Pour ce qui est des ouvriers, il est avant tout certain qu’ils devront rester des salariés comme auparavant; la seule chose que les petits-bourgeois démocrates souhaitent aux ouvriers, c’est un meilleur salaire et une existence assurée; ils espèrent y parvenir par l’emploi partiel des ouvriers par l’État et grâce à des mesures de bienfaisance. Bref, ils espèrent corrompre les ouvriers par des aumônes plus ou moins déguisées et briser leur énergie révolutionnaire en leur rendant la situation momentanément supportable.

Il semble bien que le « petit-bourgeois démocrate » ait aujourd’hui gagné la bataille…

Quant à l’Église, Marx lui règle joliment son compte :

Les principes sociaux du christianisme ont justifié l’esclavage antique, glorifié le servage médiéval, et ils savent au besoin approuver l’oppression du prolétariat, bien qu’avec un air quelque peu contrit.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d’une classe dominante et d’une classe opprimée et, pour cette dernière, ils se contentent d’exprimer pieusement le voeu que la première soit charitable.
Les principes sociaux du christianisme promettent dans le ciel la compensation […] de toutes les infamies sur la terre.
Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les infamies commises par les oppresseurs contre les opprimés sont soit le juste châtiment du péché originel et d’autres péchés, soit des épreuves imposées par le Seigneur, dans son infinie sagesse, aux âmes sauvées.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’abaissement, la soumission, l’humilité, bref tous les attributs de la canaille. Le prolétariat qui refuse de se laisser traiter en canaille a beaucoup plus besoin de son courage, de son respect de soi, de sa fierté et de son goût de l’indépendance que de son pain.
Les principes sociaux du christianisme sont hypocrites; le prolétariat est révolutionnaire.

Le progrès quant à lui ne semble pas permettre cette émancipation du travailleur :

De nos jours, chaque chose parait grosse de son contraire. La machine qui possède le merveilleux pouvoir d’abréger le travail de l’homme et de le rendre plus productif entraîne la faim et l’excès de fatigue. Par un étrange caprice du destin, les nouvelles sources de richesse se transforment en sources de misère. On dirait que chaque victoire de la technique se paie par une déchéance de l’individu. À mesure que l’homme se rend maître de la nature, il semble se laisse dominer par ses semblables  ou par sa propre infamie. La pure lumière de la science elle-même semble avoir besoin, pour resplendir, des ténèbres de l’ignorance. Toutes nos inventions et tous nos progrès ne semblent avoir d’autre résultat que de doter de vie et d’intelligence les forces matérielles et de ravaler l’homme et sa vie au niveau d’une force matérielle.

Puis il parle longuement de La Commune de Paris, véritable gouvernement de la classe ouvrière, porteur de beaucoup d’espoirs.

La Commune, clament-ils [le propriéaire foncier et le capitaliste], entend abolir la propriété, base de toute civilisation ! Oui, Messieurs, la Commune entendait abolir cette propriété de classe qui fait du travail du grand nombre la richesse d’une minorité. Elle visait à l’expropriation des expropriateurs. Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité transformant les moyens de production, terre et capital, aujourd’hui essentiellement moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. Mais c’est du communisme, de l’«impossible» communisme ! Eh bien, ceux des classes dominantes qui sont assez intelligents pour comprendre l’impossibilité de perpétuer le système actuel – et ils sont nombreux – sont devenus les apôtres encombrants et grandiloquents de la production coopérative. Si la production coopérative ne doit pas rester une feinte et un piège; si elle doit remplacer le système capitaliste; si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur propre contrôle et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont la fatalité de la production capitaliste – qu’est-ce donc, Messieurs, sinon du communisme, du très «possible» communisme ?

L’histoire de la Commune se terminera dans un bain de sang… Ce que Marx en raconte donne envie de lire son histoire, ce doit être passionnant. Au passage, les élus du peuple étaient révocables à tout moment : si un type élu (représentant du peuple) ne fait pas ce pour quoi il a été élu, il est préférable de le virer tout de suite sans attendre la fin du mandat. Nous devrions nous en inspirer, cela rapporcherait les hommes politiques du peuple…

La clef est donc l’abolition de la propriété individuelle… Mais que se passe-t-il après ?  serons-nous tous payés pareil, que l’on bosse ou pas ? La réponse de Marx semble bien illusoire au regard du comportement humain :

Mais tel individu est physiquement ou intellectuellement supérieur à tel autre, et fournit donc en un même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps qu’un autre. Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité, sinon il cesserait de faire fonction d’étalon. Ce droit « égal » est un droit « inégal » pour un travail inégal. Il ne reconnait aucune distinction de classe, étant donné que chacun est un travailleur comme un autre, mais il reconnait tacitement l’inégalité des talents individuels, et, par suite, des capacités productives comme des privilèges naturels. C’est donc, d’après son contenu, un droit de l’inégalité, comme tout droit. […] De plus : un ouvrier est marié, un autre non; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc. À égalité de travail et par conséquent à égalité de participation au fond social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.
Mais ces inconvénients sont inévitables dans la première phase de la société communiste, quand elle ne fait que sortir de la société capitaliste après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que la structure économique de la société et le développement culturel qui en dépend.

Car voilà, il y aura une deuxième phase :

Dans un phase supérieure de la société communiste, lorsque auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écriure sur ses drapeaux : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !».

Cela semble très utopique, et peu en accord avec la nature humaine telle qu’on la connait. Ce que ne manque pas de remarquer Bakounine ( révolutionnaire anarchiste, apôtre du socialisme libertaire) :

Ainsi, en résultat : conduite de la grande majorité de la classe populaire par une minorité privilégiée. Mais, cette minorié, disent les marxistes, sera composée d’ouvriers. Oui, permettez, d’anciens ouvriers, mais qui, dès qu’ils ne sont plus représentants ou sont devenus gouvernants du peuple, cessent d’être des ouvriers… et regarderont du haut (de l’État) tout le monde ouvrier du commun; ils ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions au gouvernement du peuple. Celui qui douterait de cela ne connaît rien à la nature humaine.

Plutôt bien vu ! mais Marx n’est évidemment pas d’acccord, et postule que l’homme évoluera naturellement une fois l’ancienne société sera renversée. L’homme nouveau tant attendu par les révolutionnaires (comme le Che, qui y faisait souvent référence) : malheureusement, on attend toujours.

Voilà, je pourrai continuer ainsi longtemps, le livre est très intéressant et pas trop difficile à lire, en dehors de quelques passages trop « théoriques ».

Les observations de Marx sur la société sont vraiment percutantes, et toujours d’actualité. Son message est un messsage de liberté, le souhait d’une société humaine où l’homme enfin s’épanouit. L’ouvrage se termine par un chapitre intitulé « Vers le loisir créateur » qui n’est pas sans faire penser à un débat récent de notre société :

La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l’étalon de mesure ne sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. Adopter le temps de travail comme étalon de la richesse, c’est fonder celle-ci sur la pauvreté; c’est vouloir que le loisir n’existe que dans et par l’opposition au temps de surtravail; c’est réduire le temps tout entier au seul temps de travail et dégrader l’individu au rôle exclusif d’ouvrier, d’instrument de travail. C’est pourquoi le machinisme le plus perfectionné force l’ouvrier à consacrer plus de temps au travail que ne l’a jamais fait le sauvage de la brousse ou l’artisan avec ses outils simples et grossiers.

Et le socialisme dans tout ça ?

Je prolonge cet article suite à la remarque concise de Michel (voir le premier commentaire) : pas un mot sur le socialisme. C’est vrai, et je m’étais même fait la réflexion en terminant l’article hier : le mot est tout de même dans le titre du bouquin…

Pour ce que j’en comprend, Marx se méfie de toute instance détenant la vérité et édictant les régles à observer. Comme dit dans la première citation, la révolution est un mouvement, naturel, inéluctable. Qu’un parti se nomme communiste ou socialiste, il n’a pas l’air d’en faire grand cas, ni grande différence…
Il faut aussi se rappeler ce qu’est le socialisme (ou le communisme) mi-XIXe siècle : une idée, une philosophie… des expérimentations commes celles d’Owen avec la manufacture de New Lanark (merci à Michel Onfray et son université populaire de Caen grâce qui j’en avais entendu parler…).

Mais j’ai ré-ouvert le bouquin, et voilà quelques extraits plutôt explicites :

De même que les économistes sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes ou les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire. Tant que le prolétariat n’est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que par conséquent la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n’a pas encore un caractère politique […] ces théoriciens ne sont que des utopistes qui […] improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice. Mais à mesure que l’histoire marche et qu’avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n’ont plus besoin de chercher la science dans leur esprit, ils n’ont qu’à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et s’en faire l’organe. Tant qu’ils cherchent la science et ne font que des systèmes, tant qu’ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement historique, et s’y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d’être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire.

Les systèmes authentiquement socialistes et communistes, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, de Owen, etc., surgissent dans la première phase, encore rudimentaire, de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Les inventeurs de ces systèmes aperçoivent, il est vrai, l’antagonisme des classes, ainsi que l’action des éléments dissolvants au sein même de la société dominante. Mais ils ne discernent du côté prolétariat aucune spontanéité historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre.
Comme le développement de l’antagonisme de classes marche de pair avec le développement de l’industrie, ils ne découvrent pas davantage les conditions matérielles de l’émancipation du prolétariat; dès lors, ils se mettent en quête d’une science sociale, de lois sociales, à la seule fin de créer ces conditions.
Leurs inventions personnelles doivent suppléer ce que le mouvement social ne produit point; les conditions historiques de l’émancipation prolétarienne, c’est l’histoire qui les donne, mais ils préfèrent les tirer de leur imagination; à la place de l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, ils voudraient organiser la société suivant un plan imaginé à cet effet. L’histoire future du monde se résout pour eux dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société.
[…]
C’est pourquoi ils repoussent toute action politique et surtout toute action révolutionnaire; ils veulent atteindre leur but par des moyens pacifiques et ils essayent de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par des expériences limitées qui, naturellement, sont vouées à l’échec.
Mais les écrits socialistes et communistes renferment également des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans tous ses fondements. Ils ont fourni, par conséquent, des matériaux d’une grande valeur pour éduquer et éclairer les travailleurs.
[…]
L’importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison inverse du développement historique. À mesure que la lutte des classes se développe et prend forme, tous ces vains efforts pour s’élever au-dessus de la mêlée, toute cette contestation chimérique perdent toute valeur pratique, toute justification théorique. C’est pourquoi, si à beaucoup d’égards les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes formées par leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ils maintiennent les vieilles idées de leurs maîtres en face de l’évolution historique du prolétariat. Logiques avec eux-mêmes, ils cherchent donc à émousser la lutte des classes et à concilier les oppositions. Ils rêvent toujours à la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales.

Là encore, cela n’a rien perdu en 150 ans… et Marx croit en la révolution.

2 réflexions sur « Karl Marx – Révolution et socialisme »

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