Philip K. Dick, simulacres et illusions – Richard Comballot, Philip K. Dick

Philip K. Dick, Simulacres et illusions - Philip K. DICK, Richard COMBALLOTJ’avais entendu parler de ce livre un matin sur France Culture, il venait de sortir, et quelques jours plus tard, je le commandais chez le libraire, malgré le prix de 28 €. Bien m’en a pris, puisque près un an après, il est aujourd’hui épuisé !

Et quel livre ! l’objet est vraiment magnifique… Ce que je ne savais pas, c’est que ActuSF, l’éditeur, avait lancé une campagne de financement participatif pour finaliser le projet sur la plateforme Ulule. Les objectifs ont été atteints, et le projet a pu être réalisé avec toutes les options : couverture cartonnée, jaquette et signet.

Le contenu est également très soigné, avec beaucoup d’images des couvertures des œuvres de PKD au fil des pages, des photos de l’auteur, rendant la lecture agréable. La maison d’édition  nous présente ainsi la monographie (c’est-à-dire une étude détaillée) :

À travers des interviews rares et parfois même inédites, ainsi que des articles écrits spécialement pour l’occasion par des spécialistes français (Étienne Barillier, Jacques Mucchielli, Olivier Noël…), cette monographie se propose de porter un regard neuf sur l’auteur d’Ubik, avec des documents exceptionnels venus du monde entier (et notamment de l’une de ses femmes, Tessa Dick). On y découvre Philip K. Dick tout au long de sa carrière et sur des aspects essentiels et étonnants de son œuvre : son rapport au mystique et à la drogue, les adaptations ciné, l’auteur de littérature générale, etc.

C’est vraiment une somme de connaissance sur Philip K. Dick, et on en apprend beaucoup au fil de interviews et des articles sur le personnage. Il en ressort que le personnage était très érudit, possédant une culture impressionnante. Loin des clichés d’allumé à quoi on le résume souvent. Bref, un livre passionnant et magnifiquement réalisé, un « must have » pour les fans de Philip K. Dick.

On trouve donc dans cette monographie beaucoup de choses, comme :

  • Le premier chapitre est une synthèse biographique de Gilles Goulet, forcément passionnante.
  • Un interview de sa femme Tessa (où l’on voit qu’elle est aussi un peu allumée…).
  • Un chapitre de Olivier Noël (voir son blog Fin de partie) tentant de décrire et d’expliciter « la trilogie divine » (une tâche pour le moins ardue !), qu’il décrit lui-même comme « mes assez singuliers Fragments sur l’idiot cosmique ».
  • On apprend que Robert Silverberg a écrit un hommage à Philip K. Dick, « La Substitution », paru dans un recueil de nouvelles (apparemment moyennes) Compagnons secrets.
  • Un chapitre sur les adaptations de Philip K. Dick à l’écran (en général décevantes, car se servant certes de l’idée du roman ou de la nouvelle, mais ensuite privilégiant souvent le spectaculaire, Hollywood oblige). La plus aboutie est certainement celle de Blade Runner (Dick meurt quelques mois avant la sortie du film).
  • Le dernier chapitre « Philip K. Dick dans ses propres termes », où l’auteur commente lui-même trente de ses œuvres de science-fiction !

Il s’est mis à écrire de la SF parce que c’était à l’époque facile de se faire publier dans les fanzines très à la mode, mais a aussi écrit plusieurs romans (qui ne seront pour certains publiés que lorsqu’il sera reconnu). Comme par exemple « Confession d’un barjo », écrit en 1960 et finalement publié en 1975 ; ce roman fut d’ailleurs adapté à l’écran par Jérôme Boivin, avec Hippolyte Girardot, sorti en 1992. Hélas, et pour une raison inconnue, il n’est jamais sorti en DVD… Impossible donc de le visionner. 🙁

Il a toujours vécu modestement. À une époque (1971), il vivait dans un quartier pauvre, où « croiser un flic faisait peur », et entre deux mariages, sa maison accueillait tous les paumés du quartier. Cela change votre vision de la société, et permet accessoirement de connaître les délires de ce genre de personnes ! C’est à ce moment qu’il devient parano, tente de se suicider et suit une cure de désintoxication.

Il aura des visions… la première, en 1963, une vision « du mal absolu » :

Un jour, comme je marchais tranquillement sur la petite route menant à ma cabane, en me faisant une fête de ces huit heures d’isolement le plus complet, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai vu un visage. Enfin, je ne l’ai pas vraiment vu, mais il était là, et il n’était pas humain. C’était la face du mal absolu […]. Gigantesque, il emplissait un quart du ciel. Il arborait des fentes aveugles à la place des yeux ; il était tout en métal, il était cruel et, pire que tout, il était Dieu.

Dick est terrorisé, d’autant plus que la vision persiste pendant plusieurs jours. Ce visage, qui deviendra celui de Palmer Eldritch dans le chef-d’œuvre « Le Dieu venu du Centaure » (1964), lui semble celui de Satan. Effrayé, il cherche refuge dans le christianisme : « Percevant là une déité malveillante, je voulais être rassuré par l’existence d’une déité bienveillante plus puissante. » Toute la famille suit des cours de catéchisme et se fait baptiser début 1964.

Et des années plus tard, plusieurs visions vont le changer jusqu’à la fin de sa vie :

20 février 1974. Dick vient de se faire extraire une dent de sagesse. Pour calmer sa souffrance, il se fait livrer à domicile un antalgique. Il ouvre à la livreuse, une fille très brune et très belle, portant au cou un pendentif en forme de poisson. Sur sa demande, elle lui explique qu’il s’agit du signe de reconnaissance utilisé par les premiers chrétiens. C’est pour lui le point de départ d’événements qui dureront plus d’un mois et dont il cherchera l’explication jusqu’à la fin de sa vie, doutant de leur réalité, brassant et retournant les hypothèses et les interprétations.
Ce signe du poisson déclenche en effet une série de visions. Il est le sujet d’un anamnèse (« rétablissement de la mémoire »), se souvenant d’avoir été un chrétien du 1er siècle.

C’est à partir de cette époque qu’il écrit sa trilogie divine (« S.I.V.A », « L’invasion divine », et « La transmigration de Timothy Archer »), tout en écrivant l’Exégèse, texte monumental sur son œuvre dont une seule partie est publiée aux États-Unis. Ce n’est plus de la science-fiction ! J’avais personnellement décroché à la lecture S.I.V.A, une œuvre tout de même bien « barrée »… Ce que j’ai appris dans ce livre, c’est que Dick non plus ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, et son Exégèse était justement destinée à essayer de comprendre.

Dans ses « Fragments sur l’idiot cosmique », Olivier Noël explique :

Que s’est-il vraiment passé en 1974 ? Lawrence Sutin a dans son livre émis l’hypothèse, somme toute très convaincante, que Philip K. Dick souffrait d’une épilepsie du lobe temporal (également appelé syndrome de Geschwind) : hypergraphie, hyperreligiosité, absence de sexualité, émotivité, sentiment de culpabilité, agressivité, sentiment d’une destinée personnelle, hypermoralisme, paranoïa, obsession, etc. L’hypothèse épileptique avancée par Sutin semble définitivement concluante mais, bien que le délire psychotique s’origine dans un dysfonctionnement neurologique, il n’en fait pas moins sens (il ne faut pas confondre, rappelait le psychiatre helvète Binswanger, le « point de départ » biographique avec une « cause »).

Reste une chose étrange : lors d’une de ces visions, Dick a la révélation que son fils Christopher souffre d’une hernie inguinale qui peut lui être fatale. Le gamin est emmené à l’hôpital… Le diagnostic est confirmé, et le gamin opéré.

Concernant sa consommation de drogues, Gilles Goulet nous dit :

C’est plus tard dans l’année (1964) que Dick –à qui, encore de nos jours, colle à la peau l’image du dingue à la cervelle cramée par les drogues, et dont beaucoup ont prétendu que Le Dieu… avait été écrit sous acide – s’initie au LSD, dont il ne connaît les effets qu’à travers la lecture d’un ouvrage d’Aldous Huxley. Il  a un très mauvais trip : « je suis allé directement en enfer […]. Le décor s’est gelé, il y avait d’énormes blocs rocheux,  un martèlement sourd quelque part, c’était le jour de colère et Dieu me jugeait pour mes péchés. Et ça durait, ça durait, des milliers d’années, et ça n’allait pas mieux, ça ne faisait qu’empirer. J’étais en proie à une atroce douleur physique et les seules paroles que je pouvais prononcer étaient en latin ».  On comprend pourquoi il n’y retouchera guère (en une seule occasion en fait). Tordons donc encore le cou à cette réputation de junkie (réputation dont il était lui-même en partie responsable) : tous les témoignages concordent sur le fait que hormis des expériences ponctuelles, Dick n’a jamais carburé qu’aux médicaments (tranquillisants, myorelaxants, antispasmodiques) et surtout, surtout, aux amphétamines.

Plus loin, dans l’interview de Charles Platt, Dick confirme :

Les seules drogues dont il m’est arrivé de faire régulièrement usage sont les amphétamines, qui m’aidaient à écrire autant que je le devais pour gagner ma vie. J’étais tellement peu payé pour un livre que j’écrivais qu’il me fallait en produire un très grand nombre. J’avais une femme extrêmement dépensière et des enfants… Elle voyait une nouvelle voiture dont la ligne lui plaisait, et hop, elle l’achetait… Selon la loi californienne, j’étais légalement responsable de ses dettes et j’écrivais par conséquent comme un fou. Je crois être arrivé à un point où j’ai pondu seize romans en cinq ans. Mon rythme était de soixante pages achevées par jour, et le seul moyen d’y arriver était de prendre de amphétamines – conformément au traitement qui m’était indiqué. J’ai finalement cessé d’en prendre, et je n’écris plus autant qu’autrefois.

L’interview de Charles Platt est d’ailleurs très intéressante sur la genèse de l’univers de Philip K. Dick. D’abord, comme l’influence de A. E. van Vogt et Le monde des à :

Un moment est venu où j’ai eu le sentiment que le science-fiction était quelque chose de vraiment important. Le monde des à de Van Vogt… il y avait là-dedans quelque chose qui me fascinait complètement. Ça avait une qualité mystérieuse, ça faisait entrevoir de choses inouïes, il s’y présentait des problèmes qui n’étaient jamais complètement résolus. Je trouvais que ça avait une qualité prophétique ; c’est de là que m’est venu l’idée d’une mystérieuse qualité de l’univers qui pouvait être abordée dans la science-fiction. Je me rends compte à présent que ce que j’apercevais vaguement était une sorte de monde métaphysique, un royaume invisible de choses à peine entrevues, ce que les gens du moyen Âge, finalement, percevaient comme le monde transcendant, le prochain monde.

Puis celle de C. G. Jung et l’idée de projection :

Je ne sais pas si Van Vogt admettrait qu’il  est essentiellement un explorateur du surnaturel, mais tel est l’effet qu’il a produit sur moi. Je commençais à comprendre que ce que nous percevions n’était pas ce qui était effectivement là. J’étais intéressé par l’idée jungienne de projection – ce que nous expérimentons comme extérieur à nous peut en réalité être une projection de notre inconscient, ce qui signifie que le monde de chaque individu doit être quelque peu différent de celui de chaque autre individu, parce que le contenu de chaque inconscient individuel est dans une certaine mesure unique.

Il retrouve à peu près la même idée dans Héraclite :

Ce que je tentais de faire dans ce livre [Le temps désarticulé], c’était de donner une idée de la diversité des mondes dans lesquels vivent les gens. Je n’avais pas encore lu Héraclite, à l’époque, je ne connaissais pas son concept d’ideos kosmos, le monde privé, opposé au koïnos kosmos, que nous partageons tous. Je ne savais pas que les pré-socratiques avaient commencé à faire ce genre de distinction.

Enfin l’idée d’un monde objectif et d’un monde subjectif, avec une explication des procès staliniens que je trouve très pertinente :

Glissement de temps sur Mars représente exactement ce que je voulais écrire. L’histoire repose sur le postulat, si important pour moi, que non seulement chacun de nous vit dans un monde en quelque sorte unique, résultat de son propre contenu psychologique, mais que le monde subjectif d’un individu particulièrement puissant peut empiéter sur celui d’un autre individu. Si je peux vous faire voir le monde comme je le vois, alors vous penserez automatiquement comme je pense. Vous aboutirez aux conclusions qui sont les miennes. Et le plus grand pouvoir qu’un être humain puisse exercer sur les autres consiste à contrôler leurs perceptions de la réalité et à compromettre l’intégrité et l’individualité de leur monde. C’est ce qui se passe, par exemple, en psychothérapie. J’ai subi une thérapie de choc au Canada. Vous avez un tas de gens qui vous gueulent après, et soudain le mystère des procès d’épuration de Moscou, dans les années trente, s’éclaircit – qu’est-ce qui pouvait bien amener un individu à se lever et à avouer du ton le plus sincère qu’il avait commis un crime pour lequel il n’y avait d’autre punition que la mort ? Eh bien, la réponse réside dans l’incroyable pouvoir que possède tout groupe d’êtres humains d’envahir le monde d’un individu et de déterminer l’image qu’il a de lui-même jusqu’à la faire coïncider avec celle qu’ils ont de lui.

Toujours dans le même interview, il explique le choix des personnages de ses romans, du type « anti-héros »  :

La plus grande menace du XXe siècle, c’est l’État totalitaire. Il peut prendre bien des formes : le fascisme de gauche, les mouvements spirituels, les mouvements religieux, les centres de réhabilitation pour toxicomanes, les gens au pouvoir, ceux qui nous manipulent… ou il peut provenir de quelqu’un qui est psychologiquement plus fort que vous. Au fond, je plaide la cause de ces gens qui manquent de force. Si j’étais fort moi-même, je ne ressentirais probablement pas cela comme une menace de taille. Je m’identifie aux gens faibles ; c’est une des raisons pour lesquelles mes protagonistes sont essentiellement des anti-héros. Ce sont pour ainsi dire des perdants ; encore que j’essaie de les pourvoir de qualités qui leur permettent de survivre. En même temps, je ne veux pas les voir développer des stratégies de contre-attaque qui les feraient passer à leur tour dans le camp des exploiteurs et des manipulateurs.

Dans un entretien avec Bernard Blanc et Yves Frémion, il décrit ainsi l’évolution de la politique aux États-Unis (l’interview date de 1977, soit peu de temps après l’élection de Jimmy Carter à la présidence des États-Unis). La vision historique des forces politiques est intéressante… pour la suite, nul n’est prophète en son pays ! :

Au début, notre gouvernement était gouverné par l’aristocratie du Sud, les Virginiens comme Thomas Jefferson, qui étaient beaucoup plus indulgents, beaucoup plus bienveillants que les gens de la Nouvelle-Angleterre. Cette aristocratie du Nord, d’une intolérance farouche, a succédé à l’aristocratie du Sud. Puis, récemment, les Américains ont vu naître une troisième force politique, celle de la côte ouest de la Californie, les gens du pays de l’orange, qui étaient complètement dépourvus d’idéologie, cupides, avides de pouvoir, sans aucun scrupule, sans aucune moralité. Les Américains ont été tellement choqués quand ils ont réalisé cela qu’ils ont brutalement remis en question la vie politique de ces trente ou quarante dernières années et qu’ils sont revenus au bon vieux style gouvernemental du Sud. Je pense que grâce  son prestige dans le monde et à son énorme pouvoir, l’Amérique va favoriser la mise en place de gouvernements plus indulgents, plus tolérants, plus démocratiques, dans les autres pays, et que la tendance qu’elle a eu d’installer des dictatures et des régimes totalitaires comme ça a été le cas au Chili, au Guatemala, en Bolivie, en Argentine et au Brésil, que cette tendance donc va être inversée et que le gouvernement américain ne soutiendra plus les groupes fascistes d’extrême droite, ne les aidera plus financièrement, ne leur accordera plus son prestige. Je pense et j’espère que c’est ce qui va se passer.

Philip K. Dick (1928-1982) est un auteur américain de romans, de nouvelles, et d’essais de science-fiction. Il a reçu le prix Hugo pour « Le maître du Haut Château » et le prix John Wood Campbell Memorial pour « Coulez mes larmes, dit le policier ».

Richard Comballot, né en 1965, est un spécialiste entre autres de la science-fiction hexagonale, et bien sûr de Philip K. Dick.Il a publié plus de cinquante entretiens ave les principaux auteurs français de science-fiction et de fantastique, désormais rassemblés en volumes : Voix du futur (2010), Clameurs (2014). Il a en outre piloté une quarantaine d’anthologies et de recueils de nouvelles pour de nombreux éditeurs.

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