Gonzo Highway – Hunter S. Thompson

Gonzo Highway - Hunter S. Thompson Avant de parler du livre, admirez le magnifique Stetson en pur bacon de la couverture ! Serait-ce de l’art gonzo ? [photo de staudinger+franke].

Revenons au bouquin, qui est un recueil de lettres de ce cher Hunter S. Thompson (voir cet article), ce dernier écrivant beaucoup et à propos de tout, les tapant sur sa machine à écrire en prenant soin d’en faire une copie sur papier carbone… dans l’espoir que ses lettres seraient un jour publiées en témoignage de sa vie et de son époque. C’est exactement ce qui s’est passé.

Le recueil fait plus de 600 pages, et traite des années 1955 à 1976. L’occasion de revoir les événements qui ont marqué l’Amérique durant cette période (assassinat de Kennedy, mouvement hippie, émeutes de Chicago, Vietnam, Watergate, mouvement afro-méricain), et bien sûr la carrière de Hunter S. Thompson, pigiste pour de nombreuses revues ou journaux et jeune écrivain se battant avec son éditeur (il va galérer longtemps avant de devenir un écrivain reconnu).

Il écrit tous azimuts : Faulkner, Nixon, Carter, Joan Baez, Tom Wolfe, Nelson Algren, Allen Ginsgerg, mais aussi à son dentiste, ses créanciers, son rédacteur en chef du moment… ou encore il fait une très belle réponse à un jeune adolescent qui vient de lire son bouquin sur les Hell’s Angels et qui s’enthousiasme pour cette bande de hors-la-loi.

On y trouvera également deux articles de fond qu’il a publié : l’un sur « Big Sur » (en Californie, endroit où se retrouvèrent les beatniks), et l’autre sur le mouvement hippie à San Francisco (quartier Haight-Ashbury). Deux articles qui montrent son talent d’écrivain et la clairvoyance qu’il peut avoir sur les choses.

On le disait fou, alcoolique, drogué… et certes, le personnage est entier, excessif, moqueur, les insultes ne manquant pas au fil de ces lettres. Mais à travers elles, le personnage qui apparaît se révèle entier, fidèle à ses idées, et rejetant toute idée de compromission, comme par exemple sur le métier de journaliste :

J’ai fait une croix sur le journalisme à l’américaine. Le déclin de la presse américaine est depuis longtemps une évidence, et mon temps est trop précieux pour que je le gâche à essayer de fourguer à « l’homme de la rue » sa ration quotidienne de clichés.

Sa colère est toute entière tournée vers le déclin de l’Amérique, et la fin du rêve américain, autrement dit l’avènement d’une société de consommation complaisante, de politicards véreux, etc…

Bonus en fin d’article, la liste des dix meilleurs albums des années 60 selon Hunter S. Thompson !

Lorsqu’il apprend l’assassinat du président Kennedy en 1963, il écrit à un ami :

Il n’y a pas âme qui vive à huit cent bornes à la ronde à qui je puisse communiquer quoique ce soit — surtout pas la crainte et le dégoût que je ressens après le meurtre d’aujourd’hui. Bon Dieu, je vais tourner maboul à force rester muet… Je suis devenu un sphinx psychotique — j’ai envie de tuer faute de pouvoir parler. […] Nous entrons dans une ère de merde : le président Johnson et le durcissement des artères. Ni tes mômes ni les miens ne pourront jamais comprendre ce que Gatsby recherchait. Fini tout ça. Ça t’échappe, bien sûr, car tu t’en tiens à la première couche, la plus superficielle. Tu peux  balancer ton « réalisme » à la décharge. […] J’ai écrit à Semonin, ce petit rigolo de marxiste en chambre, qu’il devrait demander à ses gars d’acheter des balles pour leur flingues. Et qu’il oublie la dialectique. C’est la fin de la raison, le moment le plus cradingue de notre époque. […] Quoiqu’il en soit, ce jour marque la fin d’une ère. La fin du fair-play. À partir de maintenant, tous les coups sont permis, et ça ne va pas être joli à voir. Les tarés ont brisé le grand mythe de la décence américaine. On peut me compter dans les rangs de ceux qui vont prendre les armes — et s’il faut jouer vicieux, alors on va jouer vicieux

Concernant Las Vegas parano, une question qui revient souvent est celle qui consiste à savoir s’il a tout inventé ou s’il l’a vraiment fait, comme pour son roman sur les Hell’s angels. Voici ce qu’il déclare :

En tant que pur journalisme gonzo, ça ne fonctionne pas du tout — et, dans le cas contraire, il me serait impossible de l’admettre. Il faudrait être positivement dément pour avoir écrit un truc comme ça et prétendre que c’est une histoire vraie.

Dans le genre loufoque, il écrit par exemple à Larry O’Brien, conseiller spécial du président (Lyndon Johnson) pour lui demander d’être nommé gouverneur des Samoa-Américaines… Quand il reçoit une réponse l’informant que sa proposition sera dûment étudiée, il répond aussi sec :

Cher M. O’Brien,
Mille mercis pour votre lettre du 17 juin. Dès réception de la dite, je me suis rendu chez Brook Brothers où j’ai fait l’achat de plusieurs costumes en lin blanc et autres effets associés à la fonction de gouverneur des Samoa-Américaines.
Pouvons-nous d’ores et déjà convenir d’une date ? Lyndon est-il conscient de l’importance du calendrier pour une telle opération ? Il serait de mauvais augure qu’un gouverneur fût nommé à l’automne. Je sais comment raisonnent les peuples tropicaux. Ils font grand cas des saisons. Il faut que le nouveau gouverneur arrive à la floraison des arbres, pendant le frai du poisson, lorsqu’à l’horizon le soleil vire à l’orange, côté Chine, le soir dans le ciel. Aucune autre période ne convient. […]
Merci de me répondre sur-le-champ. Compte tenu de la situation en Extrême-Orient, la nomination d’une personnalité forte dans le Pacifique aura un impact déterminant sur nos relations extérieures. Un changement décisif.

Il exècre les politicards, et ne fera pas de cadeau à Nixon, le suivant dans sa campagne de 1972 (Fear and Loathing: On the Campaign Trail ’72). À propos du racisme, voici ce qu’il déclare :

Je n’ai jamais prêté la moindre attention au problème Noir/Juif/Wasp ; ça me semble être une perte de temps et d’énergie. Les préjugés auxquels moi je me heurte sont depuis toujours sont d’ordre plus général, ils balaient un champ bien trop large pour rester dans le cadre de limitations raciales. Il est clair pour moi — et ce depuis que j’ai une dizaine d’année — que la plupart des gens sont des salauds, des voleurs et, oui — même des enculeurs de porcs.

Il se présentera même aux élections pour être shérif dans le Colorado, à Pitkin, où il demeure. Son parti s’appelle le « Freak Power Movement »…

J’ai l’intention de mener une rude campagne pour devenir shérif & faire tourner en bourrique les enculés.

Concernant le poste que je brigue, l’affaire est déjà entendue. Et la seule question qui subsiste est de savoir combien de freaks, tarés, camés, criminels, anarchistes, beatnicks, braconniers, wobblies, motards et autres individus de confession bizarre sortiront de leur trou et voteront pour moi.

Pour une raison qui préoccupe l’auteur que je suis, je n’ai pas réussi à clairement faire comprendre que j’utilise le mot freak dans un sens positif et sympathique. Dans le contexte sinistre et effroyablement éclaté de l’Amerika de 1070, beaucoup de gens commencent à comprendre qu’être un freak est une option honorable.
Le truc, en fait, c’est que nous ne sommes absolument pas des monstres — des freaks — au sens littéral. Les réalités tordues du monde dans lequel nous essayons de vivre se sont combinées pour que nous nous sentions entrer dans la peau de freaks. Nous discutons, nous manifestons, nous faisons des pétitions — mais rien ne change.
Si ben que, maintenant, à l’heure où le reste de la nation subit les bombes et les assassinats politiques, une poignée de freaks tentent une expérience définitive, peut-être atavique, dans l’idée d’imposer un changement par le vote… et s’il faut appeler ça le Freak Power, ma foi… qu’à cela ne tienne.

Il faudra une coalition de dernière minute entre républicains et démocrates pour le faire échouer, le Freak Power Movement récoltant 40% des votes..

À un jeune adolescent qui vient de lire son livre sur les Hell’s Angles et qui lui écrit pour lui dire que c’est génial, et que dès qu’il sera en âge de passer son permis, il s’achètera une grosse Harley pour rejoindre la Californie, Hunter S. Thomson lui répond ceci :

Merci pour ta chouette lettre. Je l’ai reçue ce matin. Et je me suis dit qu’il fallait que je t’envoie un mot avant que tu te laisses embarquer par les Angels. J’apprécie les bons trucs que tu me dis sur le livre, mais jamais au grand jamais je n’ai eu l’intention de faire de la propagande pour les Angles, ni pour toute autre secte. Tu as bien mieux à faire que de te perdre dans ce genre d’histoire. Pas nécessairement parce que c’est mal, ou moche, ou je ne sais quoi… mais parce que tu m’as l’air suffisamment brillant pour te lancer dans un truc à toi, sans avoir à rejoindre un clan qui existe déjà. […] Mieux vaut créer ses propres schémas que de tomber dans les ornières creusées par d’autres. Dis-toi bien que, si tu peux faire une chose mieux que quiconque, tu en auras la vie grandement facilitée, en ce bas monde — un monde pas commode, quand tu commences à le connaître un peu, où des gens capables de rouler en Harley, ce n’est pas ça qui manque… surtout en Californie. Les meilleurs des Angels — les types avec qui tu pourras avoir envie de t’asseoir pour discuter — sont presque tous passés à autre chose après avoir fait un tour de piste. Ceux qui y restent sont presque tous incapables de faire autre chose, et ils n’ont rien à raconter. Ils ne sont pas dégourdis, ni marrant, ni courageux, ni même originaux. Ce sont juste des Vieux Cons, et ça, c’est bien pire qu’être un Jeune Con. Ils ne sont même pas heureux ; la plupart d’entre eux détestent la vie qu’ils mènent, mais ils ne peuvent pas se l’avouer, parce qu’ils ne sauraient pas où aller, ni quoi faire d’autre. C’est ça qui les rend mauvais… et inutiles, parce que des connards méchants, en ce bas monde, ce n’est pas non plus ce qui manque. […]
Le secret, pour ne pas tomber dans le panneau, c’est d’avoir un truc à toi… Un talent particulier, quelque chose que tu sais faire, que les autres seront bien obligés de respecter. Ainsi tu pourras rouler en bécane quand ça te chante, et quitter le peloton quand ça te chante. Crois-moi, c’est la meilleure façon de s’en tirer. C’est la différence entre mener sa propre barque et être un mouton dans le troupeau. Peut-être qu’aujourd’hui, tu considères que ce n’est pas très important, mais d’expérience, je peux te dire que ça l’est.
Bon je ferme mon clapet. C’est juste que je ne veux pas que tu m’en veuilles, dans dix ans, pour t’avoir filé un tuyau pourri. Tout ce que j’essaye de dire, dans le fond, c’est très bien, sois un hors-la-loi… mais sois-en un à ta façon, pour des raisons qui t’appartiennent en propre, et je t’en supplie, ne foire pas le coup aussi pitoyablement que les Angels.
Amitiés,
Hunter S. Thompson

Pas mal non ? Enfin, bonus du bouquin quand John Lombardi (journaliste de Rolling Stone) lui demande quels seraient selon lui les dix meilleurs albums des années 60 :

  1. Herbie Mann : Memphis underground (1969)
  2. Bob Dylan : Bringing it all back home (1965)
  3. Bob Dylan : Highway 61 revisited (1965)
  4. Grateful Dead : Workingman’s dead (1970)
  5. Rolling Stones : Let it bleed (1969)
  6. Buffalo Springfield : Buffalo springfield (1967)
  7. Jefferson Airplane : Surrealistic pillow (1967)
  8. Les albums de l’inventif jazzman Roland Kirk en général
  9. Miles Davis : Sketches of Spain (1959)
  10. Sandy Bull : Inventions (pour guitare, banjo, oud, basse Fender, guitare électrique) (1965)

Autres articles sur le blog à propos de Hunter S. Thompson :

Hunter S. Thompson (1937-2005) était un journaliste et un écrivain américain de tempérament rebelle, fêtard et provocateur. Il inventa le principe du journalisme gonzo, méthode d’investigation basé sur l’immersion dans un milieu, n’hésitant pas à prendre drogues et alcools quand il le faut, écrivant le récit à la première personne sans chercher une pseudo objectivité. Il se donnera la mort le 20 février 2005, à son domicile d’Aspen (Colorado).

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