Les années – Annie Ernaux

Les années - Annie Ernaux Conseillé par un libraire de Morlaix alors que j’avais épuisé les livres emmenés en vacances, ce livre m’a beaucoup plu, même si l’auteur est de Normandie. 😉

Annie Ernaux est née en 1940, et ce roman raconte toutes ces années écoulées depuis sa naissance dans un petit bourg de Normandie jusqu’à nos jours. Mais là où ça devient intéressant, c’est qu’elle ne nous raconte pas sa vie à proprement parler, mais plutôt l’époque et tous les changements survenus dans la société dans ce laps de temps. Et il s’en est passé des choses, depuis l’après-guerre, les trente glorieuses et l’arrivée société de consommation, puis mai 68, Mitterrand…

Elle utilise le « on », le « nous » pour retirer au récit un côté trop autobiographique, nous permettant ainsi de mieux partager tous ces changements de société, les courants de pensée qui ont traversé ces époques… Même si l’on est un peu plus jeune que l’auteur, on y retrouvera beaucoup de choses qui ont traversé également notre propre vie (voilà que j’utilise le « on » également !).

Quelques extraits :

Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome. Il faut être de son temps, disait-on à l’envi, comme une preuve d’intelligence et d’ouverture d’esprit. En classe de quatrième, les sujets de rédaction invitaient à composer sur « les bienfaits de l’électricité » ou à écrire une réponse à « quelqu’un qui dénigre devant vous le monde moderne ». Les parents affirmaient que les jeunes en sauront plus que nous.

La guerre du Vietnam était finie. Nous avions vécu tant de choses depuis son début qu’elle faisait partie de notre vie. Le jour de la chute de Saigon, on s’apercevait qu’on n’avait jamais cru possible la défaite des américains. Ils payaient enfin pour le napalm, la petite fille courant dans une rizière dont le poster ornait nos murs. On ressentait l’allégresse et la fatigue des choses enfin accomplies. Il fallait déchanter. La télévision montrait des grappes humaines agglutinées sur des embarcations, fuyant le Vietnam communiste. Au Cambodge, le bouille civilisée du débonnaire roi Sihanouk abonné au Canard enchaîné ne parvenait pas à cacher la férocité des Khmers rouges. Mao mourrait et l’on se souvenait d’un matin d’hiver où, dans la cuisine avant de partir pour l’école, on avait entendu crier Staline est mort.

Les « nouveaux philosophes » surgissaient sur les plateaux de télévision, ils ferraillaient contre les « idéologies », brandissaient Soljenitsyne et le goulag pour faire rentrer sous terre les rêveurs de révolution. A la différence de Sartre, dit gâteux, et qui refusait toujours d’aller à la télévision, de Beauvoir et son débit de mitraillette, ils étaient jeunes, ils « interpellaient » les consciences en mots compréhensibles par tout le monde, ils rassuraient les gens sur leur intelligence.  Le spectacle de leur indignation morale était plaisant à regarder mais on ne voyait pas où ils voulaient en venir — sinon à décourager de voter pour l’Union de la gauche.

On se souvenait du reproche des parents, « tu n’es donc pas heureux avec tout ce que tu as ? ». Maintenant on savait que tout ce qu’on avait ne suffisait pas au bonheur. Ce n’était pas une raison pour renoncer aux choses. Et que certains en soient écartés, « exclus », paraissait le prix à payer, un quota indispensable de vies sacrifiées, afin que la majorité continue d’en jouir.

C’est donc une fresque de la seconde moitié du XXème siècle, avec ses évènements politiques, ses évolutions de société, mais aussi l’histoire des idéaux d’une jeune personne qui se marie, divorce, se retourne parfois sur sa vie et se demande ce qu’elle en a fait. Superbe ! Et l’on comprend l’intérêt de tenir un journal tout au long de sa vie…

Annie Ernaux passe son enfance à Yvetot (Normandie). Née dans un milieu social modeste, elle devient successivement institutrice, professeure certifiée, puis agrégée de lettres modernes. En 1984, elle obtient le prix Renaudot pour un de ses ouvrages (déjà) à caractère autobiographique, La Place. Son parcours littéraire est très fortement marqué par la sociologie.

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