Tour du monde d’un sceptique – Aldous Huxley

Tour du monde d'un sceptique - Aldous Huxley En 1925, Aldous Huxley, âgé d’une trentaine d’années, entreprend un tour monde, et nous livre ses impressions à travers ce récit de voyage. A cette époque, il est journaliste et critique d’art ; il ne commencera réellement sa carrière d’écrivain qu’un peu plus tard (« Le meilleur des mondes » paraît en 1931), même s’il est passionné de littérature depuis longtemps.

En fait de tour du monde, les trois-quarts du livre sont consacrés aux Indes, à la Birmanie et la Malaisie. Puis s’enchaînent rapidement Shanghaï, un peu de Japon et les États-Unis, alors en plein essor.

Aldous Huxley est un intellectuel cultivé, un humaniste, un fin observateur que tout intéresse. Il va donc nous livrer ses réflexions, certaines sur l’art, la plupart sur le monde, les hommes, la société, parfois avec humour, et c’est un plaisir de le lire : certes c’est bien écrit, mais surtout ce sont des réflexions personnelles qu’il nous fait partager. Ce qui ne peut que nous encourager à penser par nous-mêmes ; c’est même une belle démonstration de l’état d’esprit que cela nécessite. Il écrit :

Voyager, c’est découvrir que tout le monde a tort.

Le Taj Mahal Quand il n’aime pas, fût-ce l’une des sept merveilles du monde, il le dit, comme par exemple pour le Taj Mahal : en dehors du fait qu’il soit peu sensible à la somptuosité et au pittoresque (ce qu’est essentiellement le Taj Mahal selon lui), ce sont les minarets qui le rebutent le plus : les lois religieuses exigeaient des minarets, les lois de la proportions les rendent ridiculement grêles avec leurs lourds balcons. Et c’est vrai qu’en les regardant avec cet œil critique, nombre de phares bretons sont effectivement tout aussi jolis…

Quelques extraits pour vous faire une idée :

A l’arrivée du bateau à Bombay :

On détache une douzaine de coolies, aux membres grêles comme ceux des singes-araignées, afin qu’ils roulent et hissent la passerelle. Ils l’empoignent et, simultanément, poussent un cri aigu, évidemment dans l’espoir que la passerelle, épouvantée, se mettra en place toute seule. Mais leur foi est insuffisante, la passerelle ne bouge pas. Tristement, avec force soupirs, ils se décident à pousser. C’est une méthode grossière, banale et fatigante pour faire bouger les choses,. Mais, du moins, elle réussit.

A Jaipur, un seigneur féodal lui propose une ballade à dos d’éléphant.

Notre mastodonte s’arrêta et, avec sa gravité ordinaire, se soulagea monstrueusement. L’opération terminée, il avait à peine repris sa marche, qu’une vieille femme qui était restée plantée, dans l’expectative, à la porte d’une masure au milieu des ruines, et nous nous demandions pourquoi, se précipita d’un bond sur le tas d’excréments fumants. Il y avait là, je suppose, de quoi alimenter son feu pour la cuisine de toute une semaine. Elle nous donna du « Salaam Maharaj », nous octroyant dans sa reconnaissance le titre le plus pompeux qu’elle pût trouver. Notre passage avait été pour elle comme une chute de manne soudaine et inattendue. Elle nous remerciait et bénissait le grand et charitable Jumbo pour sa munificence gargantuesque.

Notre tremblement de terre avait repris ses embardées. Je songeai aux douzaines de millions d’êtres humains pour lesquels le passage d’un éléphant diarrhéique semble un don de Dieu, un prodigieux coup de fortune. Cette idée me déprima. Pourquoi sommes-nous ici dix-huit cents millions d’hommes et de femmes, sur cette planète remarquable et peut-être unique ? A quelle fin ? Est-ce pour aller à la recherche du fumier — bouse de vache, crottin de cheval, excréments énormes et princiers des éléphants ? C’est évidemment cela, pour bon nombre d’entre nous du moins. C’était là, pensais-je, une raison qui semblait  mal appropriée à notre présence ici-bas, nous, âmes immortelles, cousins germains des anges, les propres frères de Bouddha, de Mozart et de sir Isaac Newton.

Mais un peu plus tard, je m’aperçus que j’avais eu tort de me laisser abattre par cette considération. […] Nous sommes là, c’est tout ; et comme les autres animaux, nous faisons ce que nos qualités innées et notre milieu nous permettent de faire. Notre œuvre, quand on la compare à celle des vaches et des éléphants, est remarquable. Eux, font, de façon automatique, du fumier ; nous, nous le recueillons et en faisons du combustible. Il n’y a pas là matière à déprimer ; il y a là de quoi être fiers. Pourtant, malgré le réconfort de la philosophie, je restai songeur.

Assistant au congrès panindien de Cawnpore (où se trouvait Gandhi), il explique pourquoi il n’apprécie guère les discours politiques :

Or il se trouve que j’ai le goût de l’information exacte. J’aime savoir ce que je suis en train de faire, et pourquoi. Aussi quand j’ignore une chose, c’est dans une bibliothèque que je vais me renseigner, et non dans une réunion publique. Je sais qu’à la bibliothèque je réunirai les éléments me permettant de me faire une opinion. Dans une réunion publique, au contraire, l’orateur ne me donne des faits importants qu’un choix arbitraire, et garde le meilleur de son temps et de ses forces, pour tâcher, à coups d’éloquence, de me faire adopter sa manière de voir. Le discours politique ne me sert donc à rien. Ou je connais assez la question pour que l’éloquence du politicien soit entièrement superflue, ou j’en sais si peu qu’elle est apte à m’induire dangereusement en erreur. Dans le premier cas je suis à même de me former une opinion personnelle ; dans le second, je ne le suis pas, et je n’aime pas qu’on pense pour moi.

À propos de la spiritualité hindoue :

Les admirateurs des Indes sont unanimes à louer la « spiritualité » hindoue. Je ne suis pas d’accord avec eux. A mon sens, la « spiritualité » (en fin de compte simple affaire de climat) est pour les Indes la plus grandes des calamités et la cause de tous leurs malheurs. C’est cette préoccupation des réalités « spirituelles », différentes des réalités historiques et immédiates de la vie ordinaire, qui a permis que des millions d’hommes et des millions de femmes se contentent, pendant plusieurs siècles, d’un sort indigne des êtres humains. Un peu moins de spiritualité, et les Indiens seraient déjà libres — libres de la domination étrangère et de la tyrannie de leurs propres préjugés et traditions.

À propos de Dieu qu’il exclut dans un raisonnement sur l’hygiène, il revient sur ce préjugé :

Le fait que les hommes ont eu sur Dieu des idées absurdes et évidemment fausses ne justifie pas notre effort pour éliminer Dieu de l’univers. Les hommes ont eu des idées absurdes et fausses sur presque tous les sujets imaginables. Ils ont cru, par exemple, que la terre était plate et que le soleil tournait autour d’elle. Nous n’en concluons pas que l’astronomie n’existe pas.

Ëtre libre ?

Il est délicieux d’être libre quand on a suffisamment à faire et à penser pour éviter de jamais s’ennuyer, quand le travail que l’on fait est agréable et semble (douce illusion !) de quelque utilité ; quand on a la vision nette de ce qu’on désire accomplir et la force d’esprit suffisante pour ne jamais trop dévier du but poursuivi. Il est délicieux d’être libre. Mais, parfois, je dois l’avouer, il m’arrive de regretter les chaînes dont je ne me suis pas chargé. L’envie me prend alors d’une maison pleine d’affaires, d’un coin de terre où pousseraient des choses. Je sens que j’aimerais connaître intimement un petit pays, et ses habitants, que j’aimerais les avoir connus depuis des années, toute ma vie. Mais on ne saurait être à la fois deux choses incompatibles. Qui désire la liberté doit sacrifier les douceurs de l’esclavage. Ce n’est, hélas ! que trop évident.

Voyageant en train vers Singapour, il traverse une immense forêt…

ll n’y a pas de touriste que ne hante le désir de « sortir des sentiers battus ». D’abord parce qu’il veut faire quelque chose que les autres n’ont pas encore fait. Le besoin d’être unique, d’une façon ou d’une autre, augmente au fur et à mesure de la standardisation. Des agents de publicité américains, payés pour être psychologues, ont compris ce trait pathétique de la nature de leurs contemporains. […] Tout voyageur poursuit un fantôme qui, perpétuellement, lui échappe ; il espère sans cesse découvrir un nouveau mode de vie qui soit en quelque sorte fondamentalement différent de ceux qui lui sont familiers. Il s’imagine capable, dès qu’il le rencontrera, d’entrer magiquement en contact avec cette existence merveilleuse, de la comprendre et d’y participer. […] Être dévoré par des sangsues pour courir à la poursuite de quelque chose d’aussi désespérément inaccessible que le bout de l’arc-en-ciel, cela en valait-il la peine ? Évidemment non. Et je remerciai le ciel et l’Empire britannique pour le chemin de fer FMS. Mais je continuai à souhaiter voir l’autre côté de cette cloison de verdure. Je continuai à croire, en dépit de mes propres reniements, qu’il y avait de l’autre côté quelque chose de miraculeux et d’extraordinaire.

Retour à Londres, et le moment de faire le bilan du voyage :

Le voyage est maintenant terminé et me voici revenu au point de départ, plus riche de beaucoup d’expériences, plus pauvre de nombreuses convictions perdues, de beaucoup de certitudes détruites. Convictions et certitudes ne sont que trop souvent concomitantes de l’ignorance.  [..] Quand je commençai mes voyages, je savais, ou je croyais savoir, comment les hommes devraient vivre, comment ils devraient être gouvernés et instruits, et ce qu’ils devaient croire. […] Maintenant, depuis mon retour, je n’éprouve plus de ces agréables certitudes. […] Ceux qui aiment sentir qu’ils ont toujours raison, et qui attachent une grande importance à leurs propres opinions, feraient bien de rester chez eux. En voyage, vous perdez vos convictions aussi facilement que vos lunettes, mais il est plus difficile de les remplacer.

Aldous Huxley (1894-1963) est reconnu comme un grand penseur de notre temps. Il a été un fervent défenseur des valeurs de l’humanisme, et s’est également beaucoup intéressé aux valeurs spirituelles, la parapsychologie et la philosophie mystique (il a été ami avec Krishnamurti dont il admirait les enseignements). Il a essayé la mescaline et le LSD comme moyen d’accéder à une « philosophie éternelle », et a raconté ses expériences dans « Les portes de la perception » (titre qui inspira Jim Morison pour le choix du nom du groupe de rock « Les Doors »). Sur son lit de mort, incapable de parler, il demanda par écrit à son épouse : « LSD, 100 µg, i.m. » Elle y accéda et il mourut paisiblement le matin suivant.

Une réflexion sur « Tour du monde d’un sceptique – Aldous Huxley »

  1. J’ai lu ce livre trois ans auparavant et bien après avoir vécu à l’étranger.

    Je voyage indépendament depuis plus de 15 ans.

    J’ai vécu 10 ans à l’étranger et lorsque je suis retourné en France, j’ai découvert que tout le monde à tort.

    Néanmoins, on ressent un immense plaisir de liberté parce que l’on a découvert le sens de la vie.

    Lorsque j’ai eu connaissance de ce livre, je l’ai tout de suite acheté. Je peux apercevoir un lien de ce livre avec celui du film « L’homme qui voulut etre roi ».

    Cordialement.

    John

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