Propaganda – Edward Bernays

Propaganda - Edwards Bernays Cela faisait un bout de temps que j’avais entendu parler de ce livre, souvent cité comme référence lorsqu’il s’agit de manipulation de l’opinion publique, et des débuts de la société de consommation. J’ai donc été très content de voir qu’il existait en français, et plus encore quand j’ai vu que la préface était signée de Normand Baillargeon, auteur de l’excellent Petit cours d’auto-défense intellectuelle.

En fait, c’est cette préface que j’ai le plus apprécié : Normand Baillargeon résume parfaitement toute l’histoire, le personnage, la théorie, le côté faussement naïf présenté par Edward Bernays et les dérives qui ont vite lieu, sans oublier le contexte historique.

Le livre en lui-même n’est finalement que l’argumentaire de Bernays pour se vendre, ce qui ne le rend pas moins glaçant avec son postulat de base selon lequel le peuple doit être guidé (le gouvernement invisible) ou bien carrément marrant lorsqu’il affirme le besoin de sincérité nécessaire pour que la manipulation fonctionne.

De quoi s’agit-il ?

Une nouvelle forme de publicité, mais nous sommes en 1913, et cette approche est nouvelle. Plutôt que vanter les avantages du produit ou d’une cause, il s’agit ici de créer une association avec une autre chose – d’inspiration freudienne – que le public ne pourra manquer de désirer. Pour la première fois, l’approche est scientifique : psychologie, sociologie et psychanalyse !

Car Bernays est le neveu de Freud, et l’œuvre de ce dernier est pour beaucoup dans sa conception de la propagande, mot qu’il souhaite d’ailleurs réhabiliter et dont il regrette le sens péjoratif qu’on lui accorde généralement. Là on rigole franchement !

C’est ce que les américains appellent le spin, c’est-à-dire la manipulation – des nouvelles, des médias, de l’opinion – ainsi que la pratique systématique de l’interprétation et de la présentation partisane des faits. En français, cela s’appelle « les relations publiques ».

Les débuts

La fin du XIXe et le début du XXe siècle est marqué par des crises économiques à répétition (1873, 1893, 1907, 1919 et 1929). La richesse est extrêmement concentrée, les riches prospèrent, les scandales et les fraudes se succèdent, et les gens du peuple souffrent du froid et de la faim quand ils ne meurent pas.

la vie est belle puisqu'on vous le dit !

Il faut trouver de nouveaux moyens de calmer les masses : après avoir essayer les conseillers juridiques sans succès, les compagnies se tournent vers les journalistes : puisque ces derniers écrivent dans les journaux, il connaissent le public et savent communiquer avec lui. Mais les résultats ne sont pas ceux attendus.

La commission Creel

I want you for US Army En 1917, les États-Unis entrent en guerre, mais la population américaine est majoritairement contre. La commission Creel est alors créée, véritable laboratoire de propagande moderne : composée de journalistes, d’intellectuels, de publicistes, son but avoué est de faire changer d’avis l’opinion publique. C’est elle qui entre autres créera le fameux poster « I want you for US Army » clamé par Oncle Sam. C’est un immense succès.

Pourquoi alors ne pas utiliser ce genre de méthode en temps de paix à ceux qui peuvent se le payer ? les entreprises, les politiques ont les moyens de se l’offrir…

Lucky Strike

Son plus grand succès sera celui d’amener les femmes américaines à fumer. En 1929, le président d’American Tobacco décide de s’attaquer au tabou qui interdit aux femmes de fumer en public (ce qui le prive de revenus potentiels). Il embauche Bernays, qui consulte un psychanalyste et apprend que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle. Il ne restait plus qu’à trouver un moyen d’associer la cigarette avec la remise en question de la domination masculine…

Peu de temps après, lors de la célèbre Eastern Parade de New-York, des suffragettes sortent des cigarettes et fument devant photographes et journalistes… prévenus… devinez par qui ?
Ce sont les flambeaux de la liberté (torches of freedom) qu’elles exhibent… Et les ventes de cigarettes vont exploser. On comprend mieux combien le système mis au point par Bernays peut être redoutable !

Il y aura de nombreux autres exemples, comme le concours de sculpture sur barre de savon Ivory de Proctor & Gamble (37 ans de succès !), le petit déjeuner aux œufs et bacon, la tournée des Ballets russes aux États-Unis, etc…

Le gouvernement invisible

A cette époque, les sciences sociales naissent à peine, et les théoriciens que Bernays côtoie pensent que la masse est incapable de juger correctement des affaires publiques et que les individus qui la composent sont inaptes à exercer le rôle de citoyen en puissance qu’une démocratie exige de chacun d’eux.

D’autant que cela rejoint un courant antidémocratique présent dans la pensée politique américaine : le véritable pouvoir, celui que procure la richesse de la nation, doit demeurer entre les mains des êtres les plus capables. Lippmann (un des maîtres à penser de Bernays) déclare :

Il sera nécessaire d’opérer une révolution dans la démocratie, à savoir la manipulation de l’opinion et la « fabrication des consentements ». Le public doit être mis à sa place afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages.

Bernays s’appuyant sur le savoir (psychanalyse, sociologie) observe que d’une part, le groupe n’a pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, et d’autre part, il est motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettent pas d’expliquer.

D’où la question suivante : si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ? :

L’étude systématique de la psychologie des foules a mis au jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des mobiles qui guident l’action humaine dans un groupe.
La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.

Et Baillargeon de souligner :

Il est crucial de rappeler combien ce qui est proposé ici contredit l’idéal démocratique moderne, celui que les Lumières nous ont légué, de rappeler à quel point Bernays, comme l’industrie qu’il a façonnée, doit faire preuve d’une étonnante aptitude à la duplicité mentale pour simultanément proclamer son souci de la vérité et de la libre discussion et accepter que la vérité sera énoncée par un client au début d’une campagne, laquelle devra tout mettre en œuvre – y compris, s’il le faut absolument, la vérité elle-même – pour susciter une adhésion à une thèse ou des comportements chez des gens dont on a postulé par avance qu’ils sont incapables de comprendre réellement ce qui est en jeu et auxquels on se sent donc en droit de servir ce que Platon appelait de « pieux mensonges ».

Les associations

On ne compte plus aujourd’hui le nombre d’organismes créés pour servir d’intermédiaire entre une cause et son public. Ainsi une association luttant pour la défense des sans-abris (Oregonians for Food and Shelter) a pour véritable but de défendre l’utilisation de produits chimiques dans l’agriculture.

Bernays recense ainsi 22 128 publications périodiques aux États-Unis, dont certaines à des tirages importants. Si cela est représentatif des multiples clivages de la société, c’est aussi un canal où circulent des informations, des opinions « faisant autorité ». Le fait d’appartenir ainsi à un groupe rend le lecteur encore plus facilement maléable, et il propagera ces informations à son tour (en plus, cela lui évite de réfléchir par lui-même !).

On voit vite le bénéfice que peut en retirer un bon système de propagande.

Conclusion

On peut facilement imaginer les progrès qui ont été faits depuis près de cent ans dans le domaine de la propagande et de la manipulation, tant dans le domaine économique que politique. Et ce ne sont pas les exemples de propagande, de manipulation de l’opinion publique, ou de plan de communication qui manquent de nos jours !

Par les temps qui courent, il convient donc d’être lucide (voir méfiant), et de ne pas faire l’économie de réfléchir par soi-même (lire le Petit cours d’auto-défense intellectuelle pour se faire une idée).

Ce livre est publié par les éditions ZONES, et est disponible gratuitement en ligne ici. Il y a également une vidéo extraite du documentaire d’Adam Curtis « The century of the self » où l’on voit Bernays… Enfin, un interview de Norman Baillargeon est également disponible racontant l’histoire d’American Tobacco.

Petite biographie

Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud, fut l’un des pères fondateurs des « relations publiques » et mit au point les techniques publicitaires modernes. Au début des années 1950, il orchestra des campagnes de déstabilisation politique en Amérique Latine, qui accompagnèrent notamment le renversement du gouvernement du Guatemala, main dans la main avec la CIA.

3 réflexions sur « Propaganda – Edward Bernays »

  1. Si je comprends bien, il s’agit dans cet article de la psychologie des foules, issue de l’ouvrage de Gustave Le Bon (1841-1931) en 1894, qui se réfère aux phénomènes sociaux dans l’abandon de la conscience individuelle au profit de la conscience collective. Je conseillerais non pas de lire ce livre, que je me suis procuré en français dans une antiquité, donc difficile à obtenir, mais de le connaitre sur Wikipedia qui explique très bien la différence entre lui sur le comportement de foules uniquement spontané suivant un évènement du moment et Sigmund Freud qui parle des hordes réunies autour de leur chef.

    Je noterais au passage le juriste Gabriel Tarde (1843-1904) qui se réfère aux phénomènes d’hypnose sociale pour développer une théorie de l’imitation consacrée à l’analyse des modalités d’influence, de persuasion et d’innovations sociales.

    De plus Georg Simmel (1858-1918), philosophe et sociologue, est celui qui étudiait les phénomènes de société macroscopiques comme conséquence de l’action individuelle, à travers l’analyse microscopique des individus et des situations.

    En somme, avec la fondation de la psychologie sociale à travers eux, cela rejoindrait finalement les différentes méthodes et tactiques employées dans toute une série de procédures, dites d’amorçage, du leurre, du pied-dans-la-porte, du toucher, du pied-dans-la-mémoire ou de vous-êtes-libre pour les principaux à ma connaissance, en vue d’obtenir la « soumission consentie » déjà au niveau individuel, ce qui est tout à fait similaire à « la fabrication des consentements », au niveau de la masse, tout en passant par le fameux paradigme (1964, 1974) de Stanley Milgram (1951,1956), disciple de Solomon Ash, qui démontre justement comment il serait possible de manipuler les gens pour leur faire changer de comportement en les faisant passer du conformisme à l’obéissance.

    Cela s’effectue en outre à travers la publicité et non seulement avec la propagande. Mais rien d’étonnant que les gouvernements à travers toute sorte de politique sont en réalités suivis et assistés par des psychologues afin de mieux manipuler les peuples, mais aussi les médias, qui néanmoins peuvent prendre le pas, aussi bien à l’insu de l’opinion publique, qui a rarement son dernier mot, donc pour tenter ou faire changer de direction au gouvernement dans le sens voulu, comme on le voit actuellement avec le président allemand Wulff qui essuit toutes les reproches de la quasi totalité des journaux et essaie malgré tout de sauver son poste (encore heureux non pas sa peau). C’est en fait du jamais vu outre-rhin, où le « pouvoir démocratique » faisait soi-disant toujours état de modèle démocratique stable avec un moteur économique et commercial pour ses voisins européens. Pire, selon la constitution fédérale allemande, le président allemand a le rôle de veiller et sauvegarder l’intégrité du pouvoir démocratique et du bon déroulement « légal » des institutions ou organes existants.

    En fait ce n’est plus un secret de savoir, que ce sont des firmes commerciales qui gèrent les dossiers au sein du gouvernement, dont les membres à eux seuls seraient incapables de le faire seuls vue la complexité de notre époque au milieu de la globalisation et de l’union européenne en plus. Ainsi les firmes « GmbH » ont le devoir de mettre au point un concept et le gouvernement décide ensuite lequel prendre. En d’autre terme ce n’est plus un gouvernement proprement dit, mais une société commerciale qui siège au gouvernement pour diriger, sans aucun doute tiré par des fils tenus par les américains, évidemment depuis la capitulation du IIIème Reich.

    Mais je citerais en passant plus particulièrement le principe d’amorçage de Robert B. Cialdini (1978) se traduit par la tendance qu’on les sujets à maintenir leur décision alors qu’ils n’ont plus de raisons de le faire. 😉

    En tout cas merci Pascal pour cet article que je trouve intéressant et qui me permet de compléter mon savoir.

  2. Oui, j’avais lu « Soumission à l’autorité » de Stanley Milgram quand j’étais jeune, et cela m’avait marqué : c’est sans doute pour ça que j’ai toujours un peu de mal avec la hiérarchie ! 😉

    Voir le film « I… comme Icare » d’Henri Verneuil (1969) où une scène reprend l’expérience de Milgram. Ce sont les chiffres le plus impressionnant : plus de 60% des gens sont capables d’infliger une décharge potentiellement mortelle à un inconnu simplement parce qu’une personne représentant « l’autorité » le leur demande. Terrifiant (et désespérant) !

  3. Et merci pour Gustave Le Bon, ça a l’air intéressant pour comprendre la psychologie des foules.

    En fait, ce sujet n’est trop abordé dans le livre de Bernays : il se contente de vendre son truc, en se parant de sincérité. C’est pour ça que la préface de Baillargeon est plus intéressante.

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