HADOPI 2 et la neutralité du Net

Conseil Constitutionnel Voilà, c’est fait : jeudi dernier, le Conseil Constitutionnel a validé le projet de loi HADOPI 2, belle récompense à l’obstination du gouvernement, et mauvais signe pour notre démocratie. Est-ce pour autant une victoire pour les artistes ? pas sûr, ils risquent même de ne rien voir changer en ce qui les concerne.

La vraie solution serait plutôt de repenser totalement les droits des artistes sur leurs oeuvres comme par exemple avec la licence Créative et surtout le Mécénat global, idée qui suit son chemin et qui a l’avantage de ne nécessiter aucun contrôle de type DRM ou surveillance du réseau.

Jérémie Zimmermann, porte-parole du collectif citoyen La quadrature du Net, résume ainsi la situation :

C’est un jour bien triste pour les libertés sur Internet en France. Qu’un texte comme l’HADOPI 2 puisse être ainsi validé en dit long sur l’état de nos institutions. Le chemin de croix de l’HADOPI continuera donc pour le gouvernement, qui paiera les conséquences de l’échec inévitable de sa mise en œuvre. Au programme de l’HADOPI, désormais : une note salée pour le contribuable, des condamnations injustes, et la résistance à ces mesures répressives… Les citoyens français n’ont plus qu’à louer des adresses IP dans des pays plus démocratiques.

Benjamin Bayart Il se trouve que le week-end dernier, j’ai écouté une conférence de Benjamin Bayart, expert en télécommunication et président de FDN, dont j’ai déjà parlé dans un article précédent : Internet ou minitel ? La conférence cette fois s’appelle : Qui cherche à contrôler internet ?

Il explique d’une manière limpide que le vrai problème soulevé par Hadopi n’est pas celui de la manière dont les enfants écoutent et partagent de la musique. Beaucoup plus fondamentalement, c’est la liberté d’expression qui est en jeu. Et elle passe par la neutralité du réseau, que certains voudraient bien contrôler. Il aborde aussi la question des droits d’auteur, avec quelques rappels essentiels.

En voilà un résumé. C’est un peu plus long que prévu, mais difficile de s’arrêter au cours de la (passionnante) démonstration… Si vous avez le temps, regardez la vidéo, vous bénéficierez en plus de l’humour à froid de Benjamin Bayart (j’ai tout de même laissé quelques remarques ou exemples de son cru).

Qui contrôle internet ?

Il commence par quelques rappels utiles : le réseau internet est structurellement conçu pour que tout le monde puisse échanger de l’information. Le seul contrôle existant est celui de l’ICANN, société californienne à but non lucratif, très indépendante, chargée de l’attribution des adresse IP et des noms de domaine. C’est donc un contrôle uniquement technique, qui est d’ailleurs très bien fait.

Pour le reste, ce que transporte le réseau importe peu : l’intelligence est dans votre navigateur web, et sur le serveur web que vous visitez; le réseau lui transporte bêtement les messages, et c’est très bien comme ça. Si l’on prend une analogie avec la poste, cette dernière transporte votre message, et vous n’aimeriez pas qu’elle en regarde le contenu.

Autre caractéristique du réseau Internet : il est symétrique. Le serveur web et le navigateur web peuvent changer de rôle à tout moment. N’importe quel abonné en France peut avoir un serveur web chez lui. Il peut donc y exprimer ses propres opinions.

Hadopi

Le principe d’Hadopi, c’était d’empêcher que les enfants, en écoutant de la musique, ne tuent les artistes. On autorisait alors une entreprise privée (les majors) à les dénoncer à une « haute autorité administrative indépendante » (concept très à la mode), qui ira demander au fournisseur d’accès à internet l’identité de l’abonné, et  qui, en cas de récidive, lui coupera l’accès à internet… Un peu comme de priver un enfant de télévision s’il a fait des bêtises… à première vue, cela a l’air frappé au coin du bon sens.

Mais si la première version d’Hadopi s’est fait retoquer par le Conseil Constitutionnel, ce n’est pas sur un point de droit obscur : c’est sur l’article 11 de la déclaration des Droits de l’Homme (1789), définissant la liberté d’expression :

Article 11 – La libre communication des pensées et  des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans cas les déterminés par la loi.

Que s’est-il passé ? comment une chose apparemment pleine de bon sens peut-elle en arriver à enfreindre une liberté fondamentale ?

Internet n’est pas la télé, et en priver d’accès quelqu’un ne peut passer que par un juge.

Le Conseil Constitutionnel a donc changé totalement de registre : peu importe si les enfants écoutent de la musique comme il faut ou pas… Hadopi enfreint une liberté fondamentale.

On en revient à la neutralité du réseau : si je n’ai pas le droit de me faire envoyer par la Poste de la cocaïne par mes amis Colombiens, ce n’est pas à la Poste d’ouvrir ma lettre, elle n’en a pas le droit. L’autorité qui en a le droit, ce sont les Douanes. Autre  exemple avec le téléphone : je n’ai pas le droit d’harceler quelqu’un au téléphone, mais ce n’est pas FT qui le fait respecter, c’est la Police.

Neutralité du réseau

Il est donc primordial pour les libertés individuelles que le réseau reste neutre. Les opérateurs internet (société privées) sont d’accord pour que leurs réseaux communiquent de la même manière, en respectant les normes définies par l’IRCANN. Autrement dit, le réseau ne doit s’occuper que de transporter les messages, et surtout pas d’autre chose.

Vouloir un internet qui n’est plus neutre (qui n’est plus bête), c’est ne plus vouloir internet. Supposer que l’on va régler un problème, quel qu’il soit, en le faisant au niveau du réseau, c’est  commettre une erreur. Exemple typique : supposer que ce soit l’opérateur réseau qui va régler le problème est une erreur. Le métier de l’opérateur réseau est de transporter des messages.

La neutralité du réseau est-elle une liberté fondamentale ? basiquement non, par contre la liberté d’expression oui. Et si le réseau n’est pas neutre, on se retrouve avec un accès restreint, ce qui est une atteinte aux libertés fondamentales.

Enfin, si le réseau n’est plus neutre, on ne peut plus avoir confiance dans l’information que l’on reçoit.

Libre concurrence

C’est la liberté de choix : je peux acheter un ordinateur de la marque que je veux, avec le système d’exploitation que je veux, choisir mon opérateur, et il se trouve que tout cela se connectera au même internet. C’est fondamental. Si comme le dit la publicité Orange : « Il y a Internet et Internet… » et bien ce n’est pas Internet. C’est très simple, il n’y a pas liberté et liberté, il y a liberté et tout le reste. D’ailleurs ce que Orange considère comme une amélioration (pour vous le vendre, il faut que ce soit mieux, forcément), ce n’est pas internet, c’est la télé.

La libre concurrence, c’est aussi pouvoir changer d’opérateur quand je le souhaite, et pouvoir choisir librement les services auxquels j’ai accès. Si je préfère DailyMotion à Youtube, c’est mon droit. Si Orange passe un accord d’exclusivité avec Youtube, l’abonné Orange aura des problèmes pour aller poster ses vidéos sur DailyMotion, ça ne va pas marcher. La non-neutralité du réseau est une entrave à la concurrence, c’est en fait un moyen de faire levier pour étendre une position dominante.

C’est aussi un moyen de limiter les nouveaux entrants : si les différents fournisseurs de tel service ont signé des accords avec les plus gros opérateurs de la planète pour que leur service soit mieux transporté, mieux géré, quelqu’un arrivant avec un service concurrentiel, s’il est tout petit économiquement, ne pourra pas négocier ce genre d’accords. Son service sera moins bien transporté, et il ne pourra pas vraiment exister.

Il n’y a pas si longtemps, cinq gus dans un garage ont bouleversé le monde du moteur de recherche, à l’époque tenu par Altavista. Google est devenu leader en deux ou trois ans, juste parce que leur service était meilleur. C’est encore possible aujourd’hui, si un meilleur moteur de recherche apparait, il peut prendre la première place en quelques années. Si le réseau n’est pas neutre, cela n’est plus possible.

La vie privée

Enfin,  concernant la vie privée, si le réseau me ment, et que je publie mes photos de vacances en cochant toutes les cases pour les garder privées… si cela se trouve, quelqu’un d’autre peut y avoir accès sans que je le sache. Si je ne peux avoir confiance dans le réseau, je ne peux plus savoir si ma correspondance est privée ou non.

Un principe

La neutralité du réseau n’est pas une liberté fondamentale : c’est un principe. Un peu comme la séparation des pouvoirs : la séparation des pouvoirs en soi n’est pas une liberté, c’est un principe. Et sur ce principe sont adossées un certain nombre de libertés; de la même manière, sur le principe de la neutralité du réseau sont adossées des libertés fondamentales, comme la liberté d’expression.

Ce n’est pas surprenant que tous les pays où internet est filtré sont tous des pays non démocratiques : la Chine, l’Iran… la  France… [éclat de rire dans la salle]… ben oui, la France, parce que Hadopi article 10, c’est le filtrage du réseau. Le Conseil Constitutionnel l’a rendu inapplicable, fort heureusement, mais les sujets sur lesquels on se bat avec Hadopi, ce n’est pas de télécharger de la musique… ça c’était le fantasme du gouvernement. Le vrai sujet, c’est l’atteinte aux libertés fondamentales.

Il y a un lien direct entre l’invention de l’imprimerie, qui a permit la diffusion de la connaissance, amenant le siècle des Lumières, puis la naissance des démocraties modernes, la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse. Le parallèle avec la révolution numérique est facile à faire.

Le droit d’auteur

Qui cherche donc à contrôler internet ? En grande partie les industries obsolètes. et pour celles-ci, la grande question est celle des droits d’auteurs.

Le droit d’auteur procède d’une oeuvre de l’esprit. C’est assez immatériel… puis on la met sur un support, et on en fait commerce. On voit bien que celui qui fait du business, ce n’est pas l’artiste, qui ne touche qu’un pourcentage.

A l’origine, c’était pour protéger les dramaturges contre les comédiens : des comédiens jouant une pièce n’ont à priori aucune envie de rétribuer l’auteur. Cela sert aussi à protéger un écrivain des libraires. Le libraire, une fois qu’il a imprimé les livres, n’a aucune raison particulière de rémunérer l’auteur, qui n’a rien imprimé.

Les droits d’auteur n’ont jamais été pensés pour protéger l’artiste contre son public. mais pour protéger l’artiste des sociétés qui font commerce de son oeuvre.

Économie de la rareté

On parle d’oeuvres de l’esprit, donc à priori immatérielles. Il y a quarante ans, la seule manière de diffuser un livre était de le matérialiser sous forme « de papier de bois d’arbres ». Cela coûtait cher à fabriquer, à transporter, à stocker; c’était une économie matérielle, une économie de la rareté.

L’économie de la rareté, c’est : Si je vous vend mon ordinateur, je n’ai plus d’ordinateur. L’économie d’abondance, c’est que si je vous donne le bonjour, je ne l’ai pas perdu. La première est une économie matérielle, la seconde est l’économie du savoir. C’est très important à comprendre. Un professeur, quand il a fini son cours, n’a pas vendu son savoir puisqu’il l’a encore. Il est peut-être plus fatigué qu’au début (déprimé aussi parfois), mais pas plus ignorant.

Sur Internet, le coût marginal de production d’un exemplaire supplémentaire est nul : en toute logique, n’importe quel économiste qui a compris la loi de l’offre et de la demande, que l’offre est illimitée puisque le réseau ne s’arrête pas, et que la demande est forcément limitée parce que l’homme ne peut pas écouter plus de 18h de musique par jour… alors le prix de vente, mécaniquement, se doit d’être nul. Et donc le pourcentage…

Si l’on essaie d’appliquer les règles d’une économie de la rareté à une économie d’abondance, cela ne marche pas.

Il faut donc réfléchir les droits d’auteurs différemment.

Qui cherche donc à contrôler internet ?

Qui était concerné par l’imprimerie ? tous ces pauvres moines copistes mis au chômage. Qui est concerné par l’arrivée d’internet et le fait que l’on n’ait plus besoin de support matériel pour échanger des oeuvres ? Les moins copistes de DVD…

Qui d’autre est concerné parcette révolution numérique ? la presse. Ce qui coûte le plus cher dans un quotidien, c’est le papier. Si le papier disparait, quelle est la valeur de l’édition électronique ? Ils ont exactement le même problème.

Ce sont les premiers à devoir y faire face. Il y en aura d’autres, et à chaque fois que ce seront des gens puissants, ils seront agressifs. Vous ne pouvez pas enlever le pain de la bouche à quelqu’un de puissant, et espérer qu’il se laisse faire (même s’il a tort… surtout s’il a tort).

Les industries nouvelles

De grands pouvoirs entraînent de grandes responsabilités
Orange – SFR & Co

Ce seraient plutôt de grands irresponsables ayant de grands pouvoirs… Les tentations : taxer les contenus, taxer les services. Car les services sont très rentables… et comme ils n’arrivent pas fournir les mêmes services, la tentation est de les taxer : « chez moi, Meetic marche mieux si vous avez pris le pack Meetic avec l’option Meetic… c’est 2 € ».

Mais cela se verrait, et le client irait ailleurs, alors on fait différemment : l’opérateur va voir Meetic et lui explique que « mes clients, dont 50% sont célibataires vu qu’ils sont abonnés chez toi… et bien, curieusement, le lien entre ton réseau et mon réseau  n’est pas encore en panne… je suis sûr que tu aimerais qu’il le reste… et moi j’aimerai bien que tu paies le coût d’entretien du lien… euh oui, c’est très cher, il est très fragile, il faut l’entretenir beaucoup ». Et Meetic paiera, si le montant est raisonable.

L’autre solution étant de racheter un concurrent qui marche pas trop mal… et de limiter les accès vers les autres. Exemple, je fourni ma propre plateforme de VOD au prix que je veux bien vous le vendre, et les accès vers les autres plateformes, bizarrement, ça saccade, on perd des morceaux… Ce n’est encore pas trop d’actualité, cela se verrait. Mais il ne faudrait pas que cela devienne autorisé.

Au final, vous pensiez avoir acheté un accès à internet ? vous avez vendu (en les payant) vos habitudes de consommations, ou votre temps de cerveau disponible.

L’idée globale est de restreindre la concurrence. Le jour où vous aurez acheté un ordinateur qui ne se connecte que chez tel opérateur, qui ne vous amènera que vers les vidéos que lui propose… il vous faudra un autre ordinateur pour aller voir les vidéos SFR. C’est ce que Benjamin Bayart appelle la minitélisation du réseau.

La parole publique

Rendez-vous compte, sur Internet, n’importe qui peut dire n’importe quoi
Un député – Assemblée Nationale.

Ainsi se plaignait un député récemment. C’est pourtant plutôt rassurant… et rappelle furieusement l’article 11… Les politiques sont l’autre partie intéressée par le contrôle d’Internet. Le plus bel exemple récent est celui de la Constitution Européenne : le seul débat qui a eu lieu était sur Internet, et très argumenté. La majorité des politiques, de la presse, poussait pour le oui, ayant débatu… entre amis et au nom du peuple.

Avec Internet, vous avez quelque chose à dire, vous n’êtes pas content, vous ouvrez un blog. Vous dépossédez les politiques de la parole, et ils en ont très peur. Idem pour la presse : les rapports les plus fouillés se trouvent sur Internet, faits par des passionnés. Ils sont déstabilisés, et à juste titre. Le principe même de la presse écrite réduisait de fait le nombre de personnes qui pouvaient accéder à la parole publique. Ce temps est dépassé.

Conclusion

Contrôler internet intéresse donc les moines copistes de DVD, des irresponsables ayant de grandes responsabilités, et les détenteurs de la parole publique.

On voit qu’au-delà d’HADOPI, c’est le contrôle du réseau qui est en jeu. Du problème des enfants qui copiaient de la musique, le gouvernement, croyant faire plaisir à des amis en traitant le problème par dessous la jambe, s’est trompé et a tapé dans quelque chose de beaucoup plus épineux.

C’est problament un des enjeux politiques majeurs du XXIe siècle : la question de la liberté d’expression au XXIe siécle se posera sur internet, et uniquement là. Le réseau neutre et ouvert qui permet la démocratie a de très farouches opposants. Si la solution d’un problème se résoud par un filtrage, ce n’est certainement pas la bonne solution, et probablement une atteinte aux libertés individuelles.

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