La montagne de l’Âme – Gao Xingjian

La montagne de l'âme - Gao Xingjian Gao Xingjian est né en 1940 en Chine. Dans les années 80, il s’impose comme écrivain et dramaturge. En 1987, il s’exile en France, victime d’attaques politiques violentes. En 2000, il reçoit le prix Nobel de littérature pour son oeuvre. Il est citoyen français depuis 1997.

Voilà un roman qu’il est difficile de comparer à un autre. Les personnages ne sont définis que par un simple pronom, et l’on se  demande au fil des chapitres s’il s’agit de la même personne ou d’une autre ? Peu importe en fait, l’essentiel est ailleurs. Et comme tout s’emmêle entre rêve et réalité, entre quête intérieure et vie réelle, l’auteur s’en explique quand son personnage rencontre un critique littéraire :

— Quelle que soit la manière dont vous racontez vos histoires, il faut qu’elles possèdent un personnage principal, non ? Un roman doit en tout cas avoir plusieurs personnages principaux, tandis que chez vous ?…
— «Je», «tu », «elle» et «il» dans mon livre ne sont-ils pas des personnages ? demande-t-il.
— Mais ce ne sont que des pronoms personnels. Utiliser différentes approches de description ne dispense pas de faire le portrait des personnages eux-mêmes. Même si vous considérez ces pronoms personnels comme des personnages, votre livre ne comporte aucune figure nette. Et l’on ne peut pas parler de descriptions non plus.
Il dit qu’il ne peint pas de portraits.
— C’est juste, le roman, ce n’est pas la peinture, c’est l’art du langage. Mais croyez-vous que le bavardage de vos personnages entre eux puisse remplacer le fait de les camper solidement ?
Il dit qu’il n’a pas non plus l’intention de camper le caractère de qui que ce soit, il ne sait pas lui-même s’il a un quelconque caractère.

Alors l’histoire… Un homme voyage à travers la Chine, il n’est plus tout jeune, et cherche à rejoindre un lieu mythique : Lingshan, la Montagne de l’Âme… ou est-ce une forêt primordiale où l’homme n’a jamais encore pénétré ? que cherche-t-il vraiment ? l’amour ? le bonheur ? peut-être tout simplement à comprendre ce qu’il est. Et cette quête symbolique se déroule à travers une Chine en post-révolution culturelle, et toujours ancrée dans son passé, empli de légendes et de traditions.

C’est un magnifique roman sur l’existence… L’auteur maîtrise la narration et vous emmène dans ce voyage. Il suffit de prendre le rythme, et de se laisser emporter.

Quelques extraits :

Je dois reconnaître que le regard brillant , plein d’attente, de cette jeune fille, avec son nez retroussé, son haut front, sa petite bouche fine commune à toutes les filles miao, a réveillé en moi une espèce de tendresse douloureuse que j’avais oubliée depuis longtemps; j’ai réalisé que jamais plus je ne ressentirais ce pur amour. Je dois reconnaître que je suis vieux maintenant. Non seulement l’âge et toutes sortes de distances me séparent d’elle, mais même si elle était très proche de moi et même si je pouvais l’entraîner de ma main, le plus grave est que mon coeur est vieux et que je ne peux plus aimer une jeune fille avec fougue, sans penser à rien. Mes relations avec les femmes ont perdu depuis longtemps ce naturel, seul le désir charnel demeure. Même si je recherche le plaisir d’un instant, j’ai peur d’avoir à assumer mes responsabilités. Je ne suis pas un loup, je veux seulement le devenir pour me réfugier dans la nature, mais je n’arrive pas à me débarrasser de mon apparence humaine, je suis une espèce de monstre à peau humaine qui ne trouve nulle part où aller.

Tu lui dis que tu ne regardes que les lignes de la main, pas les visages.
Elle rectifie : regarde mon destin !
C’est une main pleine de force, tu la palpes.
Dis-moi simplement si je ferai des affaires.
Tu dis, tu dis que cette main a beaucoup de caractère.
Dis-moi simplement si je réussirai en affaires.
Tu ne peux que dire que c’est une main très entreprenante, ce qui ne veut pas dire que ses entreprises réussiront.
Qu’est-ce qu’une entreprise, si elle ne réussit pas ? rétorque-t-elle.
Dire que tu feras des affaires peut être aussi une manière d’encouragement.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je veux dire que tu n’as pas d’ambition.
Elle pousse un soupir, ses doigts raides se détendent. Elle reconnait qu’elle n’est pas ambitieuse.
Tu dis qu’elle est une jeune fille obstinée, mais qu’elle manque d’ambition, qu’elle ne veut pas dominer les autres.
Oui, c’est ça, elle se mord les lèvres.
Le travail est souvent inséparable de l’ambition; un homme, si l’on dit qu’il a de l’ambition, ça veut dire qu’il a l’esprit d’entreprise; l’ambition, c’est la base de l’entreprise, l’ambition, c’est pour se distinguer des autres
C’est vrai, dit-elle, elle ne veut pas se distinguer des autres.

Il m’avait raconté comment, réfugié dans la cabine de pilotage, il avait assisté à un carnage pendant la Révolution culturelle. C’étaient bien sûr des hommes que l’on tuait, pas des poissons. Trois par trois, attachés par les poignets à l’aide d’un fil de fer, ils étaient poussés vers le fleuve par des tirs de mitrailleuses. Dès que l’un d’eux était touché, il entraînait les autres dans l’eau et il les avait vus se débattre tels des poissons pris à l’hameçon, avant de dériver au fil du courant comme des chiens crevés. Ce qui est curieux, c’est que plus on tue des hommes, plus ils sont nombreux, alors que les poissons, plus on en pêche, plus ils deviennent rares. Il vaudrait mieux que ce soit le contraire.
Les hommes et les poissons ont ceci en commun que les grands hommes et les grands poissons ont tous disparu. On voit que le monde n’est pas fait pour eux.

Ce chasseur avait été déifié. L’histoire et les rumeurs se mêlaient, une légende populaire était née. La vérité n’existe que dans l’expérience et encore seulement dans l’expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu’elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c’est la vie elle-même. Ce qui est réel, c’est que je suis assis à côté de ce feu, dans cette pièce noircie par la fumée de l’huile, que je vois ces flammes dansant dans ses yeux, ce qui est vrai, c’est moi-même, c’est la sensation fugitive que je viens d’éprouver, impossible à transmettre à autrui. Dehors le brouillard est tombé, les montagnes sombres se sont estompées, le son de la rivière rapide résonne en toi et ça suffit.

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