L’usage du monde – Nicolas Bouvier

L'usage du monde - Nicolas Bouvier Un véritable petit bijou ce livre ! Le récit du voyage, entre Belgrade et le Khyber Pass (montagne entre l’Afghanistan et le sous-continent indien), fait en 1953 par Nicolas Bouvier et un ami peintre Thierry Vernet, à bord d’une petite Fiat 500 Topolino. Un voyage de 2 ans, à travers la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan, cherchant à travailler sur place l’hiver, puis se déplaçant dès que le climat le permet.

Extraordinaire à plus d’un titre, que ce soit le ton du narrateur, sa poésie, son humour, ou simplement dans la description des situations qu’ils ont rencontré. Car il s’agit d’une véritable aventure, non sans danger… imaginez ce qu’un tel trajet pouvait représenter à cette époque… Mais au-delà des savoureuses anecdotes ou d’une réalité parfois difficile, on ressent l’amour qu’éprouve Nicolas Bouvier à découvrir le monde. Il s’en dégage une vraie philosophie de la vie et du voyage :

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.

Sans pour autant manquer d’humour, comme à propos des tchâikhanes (les caravansérails, sortes d’auberges) fréquentées au fil de la route, et citant un poème de Hâfiz :

… Si le mystique ignore encore le secret de ce Monde, je me demande de qui le cabaretier peut bien l’avoir appris…

Nicolas Bouvier (1929-1998) est un écrivain, photographe et voyageur suisse. Ce livre a été publié en 1963, et ne fût reconnu que tardivement. On peut toutefois trouver sur le site de la TSR (Télévision Suisse Romande) un interview de lui lors de la sortie de son livre ici.

Voilà d’autres extraits du roman pour vous mettre l’eau à la bouche.

Sur le voyageur :

A mon retour, il s’est trouvé beaucoup de gens qui n’étaient pas partis, pour me dire qu’avec un peu de fantaisie et de concentration ils voyageaient tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise. Je les crois volontiers. Ce sont des forts. Pas moi. J’ai trop besoin de cet appoint concret qu’est le déplacement dans l’espace. Heureusement d’ailleurs que le monde s’étend pour les faibles et les supporte, et quand le monde, comme certains soirs sur la route de Macédoine, c’est la lune à main gauche, les flots argentés de la Morava à main droite, et la perspective d’aller chercher derrière l’horizon un village où vivre les trois prochaines semaines, je suis bien aise de ne pouvoir m’en passer.

Sur la compréhension de l’autre :

Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les hauts-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un oeil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce que l’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, « au second degré ». Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.

Problème linguistique en Macédoine :

Le dialecte macédonien comprend des mots grecs, bulgares, serbes, turcs, sans compter les vocables locaux. Le débit est plus rapide qu’en serbe, l’interlocuteur moins patient; c’est dire que les quelques phrases apprises à Belgrade ne nous mènent pas loin. Quand le fabricant de cercueils demande l’heure à Thierry, c’est chaque fois pareil; l’un fait signe qu’il ne peut pas la dire et montre le cadran; l’autre, qu’il ne peut pas la lire. Pour les impossibilités au moins, il y a toujours moyen de s’entendre.

Sur l’Islam, à Tabriz (Iran), un prêtre français lui explique :

L’islam ici, le vrai ? c’est bien fini… plus que du fanatisme, de l’hystérie, de la souffrance qui ressort. Ils sont toujours là pour vociférer en suivant leurs bannières noires, mettre à sac une ou deux boutiques, ou se mutiler dans des transports sacrés, le jour anniversaire de la mort des Imam… Plus beaucoup d’éthique dans tout cela; quant à la doctrine, n’en parlons pas ! J’ai connu quelques véritables musulmans ici, des gens bien remarquables… mais ils sont tous morts, ou partis. A présent… Le fanatisme, voyez-vous, reprit-il, c’est la dernière révolte du pauvre, la seule qu’on n’ose lui refuser. Elle le fait brailler le dimanche mais baster la semaine, et il y a ici des gens qui s’en arrangent. Bien des choses iraient mieux s’il y avait moins de ventres creux.

Sur la première étape en Iran :

« Première étape : petite étape », disent les caravaniers persans qui savent bien que, le soir du départ, chacun s’aperçoit qu’il a oublié quelque chose à la maison. D’ordinaire, on ne fait qu’un pharsar (6 km). Il faut que les étourdis puissent encore aller et revenir avant le lever du soleil. Cette part faite à la distraction m’est une raison de plus d’aimer la Perse. Je ne crois pas qu’il existe dans ce pays une seule disposition pratique qui néglige l’irréductible imperfection de l’homme.

Sur la peur en voyage :

Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain que l’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontrer en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.
On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entre dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le coeur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber.

La peur à Ispahan :

Hier soir promenade le long du fleuve. […] Et dans la nature, exactement cette même intimité molle et dangereuse qu’on trouve parfois, les nuits d’été, aux abords d’Arles ou d’Avignon. Mais une Provence sans vin, ni vantardises ni voix de femmes ; en somme, sans ces obstacles ou ce fracas qui d’ordinaire nous isole de la mort. Je ne m’étais pas plutôt dit cela que j’ai commencé à la sentir partout, la mort : les regards qu’on croisait, l’odeur sombre d’un troupeau de buffles, les chambres éclairées béant sur la rivière, les hautes colonnes de moustiques. Elle gagnait sur moi à toute allure. Ce voyage ? un gâchis… un échec. On voyage, on est libre, on va vers l’Inde… et après ? J’avais beau me répéter : Ispahan; pas d’Ispahan qui tienne. Cette ville impalpable, ce fleuve qui n’aboutit nulle part étaient d’ailleurs peu propres à vous asseoir dans le sentiment du réel. Tout n’était plus qu’effondrement, refus, absence. A un tournant de la berge, le malaise est devenu si fort qu’il a fallu faire demi-tour. Thierry non plus n’en menait pas large – pris à partie lui aussi. Je ne lui avais pourtant rien dit. Nous sommes rentrés au pas de course.
Curieux, comme d’un coup le monde s’abîme et se défile. Peut-être le manque de sommeil ? ou l’effet des vaccins que nous avions refaits la veille ? ou les Djinns qui – dit-on – vous attaquent, le soir, lorsqu’on longe un cours d’eau sans prononcer le nom d’Allah ? Moi, je mis plutôt ceci : des paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous.

Et cette magnifique conclusion à la fin du livre, alors qu’il contemple le « Khyber Pass », qu’il s’apprête à franchir pour passer de l’Afghanistan au sous-continent indien :

Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.

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