Tristes tropiques – Claude Lévi-Strauss

Tristes tropiques - Claude Lévi-Strauss Voilà un livre dont tout le monde a entendu parler, d’autant que nous fêtions l’année dernière le centenaire de son auteur, Claude Lévi-Strauss. Mais combien l’ont-ils lu ? j’étais surpris de constater que ni la libraire ni son employé ne l’avaient lu.

J’appréhendais en emmenant ce livre en voyage qu’il ne soit trop difficile à lire, qu’il faille des connaissances sérieuses en ethnologie pour le comprendre, etc…

Je fus vite rassuré. C’est d’abord remarquablement écrit, jusque dans le rythme et la construction des phrases… puis les idées évoquées sont d’une réelle richesse. Ce livre ayant été écrit en 1954-1955, certaines réflexions souffrent d’un léger anachronisme, mais elles relèvent de l’exception : le monde a peu changé depuis, ou plutôt ce que les hommes en font.

La première phrase du livre est :

Je hais les voyages et les explorateurs.

Et pourtant, Claude Lévi-Strauss (CLS) a beaucoup voyagé et exploré, dans des conditions très précaires et parfois au péril de sa vie… Du Brésil à l’Inde, il nous fera partager ses réflexions, à la fois d’ethnologue mais aussi de philosophe puisque c’est sa formation de départ. CLS s’interroge sur notre civilisation et les rapports qu’elle entretient aux autres cultures.

Il rappelle par exemple une chose toute bête : quand une route a été construite, notre civilisation peut réellement arriver et tout changer très vite. Je lisais ce livre au Cambodge, où précisément le pays en est à cette étape : partout de nouvelles routes sont tracées, à grands renforts d’engins de BTP monstrueux, et construites par les chinois (en échange de quel accord économique ? quelle matière première sera pillée ?). Si les Cambodgiens restent à ce jour plus attirés par le hamac que par leur réussite personnelle, s’ils se projettent peu dans l’avenir… combien de temps résisteront-ils ? Cela amène forcément à des réflexions sur le tourisme et ses effets dévastateurs, et donne du sens à cette première phrase du livre.

Sa conclusion est très belle, presque poétique (voir le dernier extrait en fin d’article), il y reprend l’idée de Rousseau (également citée) :

Trouver un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre.

Voilà quelques extraits choisis pour vous faire une idée.

Les débuts

CLS se remémore d’abord ses débuts, et son premier voyage au Brésil. Une histoire rapide de la conquête du Brésil, de sa géographie, du massacre des indiens, ou de comment il est devenu ethnologue. C’est très intéressant, facile à lire, et bourré d’anecdotes.

C’est l’ambassadeur du Brésil qui parle :

Des indiens ? Hélas, mon cher Monsieur, mais voici des lustres qu’ils ont tous disparus. Oh, c’est là une page bien triste , bien honteuse, dans l’histoire de mon pays. Mais les colons portugais du XVIe siècle étaient des hommes avides et brutaux. Comment leur reprocher d’avoir participé à la rudesse générale des moeurs ? Ils se saisissaient des Indiens, les attachaient à la bouche des canons et les déchiquetaient vivants à coups de boulets. C’est ainsi qu’on les a eu, jusqu’au dernier. Vous allez, comme sociologue, découvrir au Brésil des choses passionnantes, mais les Indiens, ny songez plus, vous n’en trouverez pas un seul…

CLS :

Pourtant, chez Louis de Souza-Dantas, l’ascendance indienne n’était pas douteuse et il eût pu aisément s’en glorifier. Mais, Brésilien d’exportation qui avait depuis l’adolescence adopté la France, il avait perdu jusqu’à la connaissance de l’état réel de son pays, à quoi s’était substitué dans sa mémoire une sorte de poncif officiel et distingué. Dans la mesure où certains souvenirs lui étaient restés, il préférait aussi, j’imagine, ternir les Brésiliens du XVIe siècle pour détourner l’attention du passe-temps favori qui avait été celui des hommes de la génération de ses parents, et même encore du temps de sa jeunesse : à savoir, recueillir dans les hôpitaux les vêtements infectés des victimes de la variole, pour aller les accrocher avec d’autres présents le long des sentiers encore fréquentés par les tribus.

Lors de sa préparation d’une agrégation de philosophie :

Là, j’ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question, à introduire la première par les justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d’une même réalité : forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence ou existence, etc. Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion; les assonances entre les termes, les homophonies et les ambiguïtés fournissant progressivement la matière de ces coups de théâtre spéculatifs à l’ingéniosité desquels se reconnaissent les bons travaux philosophiques.

Lors d’un passage dans un hôtel  de Karachi :

Et mon souvenir franchit aussitôt trois mille kilomètres, pour juxtaposer à cette image une autre recueillie au temple de la déesse Kali, le plus ancien et vénéré sanctuaire de Calcutta. Là, près d’une mare croupissante et dans cette atmosphère de cour des miracles et d’âpre exploitation commerciale où se déroule la vie religieuse populaire de l’Inde, près des bazars regorgeant de chromolithographies pieuses et de divinités en plâtre peint, s’élève le moderne caravansérail construit par les entrepreneurs du culte pour loger les pèlerins : c’est le rest-house, longue halle de ciment divisée en deux corps, un pour les hommes, l’autre pour les femmes, et le long desquels courent des entablements, eux aussi de ciment nu, destinés à servir de lits; on me fait admirer les rigoles d’écoulement et les prises d’eau : dès que la cargaison humaine s’est éveillée et qu’on l’a envoyée se prosterner, implorant la guérison de ses chancres et de ses ulcères, de ses suintements et de ses plaies, on lave tout à grande eau avec des lances, et les étals rafraîchis sont prêts à recevoir un nouvel arrivage ; jamais, sans doute – sauf dans les camps de concentration – on n’a confondu à tel point des humains avec de la viande de boucherie.

Les Indiens

Puis vient la narration des rencontres avec les tribus. Cette partie est un peu plus spécifique, mais reste très intéressante. Il y  décrit leur organisation sociale, l’art des peintures faciales, etc…Bonne nouvelle, les Indiens picolent aussi, ici de la pinga, c’est-à-dire de l’alcool de canne :

C’était bien une de ces « solennelles beuveries » déjà décrites par les auteurs du XVIIIe siècle, où les chefs siégeaient selon leur rang, servis par des écuyers, tandis que les hérauts énuméraient les titres du buveur et récitaient ses hauts faits. Les Caduveo réagissent curieusement à la boisson : après une période d’excitation, ils tombent dans un morne silence, puis ils se mettent à sangloter. Deux hommes moins ivres prennent alors les bras du désespéré et le promènent de long en large, en lui murmurant des paroles de consolation et d’affection jusqu’à ce qu’il se décide à vomir. Ensuite, tous les trois retournent à leur place où la beuverie continue.

On voit des scènes assez semblables en Bretagne, les larmes en moins … 😉 A propos de l’écriture et des civilisations, CLS émet l’hypothèse suivante, pour le moins originale :

Il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement. L’emploi de l’écriture a des fins désintéressées, en vue d’en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre. […] Si l’écriture n’a pas suffi à consolider les connaissances, elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations. Regardons plus près de nous : l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi.

Conclusion

Dans les derniers chapitres, CLS revient à des considérations plus globales sur les sociétés humaines. Comment juger une société avec des valeurs qui lui sont étrangères (puisque issues d’une autre culture) ? Il y défend énergiquement Rousseau, le plus ethnographe des philosophes. Il aborde également le monde musulman sous un angle particulièrement intéressant.

A propos de la police et de la justice :

Considérons les Indiens d’Amérique du Nord […] qui offrent un des rares exemples de peuple primitif doté d’une police organisée. Cette police (qui était aussi un corps de justice) n’aurait jamais conçu que le châtiment du coupable dût se traduire par une rupture des liens sociaux. Si un indigène avait contrevenu aux lois de la tribu, il était puni par la destruction de tous ses biens : tente et chevaux. Mais du même coup, la police contractait une dette à son égard; il lui incombait d’organiser la réparation collective du dommage dont le coupable avait été, par son châtiment, la victime. Cette réparation faisait de ce dernier l’obligé du groupe, auquel il devait marquer sa reconnaissance par des cadeaux que la collectivité entière – et la police elle-même – l’aidait à rassembler, ce qui inversait à nouveau les rapports; et ainsi de suite, jusqu’à ce que, au terme de toute une série de cadeaux et de contre-cadeaux, le désordre antérieur fût progressivement amorti et que l’ordre initial eût été restauré. Non seulement de tels usages sont plus humains que les nôtres, mais ils sont aussi plus cohérents, même en formulant le problème dans les termes de notre moderne psychologie : en bonne logique, « l’infantilisation » du coupable impliquée par la notion de punition exige qu’on lui reconnaisse un droit corrélatif à une gratification, sans laquelle la démarche première perd son efficacité, si même elle n’entraîne pas des résultats inverses de ceux qu’on espérait. Le comble de l’absurdité étant, à notre manière, de traiter simultanément le coupable comme un enfant pour nous autoriser à le punir, et comme un adulte afin de lui refuser la consolation; et de croire que nous avons accompli un grand progrès spirituel parce que […] nous préférons les mutiler physiquement et moralement.

A propos de Rousseau :

Rousseau, tant décrié, plus mal connu qu’il ne le fût jamais, en butte à l’accusation ridicule qui lui attribue une glorification de l’état de nature – où l’on peut voir l’erreur de Diderot, mais non pas la sienne -, car il a dit exactement le contraire et reste le seul à montrer comment sortir de nos contradictions où nous errons à la traîne de ses adversaires. […] Jamais Rousseau n’a commis l’erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l’homme naturel. Il ne risque pas de mêler l’état de nature et l’état de société; il sait que ce dernier est inhérent à l’homme, mais il entraîne des maux : la seule question est de savoir si ces maux sont inhérents à l’état. Derrière les abus et les crimes, on recherchera donc la base inébranlable de la société humaine. […] Rousseau avait sans doute raison de croire qu’il eût, pour notre bonheur, mieux valu que l’humanité tînt « un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre »; que cet état était « le meilleur à l’homme » et que, pour l’en sortir, il a fallu « quelque funeste hasard » où l’on peut reconnaître ce phénomène doublement exceptionnel – parce qu’unique et parce que tardif – qui a consisté dans l’avènement de la civilisation mécanique.

A propos de l’Islam et de la tolérance :

Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à ses formes mineures : parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact avec des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.
Plutôt que de parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation, et l’admission de la pluralité des fois religieuses. […] Comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité, tolérance; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer.

A propos de la burkha :

Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple,  voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi que l’on en arrive au burkha moderne, semblable à un appareil orthopédique avec sa coupe compliquée, ses guichets en passementerie pour la vision, ses boutons-pressions et ses cordonnets, le lourd tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux contours du corps humain tout en le dissimulant aussi complètement que possible. Mais, de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il suffira que l’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmenterez plus encore. Une franche conversation avec de jeunes musulmans enseigne deux choses : d’abord, ils sont obsédés par le problème de la virginité prénuptiale et de la fidélité ultérieure; ensuite que le purdha, c’est-à-dire la ségrégation des femmes, fait en un sens obstacle aux intrigues amoureuses, mais les favorise sur un autre plan : par l’attribution aux femmes d’un monde propre, dont elles sont seules à connaître les détours. Cambrioleurs de harems quand ils sont jeunes, ils ont de bonne raisons pour s’en faire les gardiens une fois mariés.

Et pour finir, le dernier paragraphe du livre :

Pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur; tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible – demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l’homme  l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son oeuvre en même temps qu’il clôt sa prison; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste – adieu sauvages! adieu voyages! – pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos oeuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis; ou dans le clin d’oeil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat.

Un excellent bouquin donc, à lire et déguster pleinement.

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